Remerciements Je dois à madame Béatrice Sokoloff, professeure titulaire à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal, l'initiative de ce projet de livre et ses encouragements à le mener à bien. Le manuscrit repose sur les recherches qui ont servi à trois chapitres d'une thèse de doctorat présentée à l'Université Laval en 1994 et dans laquelle j'ai dû replonger. Ces études avaient bénéficié d'une bourse du Conseil de recherches en sciences humaines. Elles ont été menées sous la direction de Claude Bergeron que je remercie à nouveau. Quant à la présente publication, elle bénéficie d'une bourse du Programme d'aide à l'édition savante de la Fédération canadienne des sciences humaines et sociales. Les recherches ont nécessité la consultation de plusieurs fonds d'archives parmi lesquels je dois souligner le Centre Canadien d'Architecture qui m'a donné accès au fonds Ross et Macdonald afin de procéder à son dépouillement. L'importance de cette institution dans l'avancement de la connaissance sur l'architecture canadienne est inestimable. Son personnel affable mérite d'être remercié, en particulier monsieur David Rosé qui a indexé le fonds Ross et Macdonald et qui a eu la générosité de me fournir de précieuses informations alors qu'il faisait lui-même un mémoire de maîtrise sur les hôtels de ces architectes. Le personnel des Archives publiques de l'Ontario où est conservé le fonds de la compagnie Eaton a lui aussi fait montre d'une aimable attention. Quelques mois avant que la compagnie Eaton ne soit démantelée par une faillite, la direction du magasin du centre-ville de Montréal m'a autorisé à photogra- phier son restaurant du 9e, comme on l'appelait familièrement. Les événements qui ont suivi donnent une saveur particulière à ce privilège. Devant le danger d'une éventuelle démolition, il est heureux que le ministère de la Culture et des Commu- nications du Québec ait procédé au classement de ce lieu comme monument histo- rique. Pour les visites de leurs édifices et pour les photographies qui ont été gracieu- sement offertes, je suis également redevable aux hôtels Macdonald à Edmonton et Royal York à Toronto, qui font partie tous deux du réseau du Canadien Pacifique, et aux hôtels Fort Garry à Winnipeg et Saskatchewan à Regina. Enfin, une recherche comme celle-ci a beau se faire dans une relative solitude, l'aide et l'encouragement des parents et amis font toute la différence. Je les remercie tous, sachant qu'ils sauront se reconnaître mais je m'en voudrais de ne pas nommer Marthe Aikman, Manon Guité et René Tirol, trois personnes dont le soutien indéfectible m'a été des plus précieux. Sigles AAPQ Association des architectes de la province de Québec ACP Archives du Canadien Pacifique AF The Architectural Forum ANC Archives nationales du Canada ANQ Archives nationales du Québec ANQM Archives nationales du Québec à Montréal APO Archives publiques de l'Ontario AR The Architectural Record CCA Centre Canadien d'Architecture Œ The Canadian Engineer CN Canadien National CP Canadien Pacifique («Canadian Pacific Railway») CR The Contract Record CRER The Contract Record and Engineering Review CRMW Canadian Railway and Marine Word GTR Grand Trunk Railways GTP Grand Tronc Pacifique (Grand Trunk Pacific Railways) IRAC Institut royal d'architecture du Canada JRAIC Journal of thé Royal Architectural Institute of Canada MBAM Musée des beaux-arts de Montréal MIT Massachusetts Institute of Technology A/I5 W Marine and Shipping World OAQ Ordre des architectes du Québec RIBA Royal Institute of British Architects RMW The Railway and Marine World SÉAC Société pour l'étude de l'architecture au Canada Introduction Au Québec comme ailleurs, l'histoire de la modernité en art et en architecture a souvent obéi à une vision manichéenne qui oppose l'inertie des conventions à une liberté créatrice qui doit refléter le temps présent. D'apparence quasi mythique, cette lutte contre une tyrannie du passé comporte une part de vérité et une part de masque. La vérité, c'est qu'il est indéniable qu'après la Deuxième Guerre mondiale, le désir d'être et de paraître moderne, autrement dit le modernisme, a été fécond et a suscité des œuvres extraordinaires. A Montréal, des lieux comme la Place Ville- Marie, la Place Bonaventure, les stations de métro et l'ancien pavillon des États-Unis (l'actuelle Biosphère), pour n'en nommer que quelques-uns, ont chamboulé les idées reçues et sont devenus des icônes de la modernité. Le masque, c'est que la rupture, par définition, exclut. En effet, le discours moderniste, avec son désir de faire neuf, tend à s'approprier en entier le concept de modernité. Ainsi, on a laissé dans l'ombre l'inventivité des architectes victoriens du xixe siècle et, ce qui concerne de plus près la présente étude, le professionnalisme des architectes des premières décennies du xxe. Les uns et les autres avaient beau s'inspirer des styles du passé, cela ne les empêchait pas d'éprouver, eux aussi, le sentiment d'être moderne, c'est-à-dire de suivre, et peut-être à l'occasion de subir, les progrès de la société industrielle. Pour eux, la modernisation signifiait l'urbanisation, le relativisme des styles, l'apparition de besoins spécifiques à l'essor d'une économie capitaliste, les contraintes et les opportunités des nouvelles technologies en construction, etc. Ces changements prenaient leur plein essor dans les métropoles de telle sorte que celles-ci ont fini par constituer le rêve pour ne pas dire un fantasme, auquel les grandes villes devaient aspirer. C'est à ce modernisme naissant et vacillant que cette étude sur les grands immeubles convie. Elle rejoint à plusieurs égards un courant historiographique qui tend désormais à relever des traces de modernité dans des faits de culture qui ne se réclamaient pas d'une esthétique radicalement nouvelle1. Au cours des quatre premières décennies du xxe siècle, le gigantisme architectural, dont le gratte-ciel fait partie, est au cœur de la transformation des grandes villes industrielles. On sait que, du point de vue de la technologie, le gratte-ciel, apparu à la fin du xixe siècle aux États-Unis, est la résultante de deux innovations complémen- taires: l'ascenseur et la charpente métallique. La première permet de dépasser la contrainte naturelle de l'ascension à pied, généralement fixée à un maximum de six Ross et Macdonald. Architects' Building, Montréal, 1929-1954. Démoli. lINTRODUCTION 11 Perspective reproduite de JRAIC, juillet 1950. étages2. La seconde abolit le problème du poids et de la massivité des structures en maçonnerie. À cet égard, le fait que les murs extérieurs ne soient plus porteurs, mais portés par la structure d'acier de telle sorte qu'ils ne conservent qu'une fonction de parement ou d'écran a constitué un tournant décisif. Ces murs-rideaux peuvent être minces et légers et, comme on s'en étonnait encore dans les années 1920, érigés à partir de n'importe quel étage et non plus nécessairement à partir du sol3. Indépendamment des considérations techniques, le gratte-ciel est le fruit de la spéculation qui a suivi l'urbanisation rapide des villes industrielles: le sol et l'architecture sont désormais vus comme sources de profit. Dans ce contexte, le gratte-ciel a constitué, en termes d'espace, d'infrastructure et d'image, une réponse aux attentes des promoteurs immobiliers dans le secteur tertiaire. Si Chicago et New York ont particulièrement contribué à son évolution, l'édifice en hauteur s'est répandu à un point tel qu'il a transformé la physionomie du quartier central de la plupart des villes nord-américaines. Cette architecture s'inscrivait parfaitement dans les audacieuses explorations du victorien tardif. Mais après une période d'enthousiasme et de fascination, la course à la hauteur a été freinée, et les mots gratte-ciel ou tour, qui suggèrent des volumes élancés, ne s'appliquent qu'à quelques cas. Il vaut mieux alors parler de gigantisme ou de grands immeubles. C'est qu'au tournant du xxe siècle, un vent de réforme politique et idéologique a soufflé sur l'Amérique et entraîné dans son sillage la question urbaine. En architecture, un discours sur le beau, fondé sur les préceptes de l'Ecole des beaux-arts de Paris, a remplacé le modèle victorien. Un grand nombre d'architectes ont suivi ce mouvement de retour à l'académisme, c'est-à-dire à la discipline, aux règles et à la normalisation des compositions. On cherchait ainsi à mettre fin à l'éclectisme parfois farfelu du victorien tardif, mais du même coup, on écartait des pistes innovatrices en émergence, comme l'Art nouveau et l'école de Chicago, en particulier l'œuvre de Louis H. Sullivan. C'est ce qui explique que ce courant académique ait longtemps été perçu par les historiens comme un conser- vatisme mal venu. Encore aujourd'hui, ceux pour qui l'évolution de l'architecture est le combat du modernisme contre toute forme d'inertie sont désarmés par la répé- tition des solutions de design qui caractérisent la période. La production du début du xxe siècle ne peut les amener qu'à conclure au vide créatif et surtout à une inadé- quation dans l'expression d'une quelconque modernité. La révision critique récente, généralement moins attachée au seul modernisme, est plus nuancée. Mais on retient surtout les édifices institutionnels traités de manière monumentale, et auxquels on reconnaît aisément une qualité de planification et d'exécution digne du professionnalisme dont les architectes se réclamaient. Pour ce qui est de l'architecture du secteur tertiaire qui nous intéresse ici, elle n'a pas échappé à cette discipline de la règle et de l'imitation. Sans ignorer les besoins nouveaux que les grands immeubles d'affaires satisfont et leur importance dans l'environnement urbain, les architectes les considéraient souvent comme une quantité négligeable du point de vue artistique, comme un pis-aller, car à leurs yeux, seule la commande publique était suffisamment prestigieuse pour permettre la pleine expres- sion de leur art. Une fois l'enthousiasme de la nouveauté passé, c'est en regard de cette contradiction fondamentale entre la soi-disant intemporalité des règles acadé- 12 LE FANTASME METROPOLITAIN miques et la rapidité des bouleversements de la société industrielle que les immeubles d'affaires seront réalisés au début de ce siècle. Dans ce contexte, ils ne méritent pas tous les reproches qu'on leur a faits. Pour le démontrer, nous analyserons l'ensemble de la question, de sa dimension urbanistique jusqu'à la planification intérieure. Outre un premier chapitre qui donne des indications sur cette perception de la ville en ce début de siècle et sur le débat concernant la conquête de la hauteur, trois types architecturaux seront abordés : les édifices à bureaux, qui sont les plus répandus mais aussi les plus typés; les grands magasins, qui permettent de renouveler le commerce ; et les hôtels, qui sont les plus complexes des grands édifices. Cependant, pour éviter de nous éparpiller dans des critères de classification toujours discutables, nous allons privilégier l'étude de cas, plutôt que l'inventaire et le répertoire. Nous pourrons ainsi nous concentrer tant sur l'extérieur, que sur l'intérieur des édifices. Pour cela, nous avons retenu les œuvres de l'agence Ross et Macdonald, qui fut active de 1913 à 1944, ainsi que celles de Ross et MacFarlane, qui l'a précédé de 1905 à 1912. Compte tenu des objectifs de cette étude, deux de ces architectes, Ross et MacFarlane, ont le mérite d'avoir une formation académique typique de leur génération et les trois se sont spécialisés dans les immeubles d'affaires. Pour ce qui est de la formation, avec la valorisation de l'académisme au tournant du siècle, le curriculum idéal d'un architecte canadien ne pouvait plus contenir, comme autrefois, qu'un simple apprentissage auprès d'un praticien. Il devait inclure des études univer- sitaires, de préférence aux États-Unis. Un voyage en Europe était vu comme un complément utile qui permettait de se familiariser avec les vénérables modèles du passé, tandis que l'École des beaux-arts était devenue un lieu de pèlerinage pour la jeune génération américaine. C'est exactement le parcours qu'a suivi George Allen Ross (1878-1946). En 1902, il a complété un programme d'études de deux ans au lieu de quatre au MIT à Cambridge. Il y a suivi les cours de l'architecte français Constant Désiré Despradelle qui s'inspirait de ses propres études à la célèbre école pari- sienne4. Ross a par la suite fait un stage chez Parker et Thomas à Boston, puis un autre chez les renommés Carrère et Hastings à New York, ce qui lui a permis de se familiariser avec la pratique dans de grandes agences. Lors d'un voyage en France et en Italie, il s'est arrêté à l'atelier Redon, rattaché à l'École des beaux-arts5. David H. MacFarlane (1875-1950) a fait de même, mais plus modestement: brèves études au MIT, stages dans des agences montréalaises (Maxwell et Maxwell, Hutchison et Wood), puis court séjour en Europe. Pour ce qui est de Robert Henry Macdonald (1875-1942), son parcours s'avère différent. Australien d'origine, il a occupé des emplois au Canada et aux États-Unis, entre autres chez George B. Post et fils à New York. Il s'est familiarisé avec la production américaine avant de travailler chez Ross et MacFarlane dès 1907. C'est par suite de la rupture de cette dernière agence que Ross s'est associé à Macdonald en 1913. Ross et Macdonald ont formé ce qui allait devenir l'une des plus grandes agences au Canada, peut-être même la plus grande vers la fin des années 192O6. La pratique à grande échelle suit un modèle américain intimement lié à l'industrialisation de la société. Dès le xixe siècle, au lieu de travailler seuls au service de la bourgeoisie et des institutions, certains architectes ont aligné leur pratique sur celle des hommes INTRODUCTION 13 d'affaires. Ils se regroupent et forment des sociétés. Les associés se partagent le profit tandis que leurs employés, souvent nombreux, obéissent à une taylorisation du travail. La productivité de l'atelier de conception et l'efficacité du design constituent deux de leurs principaux objectifs. Il s'agit d'offrir le meilleur service professionnel au client en profitant d'une équipe solide qui peut élaborer rapidement une architecture de qualité. Ross et Macdonald ont clairement adopté cette approche. Les plans de leurs . bureaux dans l'Architects' Building témoignent de leur succès et de l'organisation serrée du travail. Il y avait même une section d'ingénierie. Les patrons sont isolés, laissant croire que leur rôle est avant tout administratif, ce que confirment les articles de Macdonald7. Il est important de souligner cet aspect, car il appuie le caractère accessoire que prennent les architectes dans cette étude. Il n'est pas question en effet de pousser la connaissance sur les individus pour tenter d'identifier une quelconque psyché dans un travail artistique. Ce serait dérisoire dans une pratique où le design se fait en équipe et où la participation de-s patrons architectes est incertaine. Pour Ross et Macdonald, l'objectif principal qui consiste à satisfaire leur clientèle va à rencontre d'une vision de l'architecture comme art d'expression, mais attention, cela ne signifie pas que leur œuvre soit anonyme. De fait, George A. Ross a poussé très Ross et Mocdono/d. Architects' Building, Montréal, 1929-1954. loin ce rôle de l'architecte homme Plans des bureaux de /'agence Ross et Macdonald aux d'affaires, au point de faire parfois partie douzième, treizième et quatorzième étages. Reproduits deJRAlC, septembre 1951. de syndicats de promoteurs pour des immeubles au centre-ville de Montréal, devenant ainsi son propre client. Il avait alos une certaine latitude dans le design. Comme le nom l'indique, l'Architects' Building comptait parmi ces édifices. H LE FANTASME METROPOLITAIN Il existe peu d'architectes qui, comme Ross et ses associés, se soient spécialisés avec autant de succès dans la commande commerciale au cours de cette période. Mais ils sont d'autant plus intéressants pour les fins de cette étude que leur production comprend un nombre élevé de grands immeubles, pour ne pas dire d'immeubles de plus en plus grands. Ainsi, l'édifice Transportation (1909-1912), de Carrère et Hastings en association avec Ross et MacFarlane, détenait en 1909 le record du plus grand édifice de l'Empire britannique8. Puis, en 1913, le Read (1912- 1913) devenait «le plus grand édifice d'affaires au Canada9». Un an plus tard, la gare Union à Toronto (1914-1921) était comparée aux plus grandes gares des États-Unis10. L'année suivante, l'édifice de la Banque Royale à Toronto (1913-1915) dépassait en hauteur toutes les autres constructions de l'Empire britannique". En 1924, l'hôtel Mount Royal à Montréal était déclaré le plus grand hôtel de l'Empire, mais cinq ans après, il était surpassé par le Royal York à Toronto12. Et en 1928, le Dominion Square Building remportait le titre de plus grand édifice commercial du Canada13. Ce goût du colossal peut paraître futile, et pourtant, même s'ils ne rivalisent pas avec les exem- ples états-uniens, ces records attestent des profondes mutations du paysage urbain en ce début de siècle. À cet égard, l'agence Ross et Macdonald fait figure de chef de file et acquiert une notoriété nationale. Sa production, fidèle au goût académique et au professionnalisme qui distinguent cette période, constitue un groupe témoin privilégié pour l'étude du phénomène singulier des grands immeubles au Canada. Dans la mesure où l'architecture résulte d'un entrecroisement de forces idéolo- giques diverses et parfois contradictoires, le contexte du début du siècle fournit différents axes de questionnement qui orientent notre recherche. Le premier concerne les rapports entre le grand immeuble et la ville. Pour les architectes et pour la population, la ville est un lieu conflictuel : on éprouve à la fois un attrait et une aversion face à la concentration et à la rapidité des changements qui ont lieu au centre-ville. La question de la hauteur suscite crainte et fascination. Les réactions sont fortes. La concentration de grands immeubles pose même un problème social quant aux activités, voire même aux personnes qui y ont droit de cité. La première partie de cet ouvrage touchera cette redéfinition du quartier central qu'entraîné l'arrivée des grands immeubles. Le second axe de questionnement est l'impact des idéaux d'efficacité économique et de pragmatisme du milieu des affaires dans la planification des grands immeubles. Si l'historiographie a surtout fait ressortir les aspects stylistiques de l'académisme des Beaux-Arts et de l'Art déco, Ross et Macdonald ont dû tenir compte des logiques de profit et de rentabilité. À travers leur œuvre, nous verrons que non seulement le grand immeuble participe à une transformation de la morphologie urbaine, mais qu'il change le sens du rapport entre les intérieurs et l'environnement extérieur. En fait, le texte qui suit tentera de démontrer que la problématique des grands immeubles est liée aux aspirations de la société industrielle canadienne du début du xxe siècle. Malgré l'apparent conservatisme qu'on peut leur reprocher après coup, les grands immeubles de cette période ont contribué à la modernisation de l'architecture. 1 LES ENJEUX METROPOLITAINS Transformer la ville croissance, veulent dépasser l'échelle du quartier pour atteindre la ville entière et À partir du xixe siècle, la mesure de la sa région. Ils ont alors avantage à se vitalité économique des grandes villes rapprocher les uns des autres, la con- nord-américaines fait souvent référence centration assurant une masse critique à deux figures emblématiques, l'une accrue : les travailleurs sont des con- exogène et l'autre endogène, soit la sommateurs potentiels et les clients métropole et le quartier central. La d'un marchand peuvent devenir ceux première figure consiste à présenter de l'autre, et vice-versa. La proximité certaines villes comme des pôles facilite aussi les échanges de services d'attraction et de rayonnement pour les entre les activités du secteur tertiaire. activités qui ont une échelle régionale, Le partage des infrastructures devient nationale ou même internationale. Dès un avantage. En même temps, les lors, un certain fantasme métropolitain industries polluantes sont — autant que — qui sert fort bien le milieu des possible — rejetées dans des quartiers affaires et en particulier les institutions périphériques afin de préserver l'attrait qui ont une emprise sur un vaste ter- de cette zone centrale. Seules les petites ritoire — se met en place. On se targue manufactures sont tolérées. des symboles du dynamisme de la ville, L'amélioration des moyens de circulation de son progrès et de sa prospérité. La — le transport public ou la voiture — qualité de l'environnement urbain et favorise d'autant cette concentration J'architecture n'échappent pas à cet que la ville s'étale tout autour. L'accès optimisme collectif qui porte les gran- au quartier central doit donc être facilité des villes à se faire concurrence. Les de sorte qu'une fois sur place, les projets ambitieux et coûteux ont sou- consommateurs puissent réaliser vent été considérés comme des signes plusieurs transactions en peu du caractère métropolitain d'une ville. de temps. Avec l'avènement du train, Le grand immeuble, ne serait-ce que par la gare, plutôt que le port, détermine sa taille, compte parmi ces signes. l'emplacement de ce secteur central. Le La seconde figure est le centre-ville. train assure le lien entre le quartier des Avec l'étalement des villes au xixe siècle, affaires et les régions, entre la centra- certains commerces, pour assurer leur nte du secteur et le rayonnement LES ENJEUX MÉTROPOLITAINS V Ross et Macdonald. Édifice Confédération, avenue McGII Collège, au coin de la rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal, 1927-1928. Photographie :J.L, iççç. métropolitain. Il y a une logique et l'intervention de l'État pour améliorer d'ensemble. les conditions de vie des citoyens. Ils Ces figures reflètent l'idéologie pro- veulent que chacun puisse profiter un gressiste dominante à l'ère victorienne. tant soit peu de la prospérité. Suivant Mais au xxe siècle, même si l'économie des principes de justice sociale, ils pré- connaît une forte croissance et que sentent le progrès comme une amélio- l'urbanisation reste intense, on souhaite ration du bien-être collectif, incluant la améliorer ce modèle urbain. Les cou- santé, l'éducation et la culture, et non rants réformistes sont responsables de plus comme un simple bilan écono- ces changements. Ils remettent en mique. Autrement dit, il s'agissait de question plusieurs préceptes aména- faire bénéficier les masses, et non plus gistes du siècle précédent, dont ceux les seuls individus, de l'enrichissement Daniel H. Bumham et Edward H. de la hauteur et de la densification du général. Bennett, partenaires de 1903 o centre-ville. On critique l'idéologie Au début du siècle, l'espace urbain a 1912. Vue vers /'ouest du projet de dominante qui a amené les hommes été vu comme un des moyens d'amélio- Place du centre civique, planche politiques à centrer leurs programmes rer les conditions de la collectivité. Il a 132 du Plan de Chicago, 1909, sur la notion de progrès pour confor- suscité un débat original auquel ont dessinée par Jules Guér/n (Amé- mer l'administration publique aux contribué entre autres des médecins ricain, 1866-1946), crayon et aquarelle sur papier, 1908, besoins et demandes des spéculateurs préoccupés d'hygiène, des citoyens et 75,5 x 105,5 cm. Prêt permanent et des industriels, ce qui se fait souvent citoyennes soucieux de sécurité, et des à l'Art Institute of Chicago de la au détriment du bien-être général, ou architectes et des artistes convaincus Ville de Chicago, 28.148.1966. des bienfaits de l'art. Parmi les courants du moins au détriment des ouvriers'. Photographie ©1998, The Art Les réformistes visent au contraire de pensée qui ont émergé, on retrouve Institute of Chicago. Tous droits réservés. l'assainissement des mœurs politiques le City Beautiful Movement qui a été très 18 LE FANTASME METROPOLITAIN influent en Amérique du Nord, où il a humain, un attrait moral, un attrait pour marqué la reconnaissance de la profes- améliorer Chicago, pas pour l'argent qui sion d'urbaniste. Il est le pendant, à s'y trouve, mais pour les bienfaits men- l'échelle urbaine, d'une architecture taux, moraux et physiques qu'un plan bien inspirée de l'Ecole des beaux-arts de ordonné peut apporter à la population. Paris. Il évoque en effet l'urbanisme du Le plan de Chicago n'est pas une panacée baron Haussmann (1809-1891) et pour tous les maux civiques de notre ville. confirme l'intérêt des Américains pour Son but vise simplement le développe- la grande tradition classique française. ment physique de Chicago pour le bien Sa naissance est étroitement associée à non pas d'une seule classe de la popu- l'élaboration du plan pour l'Exposition lation ou d'un secteur de la ville mais pour colombienne de Chicago en 1893, par le bien de tous les citoyens de Chicago, Daniel H. Burnham (1846-1912) et pour le bien de tout Chicago2. Frederick Law Olmsted (1822-1903). Ceux-ci avaient entre autres prévu de Conçu avant tout par des architectes dégager une grande esplanade avec un et des architectes paysagistes de for- bassin central devant la gare qui déter- mation, les plans du City Beautiful minait l'axe principal de la composition. mettent l'accent sur l'esthétique et les Pour les pavillons d'exposition, Burnham espaces verts. Au mieux, dans ce dernier avait fait venir quelques-uns des archi- cas, on espérait que les parcs aident à tectes de formation Beaux-Arts les plus prévenir le crime, la malpropreté et les renommés des États-Unis. Chacun maladies3. L'importance accordée à la devait se soumettre aux prescriptions nature rattache ce mouvement au générales dont la limite de la hauteur. romantisme du xixe siècle en amont, et L'ensemble présentait un effet monu- aux Congrès internationaux d'architec- mental saisissant. Le City Beautiful fut ture moderne (CIAM) en aval. L'esthé- par la suite mis de l'avant dans de nom- tique, quant à elle, avait pour objet breux projets urbains dont ceux de « d'améliorer la santé et le sens moral Washington (1902), Cleveland (1903), des gens et de stimuler la fierté locale et San Francisco (1904) et Chicago (1908), patriotique4» . Cette cure de beauté tous sous l'autorité de Daniel Burnham, urbaine nécessitait un plan d'ensemble protagoniste principal de cet urbanisme fondé sur des principes d'ordre, de magistral de l'ordre et de la beauté. hiérarchie et de cohérence. Le City Le City Beautiful s'inscrit parfaitement Beautiful a de ce fait condamné le dans l'esprit de réforme de cette modèle de la trame en damier héritée période, puisque comme l'indique le du xixe siècle. Ce système, jugé plus rapport pour le réaménagement de mécanique que rationnel, était considéré Chicago, il s'agit d'un programme comme le propre d'architectes arpen- idéologique à la fois égalitariste et teurs mal formés. Il n'aurait satisfait que eugénique : les besoins de spéculateurs plus soucieux de rentabilité que de qualité. Il est vrai L'ordre est un des meilleurs investisse- que la régularité de la trame facilitait les ments qu'une ville puisse faire, mais comparaisons d'échelle et de superficie l'attrait du plan de Chicago n'est pas un et transformait les mises en marché en attrait commercial. C'est un attrait de simples calculs de prix au pied carré. LES ENJEUX METROPOLITAINS 19 Mais, pour ses détracteurs, un plan densification. Cette critique est maintes uniforme empêchait de mettre en valeur fois rapportée dans des articles au tour- les édifices publics ; il était insensible aux nant du siècle. La seconde conférence particularismes. Pour compenser, l'archi- américaine sur l'urbanisme, en 1910, fut tecte victorien favorisait la disparité des même consacrée à cette question8. Mais édifices contigus en les individualisant par par un raisonnement de cause à effet des effets spectaculaires, souvent qui fonctionne dans les deux sens, clinquants. De l'ordre apparent du plan l'inefficacité des réseaux de rues était naissait un paysage architectural éclec- elle-même dénoncée, parce que en tique dont les gratte-ciel n'auraient fait partie responsable du phénomène des qu'amplifier les travers. Pour les uns, grands immeubles9. C'est parce que l'on ils étaient des monstruosités hors ne pouvait pas circuler facilement dans d'échelle; pour d'autres, ils enlaidissaient la ville qu'il fallait concentrer les bureaux la silhouette des villes. Le City Beoutiful et les commerces. Suivant cette der- Movement présentait la ville comme un nière logique, la verticalité des bâtiments organisme nucléé, structuré et intégré, compensait l'inadéquation du système plutôt que conçu comme une trame des transports. Aussi croyait-on qu'en régulière et continue. Toutes les parties améliorant ce dernier, le centre-ville étaient interdépendantes et reliées entre pourrait enfin s'étaler davantage au lieu elles par le réseau d'avenues, de parcs et de pousser en hauteur10. de places5. Pour casser la répétition d'une trame En plus de l'esthétique, le plan d'ur- urbaine en damier et pour accélérer la banisme devait résoudre la question du circulation à travers la ville, le City transport, qu'il soit automobile, ferro- Beautiful favorisait les voies obliques qui viaire ou maritime6. On pensait en effet sont devenues par la suite de véritables qu'avec le développement du centre- figures fétiches du mouvement. Comme ville, les rues tracées au xixe siècle le veut la maxime «Time is money» , étaient devenues trop étroites pour la elles devaient servir à diminuer les circulation du xxe siècle. Presque toutes pertes de temps, à réduire la fatigue des de largeur équivalente, elles n'offraient travailleurs, et ainsi accroître leur pro- aucune souplesse. Une rue résidentielle ductivité. On espérait sauver annuelle- et une rue commerciale n'étaient pas ment d'énormes sommes d'argent, du différenciées, bien que le poids du trafic moins dans une perspective macro- y diffère énormément. La vitesse, la économique de la ville". Du point mobilité, l'efficacité des métropoles se de vue de l'espace cependant, ces voyaient contrariées. Le nombre accru boulevards confortaient l'héritage de véhicules motorisés ne faisait victorien car ils servaient le rayonne- qu'aggraver le problème. De plus, aux ment symbolique et réel du centre-ville heures de pointe, les piétons qui four- et, par le fait même, ils consacraient le millaient sur les trottoirs trop étroits quartier central comme lieu de travail. formaient une masse mouvante mais à On croyait qu'il était préférable d'habi- ce point compacte qu'il devenait difficile ter loin de l'agitation du centre, dans de s'engager à contresens7. une banlieue verte et tranquille où les Le gratte-ciel était lui aussi accusé de valeurs familiales pouvaient le mieux causer la congestion du trafic et la sur- s'exprimer. La réflexion n'allait pas plus 20 LE FANTASME METROPOLITAIN loin. Le problème inhérent à la dicho- uns aux autres et ils étaient en majorité tomie entre un centre-ville comme lieu classiques. Ils avaient aussi une même de travail et une banlieue éloignée qui ligne de corniche à soixante pieds de deviendrait, selon l'expression usuelle, hauteur et leur couleur uniforme a valu une ville-dortoir n'a à peu près pas été à l'ensemble le surnom de «ville soulevé. La solution fut constamment blanche» . Ainsi, comme ce fut le cas réduite à une dimension technique. Le pour l'Exposition colombienne, les plans tramway, le train, le métro, les boule- d'urbanisme du City Beautiful favorisent vards et les autoroutes ont tour à tour une limitation de la hauteur. Au-delà de soulevé l'espoir de régler cette ques- l'esthétique, il fallait, disait-on, éviter de tion. En vain, car cet héritage de la trop densifier la ville, car cela n'aurait culture industrielle où le quotidien est comme résultat que d'amener partagé dans différents secteurs de la « désordre, vice et maladie, et par le fait ville demeure un problème d'actualité. même [de] devenir la plus grande Avec le City Beautiful, les boulevards menace au bien-être de la ville elle- diagonaux avaient une autre fin : la mise même12» . De telle sorte que, si l'on en en scène urbaine. Exploitant la notion juge par les remarquables planches de d'espace public, les avenues et les présentation du projet de Chicago, places devaient offrir à la collectivité un l'architecture commerciale du centre- paysage urbain grandiose et animé que ville devait former une masse uniforme, les institutions publiques devaient étalée et découpée en îlots, comme si embellir. Hôtels de ville, gares, biblio- l'on avait crevassé et retranché d'une thèques, musées, etc. devenaient ainsi matière compacte les rues et les cours des constructions privilégiées pour intérieures. S'attachant par leurs signifier cette répartition des richesses discours à dénoncer la monotonie du collectives. Puisqu'il y avait des liens plan en damier qu'une architecture étroits entre l'académisme Beaux-Arts hétéroclite compense mal, les apôtres et cet urbanisme, ces écrins des vertus du City Beautiful inversent ce rapport : ils civiques recevaient idéalement un souhaitent la continuité de la texture traitement classique monumental. Par un architecturale d'un édifice à l'autre, curieux paradoxe, la position centrale et avec des accents toniques à des points la majesté de ces bâtiments transcri- stratégiques du plan urbain, soit les vaient souvent, de manière presque carrefours, les places, les entrées, etc. impériale, les prétentions démocratiques Très souvent, il s'agissait de mettre en de l'idéologie réformiste. Le City Beau- perspective les monuments les plus tiful, comme l'architecture Beaux-Arts, significatifs. Par opposition aux origina- n'a pas su éviter l'écueil d'une vision lités victoriennes qui faisaient des élitiste et autoritaire de la culture et de édifices des emblèmes publicitaires, la société. l'individualité des bâtiments privés devait Les autres édifices devaient eux aussi dorénavant se subordonner à un projet se plier à cette vision d'ensemble. Il collectif plus vaste: la ville. À Chicago, fallait qu'ils soient en harmonie les uns Burnham a voulu donner la même avec les autres plutôt que traités isolé- hauteur à tous les immeubles commer- ment. À l'exposition de Chicago, les ciaux du quartier central et leur imposer principaux pavillons étaient alignés les le même type d'implantation dans le LES ENJEUX METROPOLITAINS 21 parcellaire, soit l'alignement des façades gratte-ciel qui s'est perpétué durant de le long du périmètre des îlots, avec au nombreuses années. Ainsi, la densifica- centre de grandes cours intérieures. tion des métropoles a longtemps fait L'académisme traduit la conformité au l'objet de préoccupations quant à discours sociopolitique par une rassu- l'hygiène et à la santé de la population. rante uniformité. Seule une tour isolée La fumée, le bruit et la poussière, en fait un accroc à l'ordre général et plus des questions d'égout et d'appro- domine la silhouette de la ville. Il s'agit visionnement en eau qui se complexi- du Centre civique, figure centrale du fiaient au rythme de l'urbanisation, plan de Chicago, d'où rayonnent les étaient autant de difficultés qui mena- avenues principales. L'usage de la hau- çaient les citadins14 . La lumière naturelle teur doit ainsi obéir à une hiérarchie de et la ventilation, toutes deux devenues valeurs démocratiques au lieu de des denrées rares, revenaient constam- dépendre de l'individualisme. ment dans les discours. Pour ce qui est Malgré l'enthousiasme qu'elles ont de la qualité de l'air, l'inquiétude, déjà suscité auprès de la classe politique et bien enracinée par la théorie des des grandes entreprises commerciales, miasmes du xvme siècle, était dorénavant les séduisantes propositions du City cautionnée par les découvertes de Beautiful sont souvent restées sur Pasteur sur les micro-organismes. Le papier. Dans le cas de villes existantes surpeuplement des villes n'était plus comme Montréal et Toronto, et dans un seulement synonyme d'empiétement, contexte économique inflationniste, les mais pouvait être vu comme un terrible expropriations que nécessitaient ces risque d'épidémie. Dans les centres- plans ambitieux les rendaient irréa- villes métropolitains, les rues étaient listes13 . Aussi n'est-il pas surprenant que perçues comme des canyons toujours à les professionnels canadiens, dont les l'ombre qui respiraient mal15 . Avec les urbanistes, aient eu tendance au cours édifices en hauteur qui cachaient le soleil de la Première Guerre mondiale à aux petits édifices voisins ainsi qu'aux abandonner ce type de projets qui leur étages inférieurs des autres gratte-ciel, valait une réputation de gaspilleurs des les conditions de travail des cols blancs fonds publics. Ils ont plutôt privilégié étaient jugées déplorables, tout aussi l'intervention dans les banlieues, c'est-à- néfastes que celles des ouvriers du dire dans les quartiers résidentiels. xixe siècle, lesquelles avaient pourtant L'accès à la propriété dans un milieu de été améliorées par suite de nombreuses vie agréable devait être, pour l'ensemble critiques16 . de la population, un moyen plus tangible La solidité et la sécurité des gratte- de tirer bénéfice de l'enrichissement ciel étaient, elles aussi, mises en doute. collectif. Aussi monumentales soient- La hauteur complexifiait l'évacuation en elles, les institutions publiques n'avaient cas d'incendie et elle entravait le travail pas la cote. des pompiers aux étages supérieurs17 . L'évacuation, dépendante d'étroits esca- La peur des gratte-ciel liers d'issue, pouvait devenir dangereuse Le City Beautiful a néanmoins suscité des en cas de panique. Les règlements de discussions et des réflexions qui ont ins- construction étaient de plus en plus tauré un climat de crainte à l'égard des sévères afin d'augmenter la sécurité des 22 LE FANTASME MÉTROPOLITAIN bâtiments. Malheureusement, ils arri- quartier des affaires, souvent à proxi- vaient souvent après coup, c'est-à-dire mité de la Bourse. Avec des édifices à après une tragédie. Les incendies bureaux mieux répartis, on aurait pu, n'étaient pas les seuls en cause: la disait-on, augmenter la valeur des solidité de l'acier soulevait aussi des terrains sur un territoire beaucoup plus craintes. On savait que non protégé, grand. C'est que les édifices en hauteur l'acier pouvait se tordre sous l'effet du donnaient une plus-value aux terrains feu, de sorte qu'on l'enrobait de qu'ils occupaient, mais entraînaient la matériaux incombustibles pour empê- moins-value des terrains voisins, parce cher sa déformation. Mais voici que qu'ils en perturbaient les conditions de surgissaient d'autres inquiétudes quant confort et d'hygiène23. Par le fait même, aux risques d'oxydation, d'expansion à ils accéléraient l'abandon des édifices la chaleur, et quant à la qualité de l'acier plus anciens et leur dégradation24. La utilisé18. On redoutait que la faiblesse tombée en désuétude du patrimoine, des attaches de l'enveloppe de maçon- que l'on peut encore observer de nos nerie ou l'usure des matériaux n'entraî- jours, est systématique : elle obéit à des nent des écroulements qui mettraient lois économiques avant d'obéir à des en péril les «générations futures19» . questions d'architecture. Autrement dit, on craignait littéralement Même du point de vue de l'inves- de recevoir une tuile sur la tête ! tissement, on exprimait des réserves Les gratte-ciel étaient même consi- quant à la rentabilité des gratte-ciel. Les dérés comme inutiles. Pour certains, ils frais d'entretien étaient trop élevés et la étaient l'expression de la mégalomanie location des espaces n'était jamais que des promoteurs et des architectes20, partielle25. C'était si absurde, disait-on, alors que pour d'autres, ils traduisaient que pour améliorer l'éclairage naturel un illogisme, compte tenu des terrains des grands immeubles, les promoteurs disponibles dans les villes. Pire, toute devaient parfois acheter les lots voisins cette situation de hausse de la valeur afin de les dégager et ainsi répartir le des terrains au centre-ville aurait été fenêtrage de la nouvelle construction artificiellement menée par la spéculation sur un plus grand nombre de façades. foncière21. Même à New York, disait-on, Autrement, il fallait prévoir une aug- il n'y aurait pas eu de gratte-ciel si les mentation des coûts de l'électricité afin superficies de planchers qu'ils ajoutaient d'assurer un niveau d'éclairage satis- à Manhattan avaient été réparties plus faisant26. Les étages inférieurs étaient uniformément sur l'ensemble du terri- jugés particulièrement déficients et toire22. La spéculation était souvent servaient parfois de dépôts et non de considérée comme la racine du mal bureaux27. Aussi, très peu de gratte-ciel des villes. La cupidité des promoteurs auraient rapporté plus de 4% de l'inves- immobiliers était dénoncée par ceux qui tissement consenti28. Par ailleurs, ils voulaient contrôler, freiner ou stopper la auraient été le fait de groupes financiers construction de gratte-ciel. En emprun- qui voulaient simplement garantir un tant une tangente économique, la cri- emprunt au lieu de répondre à un tique se faisait plus globale. Les gratte- besoin ou à une demande d'espaces de ciel étaient alors jugés inintéressants du location29. En 1913, après avoir mené fait qu'ils concentraient à l'excès le une enquête informelle auprès des LES ENJEUX METROPOLITAINS 23 propriétaires, le président du départe- mêmes conclusions que Burgess. À ment des taxes de la ville de New York l'image positive du quartier des affaires en était arrivé à conclure à la non- situé au milieu, se greffe celle, plutôt rentabilité des gratte-ciel30. Toute cette désolante, de sa ceinture envahie par argumentation comptable est difficile- des industries légères et des édifices de ment vérifiable parce que fondée sur location à faibles revenus. Pour les deux des ouï-dire. Pourtant, ces questions auteurs, il s'agit d'un abcès social qui d'économie globale sont certainement risque d'infecter le centre. À ce propos, les plus graves que l'on ait pu poser, car Dawson écrit: elles remettaient en cause les fonde- ments mêmes de cette architecture, C'est ce qu'on appelle le quartier des taudis [s/ums] produit par une tendance présentée comme un rapport entre les reconnue selon laquelle la ville se meurt surfaces de location et la valeur des au cœur ou près de son cœur [...]. terrains. Même si on prétendait asseoir Conséquemment, les immeubles résiden- les arguments sur des vérités écono- miques, le débat, on le voit aisément, dérapait dans l'idéologie. Ce glissement allait jusqu'à présenter les gratte-ciel comme l'expression de l'individualisme américain qui primait les valeurs collec- tives. Au Canada, le nationalisme s'en est mêlé: les gratte-ciel étaient un amé- ricanisme, voire un « new-yorkisme » discutable dont il fallait se méfier31. Pour ses opposants, la conquête du ciel était devenue ni plus ni moins qu'une vision dantesque. Elle engendrait un univers sépulcral, à l'air vicié, gre- nouillant et congestionné tout à la fois, mais aussi absurde et menaçant. Le crime, l'immoralité et la frivolité s'y côtoyaient. La paupérisation des sec- teurs avoisinants le quartier central était un phénomène suffisamment reconnu pour qu'il fasse l'objet de réflexions scientifiques. Ainsi, en 1927, le profes- Ernest W. Burgess. Schéma seur C. A. Dawson de l'Université de la ville comme organisme. McGill a adapté à Montréal le modèle Reproduit de La Revue de la ville nord-américaine suivant des municipale, décembre 1927. cercles concentriques, développé par Ernest W. Burgess de l'école de C. A. Dowson. Transposition du Chicago32. À cause de la géographie modèle de Burgess à Montréal, 1927. particulière de Montréal, les contours Dessin reproduit de La Revue principaux, au lieu d'être circulaires, municipale, décembre 1927. sont réniformes. Mais Dawson tirait les M LE FANTASME METROPOLITAIN tiels se détériorent. Ce secteur devient Il fallait donc réintégrer ceux que l'on une aire de taudis, avec une population jugeait inadaptés dans un environnement mobile, changeante, dans laquelle l'ordre normatif, car dans l'organisme urbain, social est brisé avant même que la créa- les maladies sociales, surtout celles près tion d'un nouvel ordre ne prenne place. du cœur, devaient être prévenues, Ce sont les badlands, le lieu des drames et soignées sinon éradiquées. Le modèle des spectacles burlesques. Tout près, parfois dans le quartier des affaires, vous rejoint d'autres interprétations que l'on avez la rue principale de l'itinérant, pourrait faire sur les rapports entre appelée Hobomenia par Nels Andersen l'imaginaire du centre et celui de la dans son livre sur la question. Cette aire banlieue, par exemple. Le centre est qui se désintègre a ses propres groupes l'image même de la ville dans ce qu'elle caractéristiques. C'est la première aire où a de singulier et de paradoxal. Il est le s'installent les immigrants et on y trouve lieu de la fébrilité et du mouvement, plusieurs regroupements ethniques. On y mais en même temps de la mixité, trouve aussi les maisons de chambres, le souvent jugée malsaine, des genres et quartier latin où se rencontrent les esprits créateurs et rebelles. Dans ce secteur en des individus. Pour vivre en santé, en détérioration se cache le monde souter- conformité avec ses valeurs, en famille rain du vice et du crime33. et en communauté, il faut résider dans le paradis vert de la banlieue. En fait, le Cet extrait montre bien les question- débat sur l'environnement urbain nements que se posent des sociologues permettait de canaliser une angoisse qui adeptes de l'école de Chicago sur les était probablement la sourde émergence groupes marginaux devenus si typiques d'un sentiment d'aliénation face au dans les grandes villes. Sans vouloir monde industriel en perpétuel change- taxer Dawson d'intolérance (courante à ment. Quoi qu'il en soit, en traitant la son époque), on peut s'étonner du ton marginalité, l'analyse de Dawson pose dramatique et de son insistance à asso- implicitement la question : à quelle cier, sans excès de nuances, les immi- population doit s'adresser le réaména- grants qui n'avaient pas encore réussi gement du centre-ville ? C'est à ceux qui économiquement (les autres habitant la contribuent à la productivité générale : zone III), les sans-abri, les artistes et les travailleurs et consommateurs irrépro- autres groupes qu'il préférait ne pas chables. De ce fait, si le gratte-ciel avait nommer. Cette confusion des genres contribué à l'appauvrissement des a de quoi piquer la rectitude politique populations résidant dans le quartier actuelle. Le positivisme de Dawson central, il fallait dorénavant que l'archi- entraîne cette simplification. Avec son tecture du gigantisme véhicule une modèle, il voulait montrer qu'il fallait image rassurante : elle deviendra alors partir de données « naturelles » pour un outil d'uniformisation, de conformité connaître les axes de croissance, afin de et de ségrégation. tracer un plan urbain acceptable. Selon En constatant les problèmes sociaux, lui, la ville laissée à elle-même poussait mais en n'identifiant pas la spéculation naturellement, mais elle poussait sauva- comme leur cause, le professeur gement. À le lire, les pauvres et les Dawson soutient le milieu des affaires. marginaux étaient la plaie des métro- Mais en général, comme c'est le cas poles et celles-ci n'en avaient que faire. pour les détracteurs qui font du gratte- LES ENJEUX MÉTROPOLITAINS 25 ciel le stigmate du capitalisme, les défen- donc, pour cet architecte, les problèmes seurs n'échappent pas à une argumenta- économiques réglés. D'ailleurs, des tion idéologique avouée. Pour eux, le années avant la construction de l'Empire gratte-ciel est le triomphe du progrès, la State à New York, certains en étaient preuve de la santé économique d'une venus à la conclusion que loin d'être ville, donc un objet de fierté. Prétendre non rentables, les gratte-ciel de cin- le contraire leur paraissait une idée quante à soixante-quinze étages pou- saugrenue. L'architecte torontois F. S. vaient générer des profits maximaux, Baker a éreinté un médecin qui se disait selon le prix du terrain37. Dans tout ce opposé aux gratte-ciel, allant même débat sur la légitimité des gratte-ciel, jusqu'à le traiter d'amateur ou d'illu- deux principes fondamentaux, d'ordre miné, et affirmant qu'il posait sur le économique et idéologique, expliquent gratte-ciel un diagnostic digne d'un la faveur qu'ils ont reçue: le droit de paranoïaque devant un cas d'appen- propriété et le droit d'en retirer les dicite34 ! Baker reprochait au médecin bénéfices. Depuis, le débat entre les son parti pris pour la majorité, c'est-à- conséquences et les avantages de cette dire les employés de toutes conditions architecture perdure. sociales occupant les bâtiments voisins. L'architecte prônait que les intérêts Le zonage: un compromis commerciaux devaient primer « les Bien que dans leurs plans d'urbanisme droits de ces gens35» . D'ailleurs, les ils se soient préoccupés avant tout investissements qu'amenaient les d'ériger des édifices monumentaux, hommes d'affaires avec leur gratte-ciel Daniel Burnham et les adeptes du City étaient non seulement bénéfiques à la Beoutiful avaient un rêve, celui d'em- ville, mais sans eux, les travailleurs bellir, d'harmoniser et de rendre perfor- auraient été à moitié affamés36. Quant mantes les villes nord-américaines. Ils aux reproches sur la qualité de l'envi- proposaient donc une solution globale ronnement de travail, Baker les réfutait. aux reproches que l'on faisait au gratte- Il voyait dans le gratte-ciel une machi- ciel. Avec les années, la pensée urba- nerie complexe mais cachée, qui rendait nistique a eu beau délaisser et renier les l'immeuble à la fois sain, utile et efficace. projets grandioses des adeptes du City La mécanique, aussi bien celle de la Beout/fu/, elle n'en a pas moins, pour ce ventilation, de la purification de l'eau, du qui est du quartier central, retenu la chauffage, de l'éclairage que des ascen- nécessité de limiter la hauteur38. Le seurs, offrait des garanties d'hygiène et zonage est alors devenu un des princi- de confort. Puis dans un dernier envol, paux outils de contrôle du centre-ville39. Baker concluait en affirmant que les Les différences entre les deux appro- hommes d'affaires avec qui il avait ches sont toutefois notables. Le City collaboré étaient humains et sensés et Beout/fu/ procédait par projet ; le zonage qu'ils avaient à cœur le bien-être de consistait en une réglementation. Aux ceux qui travaillaient dans leur bâtiment. intentions du premier répondaient les Pour ce qui était de la non-rentabilité interdictions de l'autre. Le zonage visait des gratte-ciel, il ridiculisait cet argu- essentiellement à prévenir les abus. Il ment, affirmant que si tel avait été le proposait deux champs d'intervention cas, on ne les aurait pas construits. Voilà principaux : les usages des édifices et 26 LE FANTASME METROPOLITAIN leur gabarit. Pour ce qui est des usages, vaient toutes être touchées par ces après avoir quadrillé le territoire en règlements. Les exigences variaient quartiers, secteurs, artères et même selon l'usage de l'édifice et parfois tronçons de rue, et après avoir défini le même selon le prestige du quartier, caractère souhaitable des uns et des notamment en matière d'incombus- autres, le zonage abolissait ou tolérait tibilité. Ainsi, autant le zonage légiférait certains usages dans chacun des terri- sur l'extérieur des bâtiments, autant les toires délimités. Ainsi, on pouvait règlements de construction dictaient les interdire les industries dans des quar- intérieurs. tiers résidentiels ou encourager l'implan- Contrairement au City Beautiful, le tation de commerces dans des rues bien zonage ne touchait pratiquement pas définies. Des raisons de tranquillité aux questions esthétiques. Autrement (poids relatif du trafic), d'esthétique, de dit, s'il pouvait prévenir les « offenses à sécurité publique (risque d'incendie et l'odorat et à l'ouïe» , il ne pouvait d'explosion de certaines industries), presque rien pour la vue40. Au mieux, d'efficacité, de qualité de l'air, etc. il évitait des éléments potentiellement étaient invoquées pour légitimer les criards. Par exemple, il pouvait empê- décisions. cher la présence de panneaux publici- Pour sa part, le contrôle du gabarit taires dans des secteurs résidentiels. s'exerçait de deux façons: le niveau Pour les constructions de même type, d'occupation du sol et la hauteur rela- il pouvait aussi inciter une certaine tive des édifices. Le premier impliquait homogénéisation, puisque les gabarits non seulement une restriction du pour- maximaux permis risquaient d'être centage d'occupation du lot comme adoptés par les promoteurs immobiliers. mesure de contrôle, mais également Du moins l'espérait-on. une marge de recul de la façade par En n'étant pas un plan d'ensemble, le rapport à la rue et au trottoir. Au zonage prêtait le flanc à la critique. À la centre-ville, ce recul était souvent nul. limite, il ne consistait qu'à faire de la ville Les limites de superficie visaient à éviter un patchwork, c'est-à-dire une juxtapo- la densification trop intense du secteur sition de quartiers plutôt qu'un tout et à assurer de meilleures conditions intégré. Sans vue d'ensemble, on ris- d'ensoleillement et de ventilation quait d'éloigner les industries des quar- naturelle. Dans les quartiers résidentiels, tiers ouvriers et d'imposer aux travail- le zonage aidait à orienter le caractère leurs des déplacements coûteux et et à définir le type des immeubles. Il épuisants41. Le zonage pouvait diviser la balisait aussi le poids démographique ville au lieu de l'harmoniser. Aussi, pour maximal des différents secteurs de la être vraiment efficace, était-il convenu ville. qu'il devait être le complément d'un Parce que le zonage se préoccupait plan urbanistique global42. Ce n'était pas des conditions d'hygiène et de sécurité, toujours le cas et le collage n'a pas il était complété par une réglementation toujours été évité. normative de l'art de bâtir. Les ques- L'impact du zonage était souvent très tions d'accès, d'issues de secours, d'es- relatif. À bien des égards, il ne faisait pace minimal des pièces, de ventilation qu'officialiser des situations de fait. Au et de matériaux de construction pou- xixe siècle, à Montréal comme ailleurs, LES ENJEUX METROPOLITAINS 27 les différentes couches sociales, écono- Pour l'administration municipale, le miques et culturelles s'étaient déjà zonage offrait une réponse directe aux retrouvées dans des quartiers rési- craintes exprimées face aux gratte-ciel. dentiels distincts. Cette tendance au Il y avait aussi un intérêt pécuniaire dans regroupement existait également pour la limitation de la hauteur des édifices et les commerces et les bureaux. Les pro- la répartition des activités commerciales, moteurs qui visaient des créneaux par- car auparavant, certains promoteurs ticuliers du marché de la construction érigeaient des gratte-ciel qui dépassaient comptent parmi les responsables de la demande en superficie de location et cette géographie urbaine. Les compa- déséquilibraient le marché immobilier. gnies d'assurance ont également Avec le zonage, on espérait circonscrire contribué à la dessiner. Depuis long- et clarifier les règles. En fait, il devait temps, elles s'activaient à promouvoir entraîner un agrandissement du quartier une plus grande sécurité dans les bâti- des affaires, car si on interdisait les ments. Au tournant du siècle, elles gigantesques tours isolées, on augmen- assumaient la cartographie des villes afin tait considérablement le nombre de d'établir les risques potentiels d'incendie constructions d'une même hauteur dans les différents quartiers. C'est dire maximale. Dorénavant, en empêchant qu'elles favorisaient depuis longtemps les évaluations foncières outrées dans le une forme de zonage. On ne s'étonne secteur restreint des gratte-ciel, tous les donc pas de lire que lorsque les lois sur terrains du quartier central faisaient le zonage se sont répandues, certaines l'objet d'une évaluation accrue. Par la compagnies refusaient de protéger des même occasion, le renouvellement du édifices dans des secteurs non stock immobilier, rendu nécessaire par touchés43. ces restrictions, devait assurer l'élimi- Le débat sur l'urbanisme comme nation des taudis. Tout cela relevait de nécessité de contrôler les libertés indi- la théorie. Dans les faits, à la vue d'un viduelles était fondamental dans l'im- projet d'investissement considérable, plantation de ce système. Le zonage des dérogations pouvaient être obte- établissait que le bien commun obligeait nues selon le laxisme du corps politique à freiner les ambitions des individus et en place. En conclusion, comme Walter des entreprises. Pourtant, l'effet restric- Van Nus le suggère, on peut voir dans le tif du zonage n'était pas incompatible zonage des liens tacites entre les pro- avec la spéculation foncière. Il confirmait moteurs immobiliers, les élus et les au contraire, comme on vient de le voir, aménagistes44. une tendance du marché immobilier à Les inconvénients du gratte-ciel étant rapprocher certaines activités comme largement débattus et le zonage parais- les commerces et les bureaux. La sant comme une solution simple pour proximité avait un effet synergique, elle éviter la densification extrême, de était donc bonne pour les affaires. En nombreuses villes américaines et cana- tant que mesure de contrôle sectoriel diennes ont limité la hauteur des édi- des usages, le zonage ajoutait une fices. Le mouvement s'est rapidement garantie à l'investissement, puisque le généralisé dans les années 1910. Il y a quartier où l'on construisait devait à cependant des différences notables l'avenir garder le même statut. entre les villes. Par exemple, la ville de 28 LE FANTASME METROPOLITAIN Houston au Texas limitait la hauteur à métropole canadienne d'alors, n'a pas 100 pieds45. À Boston, la ville se divisait échappé au phénomène et elle a en deux. Dans le quartier des affaires, emboîté le pas à ce mouvement de on pouvait construire jusqu'à 125 pieds limitation de la hauteur des gratte-ciel. de hauteur et dans les quartiers rési- Dans un premier temps, elle acceptait dentiels, jusqu'à 8o46. À Baltimore, on que l'on élève les bâtiments jusqu'à une permettait 175 pieds, tandis qu'à marque de 130 pieds. Chicago on diminuait de 260 à 200 pieds En conclusion, à l'échelle nord- le maximum permis47. Dans plusieurs américaine, une normalisation de la villes canadiennes, il ne fallait pas réglementation a eu un impact direct sur dépasser huit étages, soit entre 90 et l'architecture commerciale. Des craintes 100 pieds48. À Winnipeg, on procédait qu'inspirait le gratte-ciel est né l'édifice suivant une règle répandue voulant bloc qui va devenir un des emblèmes de qu'on lie la hauteur d'un édifice à la la période. C'est surtout ce type d'im- largeur de la rue: on tolérait une hau- meuble que Ross et MacFarlane puis teur équivalant à une fois et trois quarts Ross et Macdonald vont réaliser. la largeur de la rue, jusqu'à un maximum Comme on le voit, l'histoire des pre- de douze étages49. À Toronto, la ville a miers grands immeubles au Canada est eu beau légiférer à 130 pieds de hauteur, bien différente de celle des gratte-ciel des dérogations ont donné l'aval à des américains. Elle ne se fait pas dans un gratte-ciel de 250 et de 300 pieds, dont esprit de découverte, ni de fierté, celui de la Banque Royale par Ross et encore moins d'arrogance, mais dans la 50 Macdonald . Les dénonciations publi- prudence et les remises en question. ques n'ont pu empêcher leur construc- L'esprit académique tempère la tion. Curieusement, à Edmonton, si tous recherche architecturale. Confrontés à les groupes ayant des intérêts divergents cette réalité, Ross et MacFarlane ont dû sur la question de zonage s'entendaient apprendre à accorder cette esthétique pour limiter la hauteur maximale des classique au gigantisme nouveau, ce qui bâtiments, c'est plutôt l'obligation de ne s'est pas fait sans quelque construire au moins un étage qui aurait tâtonnement. reçu de l'opposition5'. Montréal, la 2 LES E D I F I C E S A BUREAUX L'héritage académique La «rationalité voluptueuse» des premières œuvres' Dans l'élaboration d'une esthétique propre aux gratte-ciel, les architectes de En bons architectes académiques, Ross l'école de Chicago avaient privilégié le et Macdonald ont réaisé en 1908, rationalisme constructif. Louis H. d'après l'antique modèle de la basilique, Sullivan lui avait donné son expression l'un de leurs premiers édifices commer- la plus claire en suivant l'adage selon ciaux, la succursale montréalaise de la lequel la «forme suit la fonction» . Il Banque de Toronto au coin des rues fallait également, selon lui, que l'édifice Guy et Sainte-Catherine. En vérité, en hauteur exprime avec force cette l'édifice ne renvoie pas directement à verticalité qui le distingue. Il a traduit l'Antiquité mais pastiche, sur un mode avec éloquence ce parti pris dans le simplifié, l'immeuble de la Knickerbo- Wainwright (1890-1891) à Saint-Louis et cker Company à New York, terminé le Guaranty Building (1894-1896) à quatre ans plus tôt par McKim, Mead et Buffalo, deux édifices aux lignes épurées White. Plus qu'une solution de facilité, dont l'élan vertical est assuré par les cette copie révèle l'admiration de montants ininterrompus qui séparent, George Allen Ross pour la célèbre avec une stricte régularité, des travées agence américaine, mais aussi son de fenêtres identiques, puisque la fonc- ambition de se mesurer à elle, du moins tion aux étages était partout la même. dans le contexte canadien. Mais qu'en est-il de l'académisme? Alors Que l'édifice de McKim, Mead et que le gratte-ciel est un type nouveau, White soit devenu un modèle, cela il formule des pistes en se fiant à des s'explique facilement. Montgomery principes tirés du passé. Ross et Schuyler a signé une critique enthou- Macdonald, comme tant d'autres archi- siaste de ce projet à la « rationalité tectes en ce début du xxe siècle, ont voluptueuse» , qu'il considérait comme suivi cette voie paradoxale qui les «un classique moderne2» . Auteur mènera tout de même à saisir rapide- d'articles éclairés sur les gratte-ciel, il ment le potentiel et les contraintes des n'en félicitait pas moins l'administration grands immeubles. de la Knickerbocker pour leur «digne détermination» à ne pas succomber à la Ross et MacFarlane. Banque de Toronto (actuellement Banque Toronto LES EDIFICES A BUREAUX y Dominion), Montréal rue Sainte-Catherine Ouest, au coin de la rue Guy, 1908. Photographie : j.L, 1999. bage d'une charpente en acier. Mais peu importait au critique. Pour lui, les colonnes permettaient de lire la position relative des piliers d'acier et, de cette façon, leur fonction de support de l'édifice était restaurée. Largement vitré, l'entrecolonnement était traité comme un vide qui renchérissait cette expres- sion structurale des colonnes. Le tout relevait du purisme dans l'emploi du langage classique. Pour ajouter de la dignité à cette réalisation, Schuyler lui a trouvé un ultime précédent dans le temple de Zeus à Agrigente (vers 480 av. J.-C.). Il cite à ce propos Viollet-le-Duc qui trouvait habile l'utilisation des colonnes comme éléments de support, à la fois piliers et contreforts, alors que l'entre- colonnement était un remplissage léger. Comme s'il voulait faire du Knicker- bocker non pas une oeuvre isolée mais un trait de civilisation, Schuyler rappelle le sévère jugement, maintes fois repris, selon lequel, par rapport aux Grecs, les Romains auraient suivi un « raisonne- ment barbare» en donnant l'impression que le remplissage était la structure. Pour le critique, le Knickerbocker se rattache à la tradition des architectes Beaux-Arts adeptes du rationalisme McKim, Mead et White. tentation d'ériger un édifice en hauteur3. néogrec. Sans plus de précisions, il Knickerbocker Trust Company, Ce n'est pas qu'une mince contradiction donne en exemple la faculté de méde- New York, 1904. d'en venir à féliciter des promoteurs de cine de Paris. Il s'agit probablement de Photographie tirée de Monograph of thé Works of McKim, se sacrifier au nom de l'art. Mais l'idéal l'École de chirurgie de Jacques Gon- Mead & White (New York, académique fait fi de telles contingences. douin inaugurée en 1775. Enfin, aux Arno Press, 191$). En ce qui a trait à la conception, Etats-Unis, il voit deux précurseurs: le Schuyler insistait sur les qualités archi- Mémorial Hall à West Point, construit tectoniques de l'immeuble. La franchise par McKim, Mead et White en 1899 et étant une vertu, il admirait l'ossature de le New York Exchange de George B. pierre qui redonnait aux ordres classi- Post, réalisé de 1901 à 19O44. Ces ques leur rôle originel, soit celui de immeubles ressemblent au Knicker- constituer la structure d'un bâtiment au bocker avant tout par le mariage qu'ils lieu d'être un maquillage plaqué. Pour- opèrent entre le classicisme et des tant, dans les faits, il s'agissait de l'enro- usages contemporains. C'est cet esprit 32 LE FANTASME METROPOLITAIN de l'œuvre que Schuyler veut faire par les adeptes de l'académisme. La ressortir: il voulait démontrer l'appli- hauteur de la base offrant un jeu appré- cabilité du renouveau classique Beaux- ciable, il était facile d'ajuster les propor- Arts dans des immeubles d'affaires. tions des colonnes. Cette flexibilité Le Knickerbocker répondait donc au explique que ce modèle ait été popu- désir des architectes d'élaborer une laire et se soit généralisé. Le New York approche plus somptueuse que celle de Exchange de George B. Post auquel s'est l'école de Chicago, sans pour autant référé Schuyler en est un exemple parmi présenter un décor arbitraire. Pourtant, d'autres, innombrables. au point de vue de la conception archi- Pour leur part, Ross et MacFarlane tecturale, le choix de traiter des façades ont utilisé de faux portiques surélevés comme des colonnades classiques était ou des séries de pilastres aux étages lourd de conséquences. Dans son extra- dans quelques immeubles à bureaux vagance et son éclectisme pittoresque, dont le Lake of thé Woods (1909-1910) l'architecture victorienne se riait souvent et le Dominion Guarantee (^o/)5. Dans des règles strictes du classicisme. Cette ce dernier cas, l'édifice était parti- liberté facilitait les ajustements à la culièrement harmonieux et représentait commande. L'académisme ne suivait pas bien les idéaux de l'académisme. Il cette voie. Par exemple, au calcul des reprenait même des tics américains : les Ross et MacFarlane. Lake of thé charges qui assurait des dimensions balcons décoratifs et le parapet de la Woods, Montréal, rue du Saint- minimales aux struc-tures d'acier, il toiture traité comme une balustrade. Sacrement, au coin de la rue Saint-Alexis, 1909-1910. opposait la proportionnalité des ordres Ces deux motifs étaient inutiles dans un Photographie : J.L, 1999. qui obéissent à des préceptes esthéti- lieu de travail, mais ils lui donnaient un ques. Les exigences d'une beauté cano- air de palais. nique contrariaient les visées économi- Néanmoins, même avec ce schéma ques de réduire les coûts de construc- de composition à « socle ajustable » , tion et d'offrir un espace libre maximal. Ross et MacFarlane offrent un contre- Un formalisme donnant priorité aux exemple qui témoigne de la difficulté de proportions peut même rendre difficile satisfaire aux exigences de l'acadé- l'adéquation du volume au programme. misme: le magasin Willis, qui compre- Ainsi, au Knickerbocker et à la Banque nait les aires de vente et les bureaux de de Toronto, c'est le gabarit relativement la compagnie6. Situé sur un lot étroit — modeste qui permet d'obtenir une à peine 20 pieds (6 m) de largeur rue façade tétrastyle pratiquement de plain- Sainte-Catherine, avant l'agrandissement pied avec le trottoir. Dans le même de 1926-1927 qui a porté sa largeur à lotissement, des besoins plus exigeants 47 pieds (14,3 m) — ce programme a n'auraient pas permis cette conception. forcé une hauteur de sept étages. En fait, pour des programmes un peu Puisqu'on y vendait des pianos, le choix plus importants, l'histoire offre plusieurs de la de la verticalité peut surprendre, solutions, dont celle-ci : l'utilisation du mais il témoigne de la confiance que l'on rez-de-chaussée et des premiers étages avait dorénavant dans les ascenseurs ! comme socle à la colonnade. Ce con- C'est l'extérieur qui a fait problème. Les cept de portique ou faux portique sur- architectes ont fait usage d'astuces pour élevé était le deuxième grand type tenter d'allonger la composition sans d'élévation à colonnes à être employé bousculer les règles d'équilibre que le LES EDIFICES A BUREAUX 33 décor classique commande. Compte MacFarlane dans le courant académique tenu des dimensions effilées de la du renouveau classique mais, même bâtisse, l'exercice était difficile. Il a fallu avec le Dominion Guarantee, elles jongler avec les proportions. Les pilas- témoignent de leur approche dépouillée tres ioniques ont été étirés et rappro- et sévère qui restera marquante jusque chés. La taille de l'entablement a été dans les œuvres tardives de Ross et exagérée afin de ménager dans la frise Macdonald. L'académisme, par principe, un registre de fenêtres. Le dernier n'est pas contre la surenchère niveau est transformé en attique. Le décorative. Les architectes français premier étage est traité comme un Charles Garnier et Victor Laloux en ont socle mais il est suspendu dans les airs fait la preuve. Quelques architectes car, pour satisfaire des exigences com- canadiens se sont aussi laissés tenter par merciales justifiées, la base massive est une ornementation forte et puissante. remplacée par des vitrines qui donnent Pour ne citer que des exemples mont- l'impression que les pans de maçonnerie réalais, mentionnons Finley et Spence au aux étages sont portés par du vide, un Guardian en 1902, Edward et William paradoxe dans l'architecture commer- Maxwell au London & Lancashire Life7 ciale qui existe depuis l'avènement des en 1899, Hutchison et Wood au Cana- grands vitrages au xixe siècle. Dans le dian Express en 1900, Marchand et Ross et MacFarlane. Dominion Guorantee, Montréal rue Saint- Willis, des petites colonnes ont été Haskell à l'Académie Marchand en 1909- Jacques, au coin de la rue Gauvin, placées au rez-de-chaussée sous les 1910. Mais aux États-Unis et peut-être 1908. La corniche et le parapet pilastres colossaux, ce qui contrevient à encore plus au Canada, la tendance ont malencontreusement été une règle du classicisme: un élément générale va vers la parcimonie du décor éliminés, probablement en 7958 d'apparence fragile ne doit pas donner au profit de la sobriété et, autant que lors du surprenant ajout de la tour qui chevauche l'édifice. l'impression d'en porter un plus solide. possible, de la rigueur. En fait, avec le Photographie : J.L, 1999. Ainsi, en dépit de son élégance au renouveau classique, l'expression de premier regard, la composition est l'édifice doit obéir à la raison ou plutôt curieuse, on dirait qu'un bâtiment de à des raisons parfois contradictoires : un pierre a été soulevé du sol et déposé facteur économique en évitant l'excès sur des pilotis. d'ornement; une esthétique contrai- Ross et ses associés n'étaient pas les gnante en acceptant les règles classiques seuls à devoir résoudre les dilemmes du et académiques ; une expression histo- classicisme pour des édifices de plus en rique factice en conservant des enve- plus imposants. Même dans les années loppes de pierre ; une architectonique 1920, ils ont réessayé d'employer des plus authentique en indiquant les travées pilastres colossaux en façade, mais dans structurales d'acier ou de béton. Ce l'ensemble ils ont privilégié des sont autant de raisons qui font de traitements moins stricts ou des styles l'académisme un éclectisme qui s'ignore. plus souples comme le néogeorgien Les contradictions sont encore plus (ou style néocolonial) qui a été très fortes dans l'« art commercial » où la populaire aux États-Unis pour des beauté et le profit doivent se concilier. Edward Maxwell. Édifice London raisons nationalistes, mais peut-être Néanmoins, ces projets académiques & Lancashire Life, Montréal, rue Saint-Jacques, au coin aussi pour son adaptabilité. de Ross et MacFarlane restent de petite de la rue Saint-Jean, 1899. Quoi qu'il en soit, ces premières taille. Le premier projet d'envergure Photographie : J.L, 1999. œuvres placent non seulement Ross et auquel ils collaborent montrera 34 LE FANTASME MÉTROPOLITAIN Ross et MocFor/one. Édifice Willis, Montréal, rue Sainte-Catherine Ouest, au coin de la rue Drum- mond, 1910; agrandissement latéral en 1926-1927. Photographie : J.L, 1999. LES ÉDIFICES À BUREAUX 35 l'ampleur que devront prendre ces ont contribué avec ces architectes à contradictions dans les édifices blocs. l'érection d'un édifice montréalais, le Transportation (1909-1912) qui, comme Vérités et mensonges son nom l'indique, relevait du même architecturaux : milieu des transports. Plus précisément, le Transportation on trouvait parmi les actionnaires la Parmi les commandes les plus importan- compagnie de chemin de fer Intercolo- tes qu'ont reçues Ross et MacFarlane, il nial qui appartenait au gouvernement y avait celle de la gare de Toronto pour canadien. L'architecte Eustace G. Bird Carrère et Hastings ; E. G. 8;rd, laquelle ils assistaient les anciens patrons a lui aussi participé à ce projet8. associé (Ross et MacFarlane, de Ross, les Américains Carrère et Le rôle de Ross et MacFarlane a été associés). Édifice Transportation, Montréal, 1909-1912. Démoli. Hastings, seconde agence en importance secondaire car leur nom n'apparaissait Photographie tirée de aux États-Unis. La gare n'a pas vu le jour plus au moment de l'inauguration, mais Construction, décembre 1912. mais, parallèlement, Ross et MacFarlane l'œuvre occupera une place détermi- nante dans leur production future, car elle débute la série de leurs grands immeubles à bureaux9. Ils en feront peu après une variante, le Read Building (1912-1913). Le Transportation mérite donc qu'on s'y arrête. C'est un exemple significatif des changements de gabarit à la faveur des restrictions de zonage. En effet, le gratte-ciel étant limité en hau- teur, il se transforme en édifice bloc suivant au moins trois stratégies com- plémentaires : 1) II y a réunion des lots. Ce que les grands immeubles perdent en hauteur, ils le gagnent en largeur. Il s'agit, dans une même propriété, d'assurer la plus grande superficie de location possible, car les anciennes divisions du parcellaire victorien ne correspondent plus aux capitaux disponibles pour des immeubles à revenus. Il est vrai que les victoriens eux-mêmes avaient recours à des procédés de regroupement, mais de manière générale, pour des raisons de sécurité, les édifices respectaient la mitoyenneté des lots par l'emploi de murs coupe-feu. La confiance acquise dans les stratégies de sécurité des grands immeubles permettait donc les change- ments de gabarit des espaces intérieurs. 36 LE FANTASME METROPOLITAIN 2) Les lots privilégiés vont généralement vague d'édifices commerciaux héritée être ceux qui permettent d'avoir plus de l'époque victorienne. Le choix de d'un mur de façade: c'est-à-dire les lots matériaux traditionnels comme la pierre, de coin, les têtes d'îlot ou, si possible, les alignements de bandeaux et de cor- les quadrilatères complets qui consti- niches ou l'inspiration passéiste assurent tuent la solution idéale. On compren- une continuité, mais ne compensent pas dra, dans ce contexte, à quel point l'effet de contraste. certains projets ont pu nécessiter de C'est en ce sens que les édifices difficiles négociations, ou le fait que des blocs traduisent un projet d'uniformité propriétés foncières exceptionnelles urbaine : l'occupation maximale des lots soient devenues de belles occasions sur tout le territoire constitue le diktat d'affaires. d'une cohérence à venir. La période préconise donc un renouveau urbain 3) Par rapport aux édifices victoriens, un peu comme l'a fait le victorien et il y a souvent bris d'échelle, puisque les comme on en reformulera un autre édifices du siècle précédent étaient après la Seconde Guerre mondiale. limités à quelques étages et que l'on C'est-à-dire qu'à chacune de ces veut maintenant atteindre la hauteur périodes, on remet eh cause le patri- maximale permise. Ces édifices prédo- moine dont on hérite. Aujourd'hui minent leur voisinage de manière démoli, le Transportation témoigne monumentale. assez bien de cette historicité fugace. Cet idéal urbain n'a donc jamais été Même sans chercher à écraser l'envi- atteint avec les édifices blocs. Implantés ronnement existant par la hauteur, le aux extrémités des îlots, ceux qui ont paysage urbain est ainsi chamboulé, survécu jusqu'à nos jours contrastent sinon meurtri par des édifices toujours toujours avec les édifices du centre qui plus imposants, promus par les grandes sont moins bien organisés. Le résultat entreprises, les consortiums et même est à l'opposé de l'harmonie escomptée les gouvernements. En son temps, le et témoigne du fait que la ville peut Transportation avait été qualifié de rarement être réduite à une vision «mammouth» parce qu'il contrastait univoque. avec son contexte, et d'anciennes pho- Dans le Transportation, Carrère et tos prouvent la justesse de cette Hastings ont repris un schéma tripartite impression. Regroupant plusieurs lots devenu conventionnel depuis le xixe et dominant ses voisins, sauf ceux de sa siècle aux États-Unis. En effet, dans une taille avec lesquels il s'harmonise, cet description de l'édifice parue dans le édifice illustre la mise en place de l'idéal magazine Construction, on peut lire à que le zonage préconise, c'est-à-dire propos des façades que la triade « base, des îlots qui un jour devraient être développement et chapiteau [est] entièrement construits à une même toujours en vogue, mais améliorée par hauteur maximale. L'impact de ces une recherche graduelle et consistante mastodontes est d'autant plus accentué sur l'apparence esthétique10» . En parlant que leur traitement est monumental. de chapiteau, le texte fait allusion aux L'unité et la simplicité de leur compo- ordres classiques et révèle que l'éléva- sition les distinguent de la première tion de l'édifice est traitée comme une LES ÉDIFICES À BUREAUX 37 analogie de la colonne, un formalisme sion d'avoir arraché trois travées de que Sullivan abhorrait. Il est curieux de l'enveloppe de pierre pour faire place à lire cette comparaison pour un édifice un fenêtrage de grandes dimensions, plus large que haut, mais il est vrai qu'en avec des encadrements de métal. Ces 1912, cette métaphore était devenue une bandes verticales sombres contrastent « convention » qui existait depuis de avec la blancheur de la maçonnerie et « nombreuses années » , était toujours révèlent que la pierre n'a pas une « en vogue » , et il faut ajouter qu'elle fonction de structure mais d'enveloppe. allait le rester encore longtemps". Avec C'est comme si, par souci de franchise cette métaphore, le décor est concentré quant au mode constructif, ils avaient à la base et au couronnement. C'est là déshabillé le parement pour exposer par exemple que l'on peut mettre des l'artifice du mur-rideau de pierre. colonnes ou des pilastres et ainsi laisser Par leurs proportions, les pans de la partie centrale plus dégagée. Dans ce pierre étroits, minces et réguliers don- cas-ci, le premier registre était traité en nent pour leur part l'impression d'être arcades dans lesquelles s'inscrivaient les des pilastres classiques sans en être. entrées et les vitrines. Ces dernières Les corbeaux de la galerie métallique formaient des cages de verre saillantes font office de chapiteaux. Carrère et qui devaient capter le regard du passant. Hastings ont donc évité la littéralité des Les architectes ont fait suivre deux ordres que Ross et MacFarlane ont niveaux de transition, celui qui termine expérimentée avec peine dans l'édifice la base et celui qui débute le dévelop- Willis et font preuve d'invention dans pement. Au couronnement, les fenêtres l'emploi du langage classique. Dans une géminées du dernier niveau et l'arcature ère de remise en question de l'école de de la corniche font écho aux arcades du Chicago, le succès du Blair s'explique Carrère et Hastings. Édifice Blair, New York, 1903. rez-de-chaussée. donc aisément et il a été présenté Photographie tirée de Dans l'immeuble, la solution rappelle comme un modèle du genre. Le Trans- AR, décembre 1905. celle que Carrère et Hastings ont portation en poursuit les leçons même utilisée dans l'édifice Blair (1902-1903) à si ses proportions générales sont plus New York, qui leur avait valu une traditionnelles. excellente critique12. À l'inauguration, on Dans le magazine Construction, on a affirmait que ses auteurs avaient réalisé dit du Transportation que «l'édifice de le meilleur édifice à bureaux de la dix étages d'aujourd'hui est [conçu] métropole américaine. C'était alors le dans le but d'exprimer franchement la premier gratte-ciel de cette taille à être nature pratique de la structure tout en réalisé par des architectes ayant étudié à possédant une certaine dignité et une l'École des beaux-arts de Paris. Il s'agis- impression artistique13» . Pourtant, les sait d'une démonstration pratique des rapports à la structure ne sont pas aussi préceptes de l'enseignement français limpides qu'on le laisse croire. Il est vrai dans cet édifice si typiquement améri- que les pans de maçonnerie suggèrent la cain qu'est le gratte-ciel. Si les tripar- présence et l'emplacement de la struc- tismes horizontal et vertical sont con- ture d'acier. On serait alors tenté de ventionnels, ce sont les travées centrales croire que les colonnes au rez-de- qui sont particulièrement intéressantes. chaussée indiquaient l'alignement des Carrère et Hastings donnent l'impres- piliers d'acier. Mais, comme les plans le 38 LE FANTASME METROPOLITAIN prouvent, les impressions sont trom- structurale, ils n'ont certainement pas peuses : sauf pour des irrégularités pris, comme dans les cathédrales médié- justifiables, seul un pilastre sur deux en vales, le parti de montrer avec vigueur façade recouvrait les montants structu- le transfert de la charge du bâtiment! raux. Le rythme des travées n'était donc Au contraire, les façades taisent tous pas déterminé par la trame structurale. les efforts de la matière. L'étiquette Deux raisons peuvent expliquer cette gothique est également impropre, décision d'uniformiser les travées au compte tenu du décor qui est moins détriment de l'expression de la struc- inspiré du Moyen Âge que de la Renais- ture. La première est économique : la sance française. Les fleurs de lys dissé- largeur d'une travée correspondait à minées sur le parement de pierre du une largeur minimale pour des espaces rez-de-chaussée, les rosettes dans de location aux étages. Ainsi, comme on chaque losange des treillis enveloppant peut le vérifier dans les plans, en multi- les colonnes, le fût de celles-ci qui était pliant les fenêtres, l'aménagement inté- sans galbe et les faux balustres à feuilles rieur était plus flexible14. La seconde d'acanthe sous les fenêtres du premier raison qui peut expliquer le rythme des étage, tous ces détails étaient autant de travées tient d'un maniérisme: la raffinements rappelant le style français succession de bandes claires et foncées du xvie siècle. La délicatesse de ces donnait l'impression, comme au Blair, enjolivements contribuait à donner aux d'une série de pilastres classiques. façades un traitement plein de retenue. Le rythme est donc une question d'es- En fait, toutes ces subtilités et ces thétique. Ainsi, même sans adopter un oppositions tectoniques où s'entrecroi- ordre classique quelconque, les règles sent les règles classiques et les nouvelles de proportions entravent l'expression possibilités constructives de l'acier authentique de la structure. Acadé- témoignent de cet académisme éclec- misme oblige. tique qui tente de réunir et de contrôler Le rythme serré des travées peut des considérations diverses et parfois avoir une troisième raison. Sullivan disait opposées. Sans choisir entre le rationa- des élévations du gratte-ciel qu'elles lisme et le passéisme, l'architecture de devaient accentuer l'élan vertical. Dans Carrère et Hastings est typique de le Blair à New York, la prépondérance l'ambivalence de cette approche. Elle des montants ainsi que l'alternance de est cependant à son meilleur, car elle bandes verticales jouent ce rôle. Au réunit agréablement l'ensemble de ses début du siècle, on a été sensible à contradictions. cette volonté, dans le Transportation, Le plan, pour sa part, est remar- de renforcer la verticalité afin de guider quable par sa conception qui marie « l'œil jusqu'à l'étage-attique et la cor- l'académisme au pragmatisme. Au rez- niche décorative15» . Pour témoigner de de-chaussée, les circulations adoptaient cet effet, la critique a qualifié l'édifice de un plan en T qui suivait la prédilection style «gothique moderne16» . En réalité, des Beaux-Arts pour les compositions Carrère et Hastings n'ont pas aban- ayant un axe principal et un axe secon- donné l'équilibre classique. Compte daire transversal. C'est un plan simple, tenu de l'absence de correspondance clair, cohérent et dégagé. Il est l'opposé entre les pilastres extérieurs et la trame de tout imaginaire référant à la ville LES EDIFICES A BUREAUX 39 extérieure comme étant chaotique, tortueuse et sombre. La qualité de cet espace annonçait déjà la possibilité de créer un lieu public intérieur dans les édifices blocs. Ce sera une grande leçon pour Ross et MacFarlane. Curieusement, les architectes ont séparé les six ascenseurs en deux groupes éloignés, une façon de faire coûteuse et plutôt rare. La largeur de l'édifice ne permet pas d'expliquer cette dissociation qui était plutôt le résultat d'une symétrie académique. Le désir de formaliser avec fermeté le plan explique aussi l'enchaînement scénographique d'espaces ayant chacun une forte identité. Au croisement des axes, le hall s'élargit pour former un espace sur plan carré ouvert sur la mezzanine. Mais ce qui est le plus remarquable à ce point, c'est l'escalier semi-circulaire qui lui est adjacent, à peine isolé par une arcade. Une vaste verrière le baignait d'une lumière qui se répandait jusque dans le hall. Les contremarches ajourées de l'escalier permettaient de mieux diffuser cet éclairage zénithal tout en créant un jeu de transparence. Construit avec des matériaux nouveaux, ce beau morceau d'architecture relie d'une manière théâ- trale les premiers niveaux plus publics : la mezzanine, le rez-de-chaussée et le sous-sol. UIntercolonial louait une partie du rez-de-chaussée, soit 624 pieds carrés, entre autres pour un service de billette- rie17. Quant au sous-sol, il comprenait un restaurant, un bar et un salon de barbier. Cette commercialisation est significative: avec les grands immeubles, il devenait possible de tirer des profits Corrère et Hast/ngs; £ . G. B/rd, associé (Ross et MacFarlane, associés). supplémentaires à partir de la location Édifice Transportation, Montréal, 1909-1912. Démoli. Plans du sous-sol, du rez-de-chaussée, de la mezzanine d'espaces pour des services qui étaient et plan type des étages de bureaux. destinés aux nombreux travailleurs Reproduits de Construction, décembre 1912. regroupés dans l'édifice. Le salon de 40 LE FANTASME METROPOLITAIN Carrère et Hastings; E. G. Bird, associé (Ross et MacFarlane, associés). Édifice Transportation, Montréal, 1909-1912. Démoli. Corridor. Photographie tirée de Construction, décembre 1912. Carrère et Hastings; E. G. Bird, associé (Ross et MacFarlane, associés). Édifice Transportation, Montréal, 1909-1912. Démoli. Escalier principal. Photographie tirée de Construction, décembre 1912. barbier au sous-sol était presque un tic également au Château Laurier et qu'ils de la période. Ross et Macdonald en appliqueront aussi bien dans leurs hôtels ont prévu dans plusieurs de leurs réa- que dans certains édifices à bureaux. lisations, souvent coincés entre les salles Cependant, la recherche de superficies des machines et d'entreposage. L'im- maximales pour des fins de location se plantation de commerces aux niveaux concilie parfois difficilement avec la inférieurs sera de fait une seconde leçon qualité des espaces communs. du Transportation pour Ross et Comme le puits de lumière au-dessus MacFarlane, leçon qu'ils apprennent de l'escalier semi-circulaire le laisse devi- LES EDIFICES A BUREAUX 41 avant tout pour être rentable, et on exprimait le souhait qu'il ait un éventuel effet d'entraînement dans les environs, sans doute pour faire augmenter la valeur des terrains19. On pourrait diffi- cilement trouver une confirmation plus claire des enjeux spéculatifs de ces grands immeubles. L'influence qu'a exercée le Transportation se vérifie surtout dans l'imitation directe de son design, entre autres dans le Read Building que Ross et MacFarlane ont réalisé seuls20. Cependant, le traitement des façades y est simplifié, ce qui s'explique par la vocation de l'édifice: il devait servir à l'industrie légère et aux grossistes, et non à des bureaux. Pour Ross et MacFarlane. Édifice Read, ner, les étages de bureaux suivaient un ce type d'usage, l'édifice bloc était rue Lagauchetière Ouest, au coin plan en U de manière à comporter un largement répandu car il avait l'avantage, de la rue Saint-Alexandre, plus grand nombre de fenêtres. L'exer- sur les gratte-ciel élancés, d'offrir de Montréal, 1912-1915. cice de la planification se résumait alors grandes superficies de plancher. Sa Photographie :j.L, 1999. à concilier la plus grande surface de flexibilité constituait un attrait supplé- plancher au plus grand nombre possible mentaire tant pour les propriétaires que d'espaces de bureaux pouvant béné- pour les locataires. La sécurité de l'édi- ficier d'une fenêtre. Cette règle de fice était aussi un atout que l'on vantait géométrie tirait profit de la position plus volontiers que l'esthétique. Ainsi, décentrée des ascenseurs: ils étaient en plus d'être une construction incom- placés aux coudes des ailes, dans des bustible, le Read avait des escaliers de espaces qui ne bénéficiaient pas de secours enclos, «comme on en trouve fenêtres, donc des espaces impossibles en Europe » , conformes aux recomman- à louer. Les toilettes, les escaliers d'issue dations des assureurs et aux exigences extérieurs qui étaient accessibles de de la Ville de New York21. celles-ci et les escaliers intérieurs étaient Ross et Macdonald reprendront regroupés près des ascenseurs, ce qui également les principes de composition facilitait leur localisation par les usagers. de façade du Transportation dans l'édi- Concluant sur la rentabilité d'une telle fice Dandurand (1913-1914) où , cepen- architecture, l'article du magazine Cons- dant, ils se laissent encore tenter à truction définit ce bâtiment comme « une appliquer l'ordre toscan à des pilastres architecture qui répond simplement à démesurément étirés22. D'autres archi- son usage » , où rien ne dépare son tectes montréalais tireront un meilleur caractère commercial18. La décoration parti de ces principes. C'est le cas Ross et Macdonald. Édifice retenue, sans inutile virtuosité, aurait d'Hutchison, Wood et Miller dans Dandurand, Montréal, rue Saint- donc représenté l'image réconfortante l'édifice Shaughnessy (1912) ou de Denis, au coin de la rue Sainte- de la rationalité économique. L'article R. E. Bostrom dans le McGill (1912). Catherine Est, 1913-1914. Photographie : J.L, 1999. confirme qu'un tel bâtiment était conçu Mais indépendamment des cas d'ému- 42 LE FANTASME MÉTROPOLITAIN lation, le Transportation s'inscrit dans la transition, dont la raison d'être, au pire, série d'édifices blocs qui se sont répan- tenait de l'habitude, au mieux, d'une dus au Canada avant la Première volonté d'amoindrir l'effet de répétition. Guerre mondiale et qui ont établi les De la même façon, les travées peuvent bases de la typologie d'immeubles varier. C'est à peu près toujours le cas d'affaires la plus répandue jusqu'à la pour les travées d'angle. En reprenant crise des années 1930. les formules académiques, l'architecture continuait de se dégager des logiques « Look like business fonctionnalistes selon lesquelles les and nothing more23»: élévations devraient refléter l'ordre colosses des années 1920 intérieur. L'arbitraire du rapport entre l'enveloppe et le plan restait entier, Ross et Macdonald ont projeté ou accepté comme allant de soi. Somme construit à Montréal une douzaine de toute, cette approche du design des grands immeubles avant que les restric- façades restait cantonnée dans une tions touchant la hauteur ne soient tradition solide. Avec ce schéma de changées. Ces édifices larges et trapus base, les architectes n'avaient qu'à ont un air de famille indéniable24. Au lieu permuter des motifs architecturaux: du Vieux-Montréal cependant, ils sont pilastres, arcades, bandeaux, fenêtres situés dans le centre-ville actuel qu'ils jumelées ou isolées, etc. Ainsi, le Hutchison, Wood et Miller. Édifice ont contribué à définir. Fidèles aux Médical Arts (1922-1923) a des colonnes Shoughnessy, rue McGill au coin de la leçons antérieures, ils ont été implantés engagées au sommet; le Confédération rue Saint-Paul Ouest, Montréal, 1912. à des coins de rues ou en tête d'îlots; (1927-1928), des pilastres. Le couron- Photographie: J.L, 1999. ils ont presque tous le maximum permis nement du Castle consistait en une série de dix niveaux hors-sol et ils occupent d'arcades; au Keefer (1923-1924), celles- le plus de superficie possible, c'est-à- ci étaient confinées à la base. Et ainsi de dire qu'ils bordent le trottoir. Le centre- suite. Les autres différences tiennent au ville minéral, dense et compact, cons- rythme des fenêtres, au nombre de truit jusqu'aux limites, continuait de se niveaux regroupés et à l'existence ou concrétiser alors que la verdure, pour- non de registres de transition25. Inutile tant jugée si importante dans les dis- donc de trop insister sur les nuances cours urbanistiques du City Beautiful, des traitements stylistiques de cette se raréfiait. Pour ce qui est de l'espoir production, car bien des choix esthé- d'atteindre une uniformité architecturale tiques s'expliquent mal. Ainsi, l'avancée harmonieuse au centre-ville, il ne s'est centrale de la longue façade du Confé- pas réalisé non plus dans les années dération, de style néogeorgien, est à 1920. Plusieurs des édifices construits peine perceptible, et pourtant elle sur des sites de premier choix exposent entraîne une irrégularité dans la trame toujours les grands pans aveugles de des colonnes d'acier. Cet impact de la leurs murs mitoyens. façade est d'autant plus surprenant que Pour les élévations, Ross et Macdo- dans un tel édifice, le style tient de nald ont conservé dans la majorité des l'ellipse. De manière générale, l'histori- cas l'académique tripartisme vertical cisme manque de conviction ou est un R. £ . Bostrom. Édifice McGII, d'avant la Première Guerre mondiale. Il embarras. Le Confédération illustre le rue McGill, Montréal, 1912. y avait aussi un ou des registres de fait que, depuis le début du siècle, la Photographie: J.L, 1999. LES EDIFICES A BUREAUX 43 Ross et Macdonald. Médical Arts, Montréal, rue Sherbrooke Ouest, au coin de la rue Guy, 7922-1925. Photographie :J.L, 1999. Ross et Macdonald. Édifice Keefer, Montréal, 1923-1924. Photographie tirée de Construc- tion, juillet 1924, p. 212. finition n'a cessé de se simplifier, de se cette architecture s'est donné une neutraliser pour ne pas dire se dessé- apparence de rationalisme plus forte cher. L'architecture est dotée d'une encore que dans les œuvres d'avant la tectonique effacée : le traitement des guerre. En effet, dans cette série d'édi- façades est bidimensionnel, presque fices, ce qui est plus significatif que les graphique dans certains cas, de sorte allusions et les désillusions stylistiques, qu'il ne s'en dégage aucune impression c'est la constance du caractère. Robert d'effort. Mais voilà que sans plasticité, Henry Macdonald jugeait inévitable la ni pesanteur, la façade a au moins le standardisation de l'architecture. Il en mérite d'exprimer qu'elle est bel et parlait du point de vue d'une régie bien un mur-rideau. Par l'économie de interne de l'agence d'architectes, où les moyens et par la régularité du fenêtrage, détails types pouvaient se répéter d'un 44 LE FANTASME METROPOLITAIN projet à l'autre et ainsi augmenter la productivité dans la salle de dessin. Mais les répétitions et les similitudes dans les grands immeubles dépassent ces questions de standardisation dans la pratique architecturale ou dans l'imita- tion académique. La simplicité des façades est une métaphore d'une ges- tion comptable serrée. Les répétitions, résultats de standardisations apparentes ou réelles, sont des analogies aux dis- cours idéologiques du milieu des affaires en faveur d'un rationalisme écono- mique. Dans ce contexte, le dessin des façades était inexorablement voué au minimalisme et à l'uniformisation. Autre- ment dit, même dans l'architecture académique que l'on décrit souvent comme un conservatisme, sinon comme une régression, la logique du profit a suivi son cours et a orienté le design vers un dépouillement prémoderniste. Cela dit, dans cette série uniforme de bâtiments empruntant leur style à l'histoire, il y a tout de même une timide exception : la façade de l'édifice Hermès. La symétrie, la fermeture de la composition par des travées d'angles distinctes, le basilaire sont tous là pour rappeler les règles académiques. Les fenêtres géminées au sommet distin- guent on ne peut plus clairement les meneaux des piliers derrière lesquels sont les poteaux d'acier. Sullivan avait utilisé cette même idée en 1897 dans réalisée sur chacune des ailes du Domi- Ross et Macdonald. Édifice l'édifice Bayard à New York. Mais, nion Square Building. Castle, rue Sainte-Catherine Ouest, au coin de la rue Stanley, comme pour dénoncer le fait que tout L'aménagement intérieur de ces Montréal, 1924-1927. ce traitement de maçonnerie n'est que immeubles suivait deux tendances com- Photographie: J.L, 1999. décoratif et plaqué sur un mur-rideau, plémentaires : d'une part, le besoin de les architectes ont abandonné les ban- grandes surfaces et, d'autre part, un deaux et les corniches pleine largeur. La cloisonnement flexible qui permet démonstration demeure malaisée et d'offrir en location une gamme variée inachevée, mais elle présageait la trans- d'espaces. La question de la superficie position tridimensionnelle qui sera est en grande partie réglée, on l'a vu, LES EDIFICES A BUREAUX 45 par la réunion de lots contigus, ceux-ci une image de marque qui traduit le donnant de préférence sur plusieurs rues gigantisme de l'organisation du travail non seulement pour des raisons de pres- de bureau entièrement voué à la pro- tige et de visibilité mais surtout pour ductivité, pour les petites entreprises, il l'éclairage. En plus de profiter de ces représente plutôt une possibilité de se façades, les architectes ont souvent créé réunir, de profiter d'une proximité des puits de lumière afin d'obtenir plus mutuelle, de se situer dans un lieu bien de fenêtrage, une salle avec une fenêtre identifié dans le paysage urbain, en devenant généralement le module mini- somme, de bénéficier d'une économie mal d'un bureau. Autant que possible, d'échelle. Dans certains cas, les édifices les ascenseurs sont près du centre, mais sont prévus pour correspondre exclu- en aucun cas la symétrie parfaite du plan sivement à un marché ou à une clientèle n'est recherchée. Il s'agit toujours d'une très ciblés. Ainsi, le Médical Arts, logique où la rentabilité maximale doit s'adressait aux médecins et comportait primer le formalisme. Le plan se moque un petit hôpital privé, tandis que l'édifice de l'ordre des façades. Le Transporta- Medic Dental regroupait, comme son tion de Carrère et Hastings était à cet nom l'indique, des dentistes. Ces cas égard exceptionnel. sont assez probants pour rappeler une Par ailleurs, l'intérêt de ces bâtiments autre dimension de l'impact de ces Ross et Macdonald. Édifice tient en grande partie au programme. édifices sur l'espace urbain : la sépara- Hermès, rue Peel, au coin du Comme ces édifices de Ross et Macdo- tion du lieu de vie et du lieu de travail boulevard de Maisonneuve Ouest, Montréal, 1926-1927. nald destinés à la location multiple le qui a débuté au xixe siècle. En effet, ce Photographie: J.L, 1999. montrent, différentes entreprises de n'est plus dans un cabinet privé, à tailles petites et moyennes pouvaient même leur résidence, que ces profes- s'y trouver réunies. Alors que pour les sionnels travaillent. Il en est de même grandes entreprises le gratte-ciel offre pour les petits bureaux qui, au lieu Ross et Macdonald. Édifice Dominion Square, Montréal, rue Sainte-Catherine Ouest, au coin de la rue Peel, 1928-1940. Extérieur, élévation arrière. La partie inférieure a été agrandie. Photographie : j.L, 10.99. 46 LE FANTASME METROPOLITAIN
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