LES DESSEINS DE L’ARAIGNEE Nouvelle Moustapha Mbacké Diop © 2018 Moustapha Mbacké Diop. Tous droits réservés. I « QUI SUIS-JE ? » Là était la question qu'elle se posait. La petite fille avait toujours eu du mal à cerner son identité et à trouver sa place, malgré le fait que Mère et Esi étaient aimantes et toujours présentes à ses côtés. Elle sentait que quelque chose n'allait pas chez elle, qu'elle était différente. Cette question qui la tourmentait était la raison pour laquelle elle s'était enfuie. Elle avait déjoué la vigilance de sa mère et de sa sœur, oc- cupées à leur corvée de linge sous le regard sévère d'un garde. Se rendant discrètement dans leur petite chaumière, elle avait pris sa besace con- tenant un peu d'eau et une amulette. Cette dernière aurait été sculptée par son géniteur dont elle ne connaissait que le nom : Vagabond. Elle s'était ensuite éloignée d'un pas décidé du village, le regard fixé vers le lointain et la poitrine serrée. Elle enviait sa sœur Esi, qui avait eu la chance d'avoir vécu avec sa mère et son père. Même pour de brefs moments, avant que ce dernier ne soit tué comme presque tous les autres hommes sous ordre du Roi. Ce fu- neste événement ayant eu cinq pluies avant sa naissance n'avait jamais pu être expliqué. D'après Mère, leur souverain autrefois si bon et sage avait un matin été comme pris d'un accès de folie, certains chuchotaient même qu'il avait été possédé par un démon. Il avait ordonné à ses gardes de tra- quer et de tuer tous ses sujets masculins adultes, puis les jeunes garçons avaient sous ses ordres été émasculés. À partir de ce moment, sa garde personnelle n'était composée que de femmes et d'eunuques, durement entraînés pour assurer sa sécurité. Ceux qui étaient trop faibles ne sur- vivaient pas. 1 2 MOUSTAPHA MBACKÉ DIOP La petite trébucha sur une pierre, ce qui la détourna de ses sinistres pensées. Elle se rendit compte avec étonnement qu'elle était arrivée. Le soleil couchant lui permit d'apercevoir sa destination : la Forêt des dé- mons comme tout le monde l'appelait. — Pourquoi ne peut-on pas directement y ramasser du bois mort ? avait-elle demandé à Mère un jour où elles devaient s’atteler à cette pénible besogne. Ce serait bien plus facile que de la contourner. — Ne t'aventure jamais dans cet endroit maudit, m'entends-tu ! Tous ceux qui y sont allés ne sont jamais revenus ! Le ton rude avec lequel elle l'avait mise en garde l'avait effrayée, elle qui d'habitude parlait d'une voix si douce et était si souriante. Mais la pe- tite fille était décidée. Elle y trouverait forcément des réponses à ses ques- tions. Dominant tant bien que mal son angoisse, elle s'enfonça parmi les ar- bres lugubres. Le silence lourd la glaçait jusqu'aux os, elle serrait nerveuse- ment sa besace comme pour y puiser un peu de courage. Des gronde- ments se firent subitement entendre à sa gauche, et la fillette se mit à courir. Elle était poursuivie. Parvenant à peine à trouver son chemin dans la pénombre oppres- sante, elle trébuchait très souvent contre une racine, en essayant de dis- tancer son poursuivant invisible. Bientôt elle émergea dans une petite éclaircie, au milieu de laquelle se trouvait une case qu'elle aurait cru aban- donnée, n'eût été la lumière d'un feu timide qu'elle apercevait à travers une petite fenêtre. Elle soupira de soulagement, et s'empressa de tambouriner fréné- tiquement à la porte délabrée. Elle tournait la tête dans tous les sens, paniquée. Les grondements étaient maintenant tout autour d'elle, les yeux rouges des créatures qui la chassaient brillant parmi les buissons. La porte devant elle s'ouvrit avec un grincement. Son occupant était un vieillard courbé par le poids des âges, qui l'invita à entrer et referma promptement la porte derrière eux. À la lumière du feu allumé au centre de la case, sommairement meublée d'une grande malle et d'un hamac ac- LES DESSEINS DE L'ARAIGNÉE 3 croché dans un coin, elle put mieux distinguer les traits de son sauveur. Son visage rond était ridé, et fendu d'un sourire qui se voulait bienveil- lant, mais contrastait avec son regard pétillant de malice. Ses yeux noirs et vifs se fondaient mal dans ce visage d'ancêtre. Il franchit brusquement la distance qui les séparait et lui souffla une poudre blanche dans les narines. La fillette éternua et se sentit soudain fa- tiguée, très fatiguée. L'effort de sa course effrénée dans la forêt se fit lour- dement sentir, et elle s'effondra sur le sol. Le vieillard la rattrapa in extremis et l'installa sur le hamac. Avant que ses paupières ne se ferment, elle entraperçut son visage ridé penché sur elle, et entendit les premiers mots qu'il prononça. « Bienvenue, ma chère Ashanti. » II — MÈRE, AS-TU VU MA sœur ? Elle n'est pas allée ramasser du bois cet après-midi. Heureusement que le Roi ne s'est pas aperçu de son ab- sence. — Maintenant que tu le dis, ça fait plusieurs heures que je ne l'ai pas vue. Par les dieux, et si quelque chose lui était arrivé ? Mère commençait à paniquer, elle enleva son foulard qu'elle se mit à triturer entre ses mains calleuses et usées par tant d'années de dur labeur. Esi faisant partie de la garde du Roi, elle prit immédiatement les choses en main. En ramassant sa lance, elle demanda à sa mère d'aller interroger les autres villageois tandis qu'elle-même se chargeait des quelques gardes qui lui étaient sympathiques et des autres femmes esclaves à la cour. Les deux femmes cherchèrent Ashanti en vain. Au crépuscule, elles se retrouvèrent devant leur demeure. — Les personnes que j'ai interrogées ne m'ont été d'aucune utilité. Personne ne l'a vue et personne n'y a fait attention, déclara Esi en tapant rageusement du pied, répandant de la poussière rouge et sèche, carac- téristique de leur région. Sa mère quant à elle avait la main crispée sur sa poitrine, les yeux roulant dans leurs orbites. De chaudes larmes coulaient le long de ses joues. — La vieille Adjoua l'a aperçue lorsqu'elle quittait le village. Elle se dirigeait vers la Forêt des démons. — Mais pourquoi ferait-elle une chose pareille ? C'est du suicide ! — Tu réalises aussi bien que moi la mélancolie qui depuis longtemps la ronge. Les brimades des autres enfants que je n'ai pu empêcher, la trai- tant de « fille sans père ». Ces moqueries sournoises ont fait leur chemin 4 LES DESSEINS DE L'ARAIGNÉE 5 dans son cœur, l'obsèdent. Et maintenant c'en est fini ! J'ai perdu mon en- fant à tout jamais ! Mère se roulait sur le sol en se prenant la tête entre les mains. Refu- sant de céder à la détresse et la panique qui menaçaient de la submerger, Esi releva sa mère et lui donna un peu d'eau. — Ne t'inquiètes pas, je m'en vais de ce pas la retrouver. Reste ici au cas où elle reviendrait. — Non Esi ! Je viens avec toi ! — Ton absence se ferait remarquer. Fais-moi confiance, je te ramèn- erai Ashanti. La jeune femme sortit dans la nuit noire et se dirigea vers la forêt maudite. Son esprit d'habitude si vif était embrouillé par l'inquiétude ressentie à l'encontre de sa petite sœur, une enfant si énergique et curieuse. Malheureusement, son enthousiasme et sa joie de vivre avait disparu en quittant la petite enfance. Le poids de l'ignorance pesait sur ses frêles épaules, sa petite sœur se languissait de ce père dont elle ne connaissait que le nom. Mère refusait d'en parler, le souvenir étant trop douloureux pour qu'elle le partage entièrement avec ses filles, et ce pas uniquement au figuré. En effet, des cicatrices profondes lui barraient le dos, et Esi savait qu'elles étaient d'une manière ou d'une autre liées au père d'Ashanti. La seule chose dont elle se souvenait était qu'il jouait très sou- vent avec elle, mais avait été exécuté sous ordre du Roi après un quel- conque affront. Elle arriva à l'orée de la Forêt, dont la noirceur l'accablait jusqu'aux tréfonds de son âme, comme si toute joie était aspirée de son être. Comme mue par une force invisible, elle se déplaçait parmi les arbres, évi- tant comme par miracle les racines et autres obstacles. Elle avait l'impres- sion que la Forêt s'écartait pour la laisser passer, la mener vers une direc- tion inconnue. Après plusieurs minutes de marche, elle atteint une clairière où se dressait une case d'aspect lugubre dont la porte était entrouverte, les ténèbres étant difficilement percées par un feu ténu. Esi entra dans la 6 MOUSTAPHA MBACKÉ DIOP case, et vit sa petite sœur étendue sur un hamac, endormie, sa poitrine se soulevant à un rythme régulier. La jeune guerrière soupira de soulage- ment, et entreprit de la réveiller. Elle se redressa en baillant et en se frot- tant les yeux. — Esi ? Que fais-tu là ? Que s'est-il passé ? — Chut, calme-toi petit singe. Je suis venue te ramener à la maison. Mère est folle d'inquiétude. La petite lui sourit et l'entoura de ses bras. Et c'est à ce moment qu'Esi les remarqua. Des toiles d'araignée recouvraient les avant-bras de la fillette, péné- trant sous sa peau et dans ses veines. Cet étrange réseau était relié à une masse recroquevillée dans un coin obscur de la case. Et elle bougea. Des pupilles totalement blanches se fixèrent soudain sur les deux sœurs. La forme se releva, et Esi put voir à la lueur du feu le vieillard se tenant devant elle. Il était aussi desséché qu'un cadavre, et presque la to- talité de son corps était recouvert de la même soie parasitant sa petite sœur. Cette dernière frémit et se réfugia derrière Esi, les yeux écarquillés de terreur. La guerrière brandit sa lance en direction de l'apparition, qui se mit à rire en levant les bras en signe de reddition. — Je ne te veux aucun mal, Esi. Je pensais que tu manifesterais un peu plus de joie en me voyant. — Qui êtes-vous ? répondit-elle en grinçant des dents, terrifiée mal- gré elle. — Ah, suis-je bête. Bien sûr que tu ne me reconnais pas sous cet as- pect. La silhouette du vieillard devint floue, et à l'instant suivant un homme, la quarantaine, se tenait à sa place. Élancé, le teint aussi riche et foncé que du cacao, et les yeux pétillants de malice. Il sourit de manière espiègle à la jeune femme et lui fit un clin d'œil. C'était Vagabond. III — MAIS COMMENT EST-CE possible ? Tu es supposé être mort ! Esi était confuse, hésitant entre le serrer dans ses bras ou le transpercer de sa lance, envie renforcée par les tremblements de sa petite sœur, terrifiée. — Pourquoi as-tu fait du mal à Ashanti, ta propre fille ? Et que signi- fient ces diableries ? — Ce n'est nullement mon intention, fit-il d'un air qui se voulait pe- naud. Mais je l'ai attirée ici parce qu'il fallait que je la voie avant d'aban- donner cette incarnation. La fillette prit pour la première fois la parole, devant le silence décon- certé de sa grande sœur. — C'est toi mon père ? Où étais-tu pendant tout ce temps ? Elle se releva d'un coup, les poings serrés et contenant tant bien que mal des larmes de colère. — Où est-ce que tu étais quand les enfants du village se moquaient ouvertement de moi, quand je pleurais silencieusement la nuit parce que je me sentais seule ? Tu n'es qu'un lâche ! Vagabond et Esi se dévisagèrent, contrits. La douleur de cette enfant obligée de grandir trop vite leur brisait le cœur. Esi la tira vers elle pour la faire asseoir sur ses genoux, en regardant d'un air dégoûté les toiles d'araignée incrustées sous sa peau. Elle se tourna ensuite vers le revenant, qui étrangement vieillissait sous leurs yeux et avait le regard fixé sur les flammes. — Tu as intérêt à avoir de solides explications pour tout cela, surtout pour ces toiles. Tu n'es pas humain, n'est-ce pas ? 7 8 MOUSTAPHA MBACKÉ DIOP — Laissez-moi plutôt vous raconter une histoire, rétorqua-t-il, nar- quois. Il se retourna une nouvelle fois vers les flammes, ressassant des sou- venirs antédiluviens. — Je foule cette terre depuis ses premiers balbutiements. Votre peu- ple a au fil du temps reconnu ma puissance, et surtout mon intelligence. Ils ont été les premiers à me vénérer et à me soumettre des offrandes, fascinés par les tours que je jouais aux autres divinités. Votre lignée sol- licite mon aide au besoin, et je suis plus qu'enclin à répondre aux prières de quelques heureux élus. Je suis l'Araignée. — Anansi, chuchota la fillette. — Tout juste, chère petite. Venons-en aux événements qui nous ont conduit à la situation actuelle. Il y a plusieurs hivernages, lorsque le Roi a massacré ses sujets, votre mère m'a adressé de ferventes prières afin que je lui vienne en aide. Elle craignait pour ta vie, Esi, que tu ne sois pas suff- isamment forte pour survivre à ce nouveau régime. Étant donné que je n'ai jamais pu résister à un joli minois, je me suis déguisé en un eunuque parmi ceux esclaves à la cour pour l'approcher. Lorsque nous jouions en- semble, je te transmettais de ma force vitale afin que tu deviennes plus ro- buste, plus résiliente. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis si faible aujourd'hui. Pendant ce temps, je me suis rapproché de votre mère, avec qui je me sentais à l'aise et apprécié comme je ne l'avais jamais été. Elle avait l'esprit aussi acéré que le mien, nous passions ainsi de longues nu- its, déjouant la vigilance des gardes, à discuter de questions existentielles. Ce qui devait arriver arriva, elle tomba enceinte d’Ashanti. Lorsque je le sus, et ce bien avant elle grâce à mes dons, je planifiai notre évasion. Mal- heureusement, le Roi eut vent de mes plans et m'accula, un soir où je vis- itais votre mère pour m'enquérir de sa santé. Il était accompagné de ses hommes les plus aguerris, qui m'assaillirent de toute part. Je ne pus me défendre comme il se doit, mon essence étant altérée. Ils me brutalisèrent et me laissèrent pour mort. Le Roi ordonna à ce que votre mère reçoive vingt coups de fouet, elle n'a survécu que grâce à l'énergie que je lui avais LES DESSEINS DE L'ARAIGNÉE 9 transférée lorsque sa grossesse se confirma. Quant à moi, je réussis tant bi- en que mal à me traîner jusqu'ici et à attendre que cette enveloppe meure. — Qu'entends-tu par enveloppe ? Tu en parles comme si tu pouvais te réincarner à souhait. — C'est le cas, je devais transmettre mon ultime réserve de magie à ta sœur, elle en aura besoin pour défaire ce tyran. Je ne peux à cause de ma nature conserver trop longtemps un réceptacle humain. Ashanti était comme suspendue à ses lèvres, elle qui s'était toujours intéressée aux fables que Mère leur racontait, vantant les ruses et machi- nations de Kompé Anansi. La petite se sentait enfin entière, elle avait retrouvé cette part d'elle-même qui lui manquait. Elle s'approcha timide- ment du vieillard, qui lui adressa un sourire fatigué et lui demanda de s'as- seoir à ses côtés. Esi, elle, n'avait jamais prêté attention à ces contes, mais acceptait la réalité à laquelle elle était maintenant confrontée. Une ques- tion lui vint soudain à l'esprit. — Sais-tu pourquoi notre souverain a soudain perdu l'esprit ? J'ai du mal à croire qu'il était comme Mère le décrivait, avant le massacre. — Je le sais, et les rumeurs sont vraies. C'est la raison pour laquelle Ashanti a besoin de ma magie. Votre Roi a en effet été possédé par un dé- mon venu d'Orient, une créature inconnue façonnée de feu. Elle prend un malin plaisir à alimenter la colère et la paranoïa du Roi, se nourrissant de sa haine et de tout ce sang versé. Je n'en ai plus pour longtemps, j'ai be- soin de vous deux pour en finir une bonne fois pour toute. — Mais que dis-tu ? Tu ne peux pas partir maintenant ! fit Ashanti, affolée. — Ne t'en fais pas pour moi, petit singe. Je t'ai observée de loin pen- dant toutes ces années, je ne ressens que trop vivement ta souffrance, mais elle t'a forgée. Tu as en toi la force de surmonter tous les obstacles. Les brins de soie les reliant se mirent soudain à briller, irradiant la case d'une lumière bleutée. — Écoute-moi maintenant. Tu sens à ce moment-même la magie parcourir ton corps. Le dernier don que je t'ai transmis est un cadeau de 10 MOUSTAPHA MBACKÉ DIOP ma chère Bast, qui me l'a concédé le jour où je lui ai ravi le titre de cham- pion d'un jeu de réflexion. Tu sauras quoi en faire le moment venu. Je vous aime toutes les deux, et je suis désolé. Le vieillard nous lança un dernier clin d'œil, et s'effondra aux coins du feu, la main d'Ashanti toujours dans la sienne. Son corps fut dissous en milliers de petites araignées noires, qui traversèrent la porte et filèrent vers une destination inconnue. L'aube était sur le point de se lever. La petite essuya ses larmes et se redressa vers sa sœur, le regard déterminé. — Finissons-en. IV ELLES SORTIRENT DE la case et empruntèrent le chemin du retour, vers le village. Ashanti marchait d'un pas vif, elle qui d'habitude traînait des pieds. Il n'y avait plus aucune trace des créatures l'ayant prise en chasse pendant la nuit. L'angoisse qu'elle ressentait la veille avait laissé place à une détermination farouche. Détendue par les gazouillis des oiseaux an- nonçant le lever du soleil et le réveil des créatures de la forêt, elle n'en nég- ligeait pas pour autant la mission confiée par son géniteur. Une fois arrivées à hauteur de la case de la vieille Adjoua, qui était la plus éloignée du centre du village, elles se firent interpeller par celle-ci. La vieille femme édentée, à la poitrine dénudée et flasque trotta avec em- pressement à leur rencontre. — Vite ! Vous devez aider votre mère, cria-t-elle de sa voix chevrotante. — Quoi ? Que se passe-t-il ? — Le Roi a remarqué votre disparition, il pense qu'elle vous a aidé à vous échapper et la tient pour responsable. Elle sera exécutée si vous n'in- tervenez pas. — Par les dieux ! Il n'y a plus une minute à perdre, dépêchons-nous. Elles coururent vers les quartiers du souverain, où régnait un branle- bas insolite. Les gens s'étaient attroupés autour d'un poteau où était at- tachée Mère. Toute la garde du Roi était présente, ce dernier ne tarda pas à faire son apparition. Petit, avec un ventre bedonnant, il était vêtu d'un lourd boubou, ses bras chargés de bijoux en or. Ses yeux étaient exorbités et ses mouve- ments secs, il remit en place son couvre-chef sur lequel étaient brodés des cauris. Il tenait un grand coupe-coupe dans sa main droite et s'apprêtait 11 12 MOUSTAPHA MBACKÉ DIOP apparemment à exécuter lui-même la sentence, avec un plaisir non dis- simulé. Lorsqu'il aperçut les deux sœurs, son sourire s'élargit et il se plan- ta devant elles, ses hommes s'étant rapprochés et gardant une attitude de combat. — Vous êtes arrivées à temps pour le spectacle, fit-il d'un air vic- torieux. Quel gâchis que cette moins-que-rien doive souffrir pour vous deux. — Ne parlez pas comme ça de Mère ! s'époumona Esi. Nous savons ce que vous êtes ! Elle tenta de s'interposer en jouant de sa lance mais fut rapidement maîtrisée par les gardes, trop nombreux. Mère se mit à pleurer en demandant grâce pour ses enfants, à ce qu'aucun mal ne leur soit fait. Ashanti versait des larmes d'impuissance en voyant le souverain possédé retrousser avec ardeur les manches de son boubou, et se rapprocher de sa victime. Comme si une voix, ressemblant fort à celle de Vagabond, lui de- mandait de se ressaisir, elle se mit à réfléchir aux paroles de son père. Cette Bast qu'il avait mentionnée lui était familière, c'était une lointaine divinité dont les louanges leur avaient été chantées par un occasionnel voyageur. Il y avait quelque chose d'important à son sujet, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Subitement, elle observa de plus près le tatouage sur le bras de sa grande sœur, maintenue au sol et la lèvre fendue. Il représentait des mar- ques de griffes bien reconnaissables. Elle sut instinctivement que faire de la magie d'Anansi. Elle regarda Esi et lui fit un signe de tête qui se voulait rassurant. Puis elle ferma les yeux et laissa la magie couler jusqu'à l'extrémité de ses doigts. Tout se faisait naturellement, comme si elle était née pour dompter cette énergie. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, ses iris avaient totale- ment disparu, laissant place à des yeux d'un blanc laiteux. Elle releva les mains et transmit le dernier don qu'elle avait reçu de l'Araignée à Esi. LES DESSEINS DE L'ARAIGNÉE 13 Un jet de lumière bleue jaillit de ses paumes tendues et vint envelop- per totalement la guerrière. Des bruits de craquement distinctifs se firent entendre alors que la jeune femme hurlait sa douleur, tous ses os étaient en train de se briser. Les gardes qui la maintenaient au sol s'écartèrent, épouvantés. Le dernier de ses cris, le plus déchirant, devint un rugisse- ment. Esi était devenue une panthère noire, qui dominait de plusieurs têtes la petite fille. La féline profita de l'ahurissement général pour se débar- rasser des gardes. Elle les balaya, comme s'ils n'étaient que des fétus de paille. L'aura entourant le Roi se fit flamboyante, sa colère le submergeant entièrement. Il brandit son arme et s'apprêtait à assassiner Mère, qui était entravée et sans défense. Ashanti cria le nom de sa sœur, qui en deux bonds atteignit le Roi, le fit basculer et le maintint au sol de ses énormes pattes. La petite installa la tête du souverain entre ses jambes, ce dernier se débattait comme si son toucher lui était toxique. Elle plaça ses mains de part et d'autre de sa tête, et elles se mirent à irradier. — Tu n'as plus rien à faire ici, criait la fillette à l'attention du démon. Laisse cet homme en paix et disparais à jamais ! L'entité parasite émit un long beuglement et se tut. De la fumée couleur sable émergea de la bouche du Roi, et sa respiration s'apaisa. Ashanti enlaça la patte de la panthère et croisa son regard. Des ondes de chaleur intense se dégagèrent de son corps, et Esi redevint humaine, les vêtements en lambeaux et le souffle court. Les deux sœurs accoururent auprès de Mère et défirent ses liens. Elles l'enlacèrent longuement en pleurant à chaudes larmes. Après un moment, Ashanti se releva et ramassa sa besace. — Que fais-tu ? — Il faut que je parte à sa recherche, Mère. J'ai besoin de ses enseigne- ments. Les larmes de Mère redoublèrent d'intensité, mais elle comprit. Elle prit sa fille dans ses bras et l'embrassa sur le front. 14 MOUSTAPHA MBACKÉ DIOP — Sois prudente, mon rayon de soleil. Transmets-lui toute mon af- fection. — Mais pourquoi ? J'ai besoin de ton aide pour comprendre ma nou- velle nature. J'ai besoin de mon petit singe, intervint Esi en l'étreignant. — Ne t'inquiète pas, tu t'en sortiras très bien sans moi. Tu es la pre- mière de ton espèce, mais tu ne seras pas la dernière. C'est à toi de pro- téger Mère dorénavant. La petite fille les regarda une dernière fois avec amour, ce regard qui avait toujours été un regard d'adulte. Puis elle leur tourna le dos et enta- ma son périple. Mère et Esi l'observèrent pendant longtemps, jusqu'à ce que son corps frêle disparaisse au lointain. Leur attention étant fixée sur Ashanti, elles ne virent pas la forme en- capuchonnée qui se tenait derrière le poteau. L'apparition siffla de colère et leur jeta un regard empli de haine. Puis elle s'évapora dans le vent, en une fine traînée de poussière.
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