MONNAIE, CRÉDIT BANCAIRE ET CYCLES ÉCONOMIQUES © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-54451-2 EAN : 9782296544512 Jesús Huerta de Soto MONNAIE, CRÉDIT BANCAIRE ET CYCLES ÉCONOMIQUES Collection « L’esprit économique » fondée par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis en 1996 dirigée par Sophie Boutillier, Blandine Laperche, Dimitri Uzunidis Si l’apparence des choses se confondait avec leur réalité, toute réflexion, toute Science, toute recherche serait superflue. La collection « L’esprit économique » soulève le débat, textes et images à l’appui, sur la face cachée économique des faits sociaux : rapports de pouvoir, de production et d’échange, innovations organisationnelles, technologiques et financières, espaces globaux et microéconomiques de valorisation et de profit, pensées critiques et novatrices sur le monde en mouvement... Ces ouvrages s’adressent aux étudiants, aux enseignants, aux chercheurs en sciences économiques, politiques, sociales, juridiques et de gestion, ainsi qu’aux experts d’entreprise et d’administration des institutions. La collection est divisée en six séries : Dans la série Economie et Innovation sont publiés des ouvrages d’économie industrielle, financière et du travail et de sociologie économique qui mettent l’accent sur les transformations économiques et sociales suite à l’introduction de nouvelles techniques et méthodes de production. L’innovation se confond avec la nouveauté marchande et touche le cœur même des rapports sociaux et de leurs représentations institutionnelles. La série Economie formelle a pour objectif de promouvoir l’analyse des faits économiques contemporains en s’appuyant sur les approches critiques de l’économie telle qu’elle est enseignée et normalisée mondialement. Elle comprend des livres qui s’interrogent sur les choix des acteurs économiques dans une perspective macroéconomique, historique et prospective. Dans la série Le Monde en Questions sont publiés des ouvrages d’économie politique traitant des problèmes internationaux. Les économies nationales, le développement, les espaces élargis, ainsi que l’étude des ressorts fondamentaux de l’économie mondiale sont les sujets de prédilection dans le choix des publications. La série Krisis a été créée pour faciliter la lecture historique des problèmes économiques et sociaux d’aujourd’hui liés aux métamorphoses de l’organisation industrielle et du travail. Elle comprend la réédition d’ouvrages anciens, de compilations de textes autour des mêmes questions et des ouvrages d’histoire de la pensée et des faits économiques. La série Clichés a été créée pour fixer les impressions du monde économique. Les ouvrages contiennent photos et texte pour faire ressortir les caractéristiques d’une situation donnée. Le premier thème directeur est : mémoire et actualité du travail et de l’industrie ; le second : histoire et impacts économiques et sociaux des innovations. La série Cours Principaux comprend des ouvrages simples, fondamentaux et/ou spécialisés qui s’adressent aux étudiants en licence et en master en économie, sociologie, droit, et gestion. Son principe de base est l’application du vieil adage chinois : « le plus long voyage commence par le premier pas ». 7 PREFACE A L’EDITION FRANÇAISE J’ai le plaisir de présenter aux lecteurs l’édition française de Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques ; elle est particulièrement nécessaire à l’heure où l’on assiste à la grave crise financière suivie de la récession économique mondiale que nous avions annoncée dès la première édition de ce livre, il y a douze ans. * * * La politique d’expansion artificielle du crédit consentie et orchestrée par les banques centrales au cours des quinze dernières années ne pouvait se terminer autrement. Le cycle expansif, à présent conclu, se renforce à partir du moment où l’économie nord-américaine sort de sa dernière récession (courte et vaincue) en 2001 et où la Réserve Fédérale reprend la grande expansion artificielle de crédit et d’investissement amorcée à partir de 1992. Cette expansion de crédit n’a pas reposé sur une augmentation parallèle de l’épargne volontaire des économies domestiques. Longtemps, la masse monétaire sous forme de billets et de dépôts a augmenté à un rythme moyen supérieur à 10% par an (ce qui équivaut à doubler tous les 7 ans le volume total de monnaie circulant dans le monde). Cette grave inflation fiduciaire des moyens de paiement s’est installée dans le marché par l’intermédiaire du système bancaire et sous forme de crédits de nouvelle création accordés à des taux d’intérêt très bas (et même négatifs en termes réels). Cela a favorisé une bulle spéculative. Celle-ci s’est traduite par une hausse importante des prix des biens d’investissement, des actifs immobiliers et des titres qui les représentent et s’échangent en bourse ; et cette dernière a vu augmenter ses indices de façon spectaculaire. Chose curieuse, comme cela s’était produit dans les années « heureuses » d’avant la Grande Dépression de 1929, le choc de croissance monétaire n’a pas affecté de façon significative le prix du sous-ensemble des biens et services de consommation (environ un tiers seulement du total des biens). Car, durant la dernière décennie, on a assisté, comme dans les années vingt du siècle dernier, à une augmentation sensible de la productivité, due à l’introduction massive de technologies nouvelles et d’importantes innovations entrepreneuriales. Celles-ci auraient entraîné, en l’absence d’injection monétaire et de crédit, une réduction salutaire et continue du prix unitaire des biens et services de consommation. En outre, la pleine incorporation des économies chinoise et indienne au marché mondialisé a favorisé encore davantage la productivité réelle de biens et services de consommation. L’absence d’une saine déflation des prix des biens de consommation, dans une étape de croissance de la productivité aussi importante que celle des dernières années, est la preuve principale de la grave perturbation qu’a produite le choc monétaire sur le processus économique, phénomène que nous analysons en détail à la section 9 du Chapitre 6. Comme nous l’expliquons dans ce livre, l’expansion artificielle de crédit et l’inflation de moyens de paiement (fiduciaire) ne constituent pas un raccourci permettant un développement économique stable et soutenu, sans qu’il soit nécessaire de recourir au sacrifice et à la discipline que suppose toujours un taux élevé d’épargne volontaire (laquelle, au contraire, non seulement n’a pas augmenté durant les dernières années, mais a même connu parfois des taux négatifs, surtout aux Etats-Unis). Car les expansions artificielles du crédit et de la monnaie ne font toujours et tout au plus que « remettre le problème au lendemain ». En effet, on ne doute plus aujourd’hui du caractère récessif que présente, à la longue, le choc monétaire : le crédit de nouvelle création (non épargné préalablement par le public) met, tout de suite, à la disposition des entrepreneurs une capacité acquisitive qu’ils dépensent en projets d’investissement trop ambitieux (en particulier dans le secteur de la construction et de la promotion immobilière, durant ces dernières années), c’est-à-dire comme si l’épargne du public avait augmenté, alors qu’en fait un tel accroissement ne s’est pas produit. Cela 8 engendre une discoordination généralisée au sein du système économique : la bulle financière (« exubérance irrationnelle ») affecte négativement l’économie réelle et le processus s’inverse tôt ou tard sous forme d’une récession économique où s’engage le rajustement douloureux et nécessaire qu’exige toujours la réadaptation d’une structure productive réelle dénaturée par l’inflation. Les détonateurs concrets annonçant le passage de l’euphorie caractéristique de l’ « ivresse monétaire » à la « gueule de bois » récessive sont multiples et peuvent varier selon les cycles. Actuellement, les détonateurs les plus visibles ont été la hausse du prix des matières premières et, en particulier, du pétrole, la crise des hypothèques dites subprime aux Etats-Unis et enfin la crise d’importantes institutions bancaires ayant constaté que la valeur de leurs actifs (prêts hypothécaires accordés) était inférieure à celle de leurs passifs. Beaucoup réclament aujourd’hui des réductions ultérieures des taux d’intérêt et de nouvelles injections de monnaie permettant à ceux qui le désirent de parachever leurs investissements sans pertes. Cette fuite en avant ne servirait, cependant, qu’à retarder les problèmes tout en les aggravant bien davantage. La crise, en effet, s’est produite parce que les profits des entreprises de biens d’investissement (en particulier dans les secteurs de la construction et de la promotion immobilière) ont disparu par suite des erreurs entrepreneuriales encouragées par le crédit bon marché, et parce que les prix des biens de consommation ont commencé à se comporter relativement moins mal que ceux des biens d’investissement. Ce moment marque le début d’un rajustement douloureux et inévitable dans lequel s’ajoute aux problèmes de chute de la production et d’accroissement du chômage une hausse très négative des prix des biens de consommation. L’analyse économique la plus rigoureuse et l’interprétation la plus froide et pondérée des derniers évènements économiques et financiers renforcent la conclusion suivante : il est impossible, comme ce fut le cas avec les tentatives ratées de planification de la défunte économie soviétique, que les Banques Centrales (véritables organes de planification financière centrale) réussissent à trouver la politique monétaire la mieux adaptée à chaque moment. Ou, autrement dit, le théorème de l’impossibilité économique du socialisme, découvert par les économistes autrichiens Ludwig von Mises et Friedrich A. Hayek, d’après lequel il est impossible d’organiser économiquement la société sur la base d’ordres contraignants émanant d’un organe de planification -celui-ci ne pouvant jamais disposer de l’information nécessaire pour donner un contenu coordinateur à ses ordres-, est pleinement applicable aux Banques Centrales en général ; et il est applicable, en particulier, à la Réserve Fédérale et à Alan Greenspan jadis et à Ben Bernanke aujourd’hui: rien n’est plus dangereux que de tomber dans la « présomption fatale » -selon l’heureuse expression d’Hayek-, de se croire omniscient ou, du moins, assez savant et puissant pour pouvoir mettre au point à tout moment la politique monétaire la mieux adaptée ( fine tuning ). Il est donc très probable que la Réserve Fédérale et, dans une certaine mesure, la Banque Centrale Européenne, au lieu d’adoucir les mouvements les plus aigus du cycle économique, aient été les principaux auteurs responsables de sa genèse et de son aggravation. L’alternative devant laquelle se trouvent Ben Bernanke et son conseil à la Réserve Fédérale et les autres Banques Centrales (à commencer par l’européenne) n’est, donc, nullement commode. Elles ont abandonné, des années durant, leur responsabilité monétaire et se trouvent maintenant dans une impasse : soit elles laissent s’amorcer le processus récessif et, avec lui, le rajustement salutaire et douloureux ; soit elles pratiquent la fuite en avant et « donnent plus d’alcool à l’ivrogne déjà en proie à une violente gueule de bois », en sorte que les probabilités de succomber dans un futur proche à une récession inflationniste encore plus grave augmenteraient de manière exponentielle (ce fut précisément l’erreur commise après le crash boursier de 1987, qui nous a conduits à l’inflation de la fin des années quatre-vingt et s’est terminé par la grave récession de 1990-1992). En outre, reprendre maintenant une politique de crédit bon marché ne peut qu’entraver la liquidation nécessaire des investissements non rentables et la reconversion des entreprises et peut même faire se prolonger 9 indéfiniment la récession. C’est ce qui est arrivé à l’économie japonaise ces dernières années : après avoir essayé toutes les interventions possibles, elle a cessé de répondre à tout stimulant d’expansion de crédit ou de type keynésien. C’est dans ce contexte de « schizophrénie financière » qu’il faut interpréter les derniers « tâtonnements » des autorités monétaires (responsables de deux objectifs intimement contradictoires : d’une part, contrôler l’inflation et, de l’autre, injecter toute la liquidité nécessaire pour éviter l’effondrement du système financier). Et ainsi, la Réserve Fédérale sauve un jour Bear Stearns, AIG, Fannie Mae et Freddie Mac ou Citigroup, pour laisser tomber le lendemain Lehman Brothers sous le prétexte plus que justifié de « donner une leçon » et de ne pas alimenter le moral hazard ou « risque moral ». On approuve ensuite, vu le tour que prenaient les évènements, un plan de 700 milliards de dollars pour acheter les actifs dits, par euphémisme, « toxiques » ou « illiquides » (c’est-à-dire, sans valeur) de la banque ; plan qui, s’il est financé par des impôts (et non pas en créant plus d’inflation), supposera une lourde charge fiscale pour les économies domestiques, au moment précis où elles peuvent le moins se le permettre. N’étant pas sûr que le plan puisse avoir quelque effet, on décide, enfin, d’injecter directement de l’argent public dans les banques et même de « garantir » la totalité de leurs dépôts. La situation comparative des économies de l’Union Européenne est un peu moins mauvaise que la nord-américaine (si l’on ne tient pas compte de l’effet expansif de la politique délibérée de dépréciation du dollar, et des rigidités européennes relativement plus accusées, notamment dans le marché du travail, qui tendent à rendre les récessions plus durables et plus douloureuses sur notre Continent). La politique expansive de la Banque Centrale Européenne, non exempte de graves erreurs, a cependant été moins légère que celle de la Réserve Fédérale. Le respect des critères de convergence a, en outre, supposé en son temps un assainissement notable et salutaire des principales économies européennes. En particulier, les pays périphériques comme l’Irlande et, surtout, l’Espagne ont connu, dès le début de leur processus de convergence, une importante expansion de crédit. Le cas de l’Espagne est paradigmatique. Son économie a connu un boom économique dû, en partie, à des causes réelles (réformes structurelles de libéralisation engagées à partir des mandats de José María Aznar en 1996) ; mais il s’est alimenté d’un autre côté et de façon non négligeable d’une expansion artificielle de la monnaie et du crédit. Ceux-ci augmentèrent à un taux qui tripla presque l’évolution de ces mêmes grandeurs en France ou en Allemagne. Les agents économiques espagnols interprétèrent dans une large mesure la baisse des taux d’intérêt, résultant du processus de convergence, dans les termes de relâchement monétaire traditionnels en Espagne : plus grande disponibilité d’argent facile et demandes massives de crédits aux banques (surtout pour financer la spéculation immobilière) ; crédits que celles-ci ont accordés en les créant à partir du néant sous le regard impavide de la Banque Centrale Européenne. Cette dernière, face à la hausse des prix et fidèle à son mandat, a tenté, tant qu’elle a pu le faire, de maintenir les taux d’intérêt malgré les difficultés des membres de l’Union Monétaire qui, comme l’Espagne, découvrent maintenant qu’une grande part des investissements en immeubles fut une erreur et sont acculés à une restructuration longue et douloureuse de leur économie réelle. La politique la plus adaptée, en de telles circonstances, serait de libéraliser l’économie à tous les niveaux (en particulier le marché du travail) pour permettre la réaffectation rapide des facteurs productifs (en particulier le facteur travail) vers les secteurs rentables. La réduction de la dépense publique est également indispensable, de même que celle des impôts, afin d’accroître le revenu disponible des agents économiques fortement endettés qui ont besoin de rembourser leurs prêts au plus tôt. Les situations des agents économiques en général et des entreprises en particulier ne s’assainissent que par la réduction des coûts (spécialement ceux du travail) et le remboursement des prêts. Il faut, pour cela, un marché du travail très flexible et un secteur public beaucoup plus austère. C’est ainsi que le marché pourra découvrir rapidement quelles sont les véritables valeurs réelles des biens d’investissement 10 produits par erreur et que s’établiront les bases d’un redressement économique sain et durable dans un futur que nous souhaitons, pour le bien de tous, aussi proche que possible. * * * Il ne faut pas oublier que la dernière période d’expansion artificielle s’est caractérisée, entre autres aspects, par une corruption progressive, tant en Amérique qu’en Europe, des principes traditionnels de la Comptabilité, telle qu’elle s’appliquait depuis des siècles dans le monde. En particulier, l’approbation des Normes Internationales de Comptabilité (NIC) et leur transposition sous forme de loi dans les divers pays (en Espagne, avec le nouveau Plan Général de Comptabilité entré en vigueur 1º janvier 2008) a supposé l’abandon du principe traditionnel de prudence qui a été remplacé par le principe de valeur de marché ou raisonnable ( fair value ) pour l’évaluation des actifs du bilan et, en particulier, ceux à caractère financier. Cet abandon du principe traditionnel de prudence a subi la forte pression exercée tant par les sociétés de bourse de valeurs que par les banques d’investissement -aujourd’hui en voie de disparition- et, en général, par toutes les parties ayant intérêt à « gonfler » les valeurs de bilan afin de les rapprocher de valeurs boursières soi-disant plus « objectives » et qui, auparavant, ne cessaient d’augmenter dans le cadre d’un processus économique d’euphorie financière. Ce processus, en effet, s’est caractérisé, durant la période de la « bulle spéculative » par la rétro-alimentation existant entre des valeurs boursières croissantes et leur reflet comptable immédiat, ce que l’on voulait utiliser, à son tour, pour justifier d’ultérieures croissances artificielles des prix des actifs financiers cotés en bourse de valeurs. Dans cette course folle à l’abandon des principes traditionnels de la comptabilité et leur substitution par d’autres plus « adaptés aux temps nouveaux », on assiste habituellement à l’évaluation d’entreprises en fonction d’hypothèses peu orthodoxes et de critères purement subjectifs qui remplacent, dans les nouvelles normes, le seul critère véritablement objectif (celui de la transaction historique). L’effondrement actuel des marchés financiers et la perte généralisée de confiance dans les banques et dans leur comptabilité de la part des agents économiques ont montré la gravité de l’erreur commise ; elle consista à céder aux NIC et à l’abandon des principes comptables traditionnels fondés sur la prudence, et à tomber ainsi dans les vices de la comptabilité créative à valeurs « raisonnables » de marché ( fair value ). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les mesures récentes prises tant aux Etats-Unis qu’en Union Européenne pour « adoucir » (c’est-à-dire revenir en partie sur) l’application de la valeur raisonnable dans la comptabilité des entités financières. Mesure bien orientée mais incomplète et prise pour des raisons erronées. Les entités financières, en effet, n’ont réagi que sous la contrainte, c’est-à-dire, lorsque l’effondrement de la valeur des actifs « toxiques » ou « illiquides » a menacé leur solvabilité. Mais elles étaient enchantées des nouvelles NIC durant les années précédentes d’ « exubérance irrationnelle » où les valeurs boursières et financières croissantes et absurdes leur ont permis d’exhiber dans leurs bilans des profits et patrimoines propres très importants qui les ont, à leur tour, encouragés à assumer des risques sans presque aucun contrôle. Il est donc évident que les NIC agissent de façon pro cyclique en augmentant la volatilité et en obstruant à tort la gestion d’entreprise : elles engendrent, durant les périodes de prospérité, un faux « effet richesse » qui incite à assumer des risques disproportionnés ; quand, soudain, les erreurs commises se manifestent, la perte de valeur des actifs décapitalise immédiatement les entreprises qui sont alors obligées de vendre des actifs et d’essayer de recapitaliser au plus mauvais moment, c’est-à-dire quand les actifs ont moins de valeur et que les marchés financiers se tarissent. Des principes comptables qui, comme les NIC, se sont révélés aussi perturbateurs doivent être abandonnés dès que possible et il faut revenir sur toutes les réformes comptables nouvellement promulguées et, en particulier, l’espagnole entrée en vigueur le 1 janvier 2008. Et cela, non seulement à cause de l’impasse qu’elles supposent en période de crise financière et de récession économique, mais aussi et 11 surtout parce qu’il est vital de ne pas abandonner, en période de prospérité, le principe d’évaluation prudente qui a prévalu dans tous les systèmes comptables depuis Luca Pacioli, au début du XV siècle, jusqu’à ce que la fausse idole des NIC se soit imposée. L’erreur la plus grave de la réforme comptable récemment adoptée dans le monde consiste, en somme, à faire table rase de siècles d’expérience comptable et de gestion d’entreprise : elle a substitué le principe de prudence, en tant que principe supérieur parmi tous les principes traditionnels de la comptabilité, par le principe dit de la « valeur raisonnable », qui n’est autre que l’introduction de la valeur volatile de marché pour toute une série d’actifs, en particulier de nature financière. Ce changement copernicien est terriblement nocif et menace les bases mêmes de l’économie de marché pour les raisons suivantes. D’abord , la violation du principe traditionnel de prudence et l’obligation de comptabiliser des valeurs de marché font que, selon les circonstances du cycle économique, les valeurs de bilan se gonflent avec des plus-values qui ne se sont pas réalisées et qui, souvent, ne se réaliseront pas. L’ « effet richesse » artificiel que cela peut engendrer, en particulier durant les étapes d’essor de chaque cycle économique, induit à la distribution de profits fictifs ou simplement conjoncturels, à la prise de risques disproportionnés et, en somme, à la commission d’erreurs entrepreneuriales systématiques et à la consommation du capital de la nation, au détriment de sa saine structure productive et de sa capacité de croissance à long terme. Deuxièmement , il faut insister sur le fait que le but de la comptabilité n’est pas de refléter les prétendues valeurs « réelles » (en tout cas subjectives et qui sont déterminées et varient quotidiennement dans les marchés correspondants) sous prétexte d’obtenir une « transparence comptable » mal comprise, mais de permettre la gestion prudente de chaque entreprise et d’éviter la consommation de capital, 1 en appliquant des critères stricts de conservatisme comptable (fondés sur le principe de prudence et sur la comptabilisation au coût historique ou à la valeur de marché, selon celui qui est le plus bas) garantissant à tout moment que le profit à répartir provient d’un solde positif sûr dont la distribution ne mettra nullement en péril la viabilité et la capitalisation future de l’entreprise. Troisièmement , il faut rappeler qu’il n’y a pas dans le marché de prix d’équilibre pouvant être déterminés objectivement par un tiers. Les valeurs de marché sont, au contraire, le résultat d’appréciations subjectives et sont soumises à de fortes oscillations, en sorte que leur application en matière de comptabilité élimine en grande partie la clarté, la sécurité et l’information qu’offraient autrefois les bilans. Ceux-ci sont devenus, dans une large mesure, incompréhensibles et inutilisables pour les agents économiques. En outre, la volatilité propre aux valeurs de marché, surtout au cours du cycle économique, fait perdre à la comptabilité fondée sur les « nouveaux principes » une bonne partie de sa virtualité comme guide d’action pour les gestionnaires de l’entreprise. Elle les induit systématiquement à commettre de graves erreurs de gestion qui ont failli engendrer la crise financière la plus grave qui ait frappé le monde depuis 1929. * * * Le chapitre 9 de ce livre (p. 462-502) dessine un projet de transition vers le seul ordre financier mondial qui, pleinement compatible avec le système de la liberté d’entreprise, soit capable d’éliminer les crises financières et les récessions économiques qui affectent cycliquement les économies du monde. Cette réforme financière internationale proposée dans notre livre est devenue d’une actualité brûlante ces temps-ci (novembre 2008) où les gouvernements déconcertés d’Europe et d’Amérique ont organisé une Conférence mondiale pour réformer le système monétaire international afin d’éviter la répétition future de crises financières et bancaires aussi 1 Voir en particulier F. A. Hayek, “The Maintenance of Capital” ( Economica , II, août 1934), réédité dans Profits, Interest and Investment and other Essays on the Theory of Industrial Fluctuations , Augustus M. Kelley, New Jersey 1979 (1º édition de George Routledge & Sons, Londres 1939), et spécialement la section 9 “Capital accounting and monetary Policy”, p. 130- 132. 12 graves que celle qui secoue actuellement le monde occidental. Pour les raisons exposées en détail dans les neuf chapitres de ce livre, toute la réforme future est vouée à un échec aussi lamentable que les réformes antérieures, si elle ne cherche pas la solution de la racine même des problèmes actuels en se fondant sur les principes suivants : 1º le rétablissement d’un coefficient de caisse de 100 pour cent pour tous les dépôts bancaires à vue et équivalents ; 2º l’élimination des banques centrales comme prêteurs en dernier recours (inutiles si l’on applique le principe précédent et nocives si elles continuent d’agir comme organes de planification financière centrale) ; et 3 la privatisation de l’actuelle monnaie monopoliste et étatique de type fiduciaire et sa substitution par un étalon-or classique. Cette réforme, radicale et définitive, supposerait, pour ainsi dire, l’achèvement de la chute du mur de Berlin et du socialisme réel survenue en 1989 : on appliquerait les mêmes principes fondés sur la libéralisation et la propriété privée au seul domaine -le domaine financier et bancaire- resté jusqu’ici ancré dans la planification (des banques dites, pour cette raison, « centrales »), l’interventionnisme extrême (fixation des taux d’intérêt, enchevêtrement des règlementations administratives) et le monopole étatique (lois de cours forcé qui obligent à accepter la monnaie fiduciaire actuelle émise par l’état), avec les conséquences négatives que tout le monde connaît. Il faut également souligner que le processus de transition présenté dans le dernier chapitre pourrait aussi permettre d’emblée le « sauvetage » ( bailing out ) du système bancaire actuel en évitant son effondrement rapide et, avec lui, la contraction monétaire subite et inévitable qui se produirait si, dans un contexte de perte généralisée de confiance des déposants, un volume significatif de dépôts bancaires venait à disparaître. Cet objectif à court terme, que les gouvernements occidentaux s’efforcent désespérément d’atteindre aujourd’hui avec les plans les plus divers (achats massifs d’actifs bancaires « toxiques », garantie de tous les dépôts, ou simplement nationalisation partielle ou totale du système bancaire privé), pourrait être atteint de façon beaucoup plus effective, rapide et inoffensive pour l’économie de marché si l’on exécutait immédiatement la première étape de la réforme proposée dans ce livre (p. 491) : la consolidation de la totalité des dépôts actuels (à vue et équivalents) des banques par la remise de leur équivalent en espèces à celles-ci, afin qu’elles maintiennent un coefficient de caisse de 100 pour cent pour ces dépôts. Comme l’explique le graphique IX-2 de ce chapitre, qui décrit ce que serait le bilan agrégé du système bancaire à partir de la consolidation, celle-ci ne serait nullement inflationniste (car la monnaie nouvellement créée serait en quelque sorte « stérilisée » pour répondre, comme collatéral, à tout retrait subit de dépôts) et libèrerait, de surcroît, tous les actifs de la banque (« toxiques » ou pas) qui apparaissent actuellement comme collatéraux des dépôts à vue (et équivalents) dans les bilans des banques privées. Le chapitre 9 propose, dans l’hypothèse où la transition vers le nouveau système s’effectue dans des circonstances « normales » non affligées d’une crise financière comme celle d’aujourd’hui, que les actifs « libérés » fassent partie de fonds d’investissement créés ad hoc et gérés par la banque pour échanger ses participations contre les titres vifs de la dette publique et des autres obligations implicites dérivées du système public de sécurité sociale (p. 494). Cependant, en ces moments de grave crise financière et économique, il est possible non seulement d’annuler dans ces fonds les actifs « toxiques », mais également de consacrer une partie du reste à permettre aux épargnants (pas les déposants puisque leurs dépôts seraient déjà consolidés à 100 pour cent) de pouvoir récupérer une grande partie de la valeur perdue dans leurs investissements (dans le cadre, en particulier, des prêts faits aux banques commerciales, banques d’investissement et sociétés de portefeuille). Ces mesures rétabliraient immédiatement la confiance, et il y aurait un excédent significatif pour faire face à l’objectif initial visant à échanger, en une fois et sans coût, une grande partie de la dette publique émise par les gouvernements. Il faut, en tout cas, formuler un avertissement important : la solution proposée n’est valable naturellement, et comme nous ne nous lassons pas de le répéter, que dans le contexte d’une décision 13 irrévocable de rétablissement d’un système de banque libre soumise à un coefficient de caisse de 100 pour cent pour les dépôts à vue. Car toute réforme, d’entre celles que nous avons citées, réalisée sans la pleine conviction et la décision préalables de modifier le système financier et bancaire international de la façon indiquée serait simplement désastreuse : un système de banque privée qui continuerait de pratiquer la réserve fractionnaire (orchestrée par les banques centrales correspondantes) engendrerait, de façon multiplicatrice et à partir des espèces créées pour garantir les dépôts, une expansion inflationniste comme on n’en a jamais vu dans l’histoire et qui porterait le coup de grâce à tout notre système économique. * * * Les considérations précédentes sont de la plus haute importance et montrent que le présent Traité est devenu d’une grande actualité du fait de la situation critique où se trouve le système financier international (quoique j’eusse, bien évidemment, préféré écrire le prologue de cette quatrième édition dans des circonstances économiques tout à fait différentes). Cela dit, s’il est tragique d’en être arrivé à la situation actuelle, il est presque encore plus tragique de constater le défaut général de compréhension des causes des phénomènes qui nous ruinent et, surtout, la confusion et le désordre régnant parmi les experts, analystes et la plupart des théoriciens de l’économie. C’est dans ce domaine que j’ose au moins espérer que les éditions successives de ce livre pourront, en paraissant dans le monde entier 2 , contribuer à la formation théorique de leurs lecteurs, au réarmement intellectuel des nouvelles générations et, éventuellement, au remodelage institutionnel si nécessaire de tout le système monétaire et financier des économies de marché actuelles. S’il en est ainsi, non seulement je serai satisfait de l’effort réalisé mais considérerai comme un grand honneur le fait d’avoir contribué, si peu que ce soit, à un progrès dans la bonne direction. Madrid, le 13 novembre 2008 Fête de San Diego de Alcalá JESUS HUERTA DE SOTO 2 A part les quatre éditions en espagnol, depuis la parution de l’édition précédente, la première édition anglaise de presque 4.000 exemplaires, publiée aux Etats-Unis en 2006, a été épuisée ; la seconde édition de 3.000 exemplaires est déjà publiée en 2009. Il a, en outre, été publié une traduction russe intitulée Dengi, bankovskiy kredit i ekonomicheskie tsikly (Ed. Sotsium, Moscou 2008), due à Tatjana Danilova et Grigory Sapov, édition tirée initialement à 3.000 exemplaires et que j’ai eu la satisfaction de présenter le 30 octobre 2008 à la Haute Ecole d’Economie de l’Université d’Etat de Moscou. La traduction polonaise due à Grzegorz Luczkiewicz est également terminée et les traductions allemande, tchèque, italienne, roumaine, hollandaise, chinoise, japonaise et arabe, déjà bien avancées, verront le jour, si Dieu le veut, dans quelque temps. Je desire remercier ici la traductrice de cette édition française, le Professeur Rosine Létinier. 15 PREFACE A LA TROISIEME EDITION ESPAGNOLE Bien que nous ayons tenté de conserver au maximum, dans cette troisième édition de Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques, le contenu, la structure et la pagination des deux éditions précédentes, cela n’a pas toujours été possible, car nous avons profité de cette nouvelle occasion pour introduire quelques raisonnements et précisions supplémentaires, aussi bien dans le texte principal que dans quelques notes de bas de page. Nous avons, de même, mis à jour la bibliographie, en y faisant figurer les nouvelles éditions et traductions en espagnol parues au cours des quatre années écoulées depuis l’édition précédente ; nous avons également inclus quelques livres et articles nouveaux, peu nombreux, mais qui concernent spécialement le contenu des sujets traités dans ce livre. 3 Enfin, mon éditrice de la version anglaise de Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques , 4 Judith Thommesen, a vérifié patiemment et en détail, dans leurs sources originales, des centaines de citations en anglais et autres langues ; elle a relevé un nombre assez important de petits errata, maintenant corrigés, et a contribué de la sorte à perfectionner cette troisième édition. Je lui manifeste ici ma profonde gratitude, ainsi qu’au Dr. Gabriel Calzada, chargé de cours à l’Université Rey Juan Carlos, qui a collaboré à la révision et à la correction de quelques références bibliographiques. La conjoncture économique a été marquée, depuis la dernière édition, par la grande inflation fiduciaire et l’accroissement des déficits publics nécessaires pour financer la guerre en Irak et faire face à l’augmentation des dépenses qu’engendre l’ « état du bien- être » -affligé de problèmes graves et insolubles- dans la plupart des pays occidentaux. La Réserve Fédérale Nord-américaine a continué à manipuler l’offre monétaire et le taux d’intérêt qui ont atteint le minimum historique de 1 pour cent, ce qui a empêché que la restructuration nécessaire des erreurs d’investissement commises avant la récession de l’année 2001 puisse se réaliser convenablement. Tout cela a entraîné, de la part des nouveaux projets d’investissement entrepris en particulier dans le bassin asiatique et, concrètement, en Chine, la création d’une nouvelle bulle spéculative dans les marchés immobiliers, et une augmentation spectaculaire du prix des produits énergétiques et des matières premières, dont la demande, au niveau mondial, est pratiquement illimitée. Il semble, donc, que nous nous trouvions à la période typique d’inflexion du cycle précédant toute récession économique, ce que confirme encore le très récent revirement de la politique monétaire de la Réserve Fédérale, qui a augmenté en quelques mois les taux d’intérêt jusqu’à 4 pour cent. 3 Il faut, parmi ceux-ci, citer spécialement le livre de Roger W. Garrison, Time and Money : The Macroeconomics of Capital Structure , publié à Londres et à New York par Routledge en 2001, c’est-à-dire trois ans après la première édition espagnole de Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques. Le travail de Garrison, que l’on peut considérer comme un manuel complétant le présent ouvrage, est particulièrement remarquable pour le développement qu’il fait de l’analyse autrichienne du capital et des cycles économiques dans le contexte des différents paradigmes de la macroéconomie moderne ; il utilise un point de vue et un langage tout à fait conformes à ceux utilisés par la mainstream de notre discipline, et contribuera certainement à faire connaître aux économistes en général, la nécessité de tenir compte du point de vue autrichien et de ses avantages comparatifs. Même si l’analyse de Garrison pèche, à notre avis, par un excès de mécanicisme dans ses explications et n’est pas suffisamment justifiée du point de vue juridico- institutionnel, nous avons cependant considéré opportun d’encourager sa traduction espagnole par un groupe de professeurs et de disciples de notre Chaire à l’Université Rey Juan Carlos, dirigé par le Dr. Miguel Angel Alonso Neira ; elle a été publiée en Espagne sous le titre Tiempo y dinero : la macroeconomia en la estructura del capital, par Unión Editorial (Madrid 2005). 4 L’édition anglaise, Money, Bank Credit, and Economic Cycles, a été magnifiquement publiée sous les auspices du Ludwig von Mises Institute, de l’Université de Auburn, Alabama, en 2006, grâce au soutien de son président, Lewellyn H. Rockwell. 16 Nous espérons que cette nouvelle édition servira à ce que nos lecteurs comprennent mieux les phénomènes économiques du monde qui les environne, et que les spécialistes et les responsables de la politique économique actuelle soient convaincus de la nécessité d’abandonner le plus tôt possible l’ingénierie sociale dans le domaine monétaire et financier. Nous considérerons, dans ce cas, que l’un de nos objectifs principaux a été largement accompli. Formentor, 28 août 2005 JESUS HUERTA DE SOTO 17 PREFACE A LA DEUXIÈME EDITION ESPAGNOLE La première édition de ce livre s’étant rapidement épuisée, j’ai le plaisir de présenter aux lecteurs de langue espagnole la deuxième édition de Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques . Afin d’éviter des confusions et pour faciliter la tâche des spécialistes et des chercheurs, cette nouvelle édition conserve le contenu, la structure et la pagination de la première, quoiqu’elle ait été révisée intégralement et les errata découvertes, corrigées. L’évolution des évènements économiques mondiaux de la période 1999-2000, caractérisée par l’effondrement des cours de la bourse et l’apparition d’une récession affectant simultanément les Etats-Unis, l’Europe et le Japon après dix ans de grande expansion du crédit et de bulle financière, illustre l’analyse présentée dans ce livre et la rend encore plus claire et plus nette qu’elle ne l’était lors de sa première publication à la fin de 1998. Même si les gouvernements et les banques centrales ont réagi à l’attaque terroriste contre le World Trate Center de New York en manipulant et en réduisant les taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas (1,75 pour cent aux Etats-Unis, 0,15 pour cent au Japon et 3 pour cent en Europe), l’expansion fiduciaire massive injectée dans le système non seulement rendra plus longue et plus difficile la reconversion nécessaire de la structure productive réelle mais court aussi le risque d’engendrer une dangereuse récession inflationniste. Notre plus grand désir, dans ces circonstances économiques préoccupantes, qui se répètent de façon récurrente depuis l’apparition du système bancaire actuel, est que l’analyse contenue dans ce livre aide le lecteur à comprendre et à interpréter les phénomènes qui l’entourent, et qu’elle puisse avoir une influence positive aussi bien dans l’opinion publique que chez mes collègues universitaires et chez les responsables de la politique économique des gouvernements et des banques centrales. Div