Tourisme, mobiliTés eT développemenT régional dans les alpes suisses montreux, Finhaut et Zermatt du xix e siècle à nos jours Delphine Guex hisToire des TransporTs, du Tourisme eT du voyage T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes s uisses : mise en scène eT valeur TerriToriale m onTreux , F inhauT eT Z ermaTT du xix e siècle à nos jours é diTions a lphil -p resses universiTaires suisses d elphine g uex T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes s uisses : mise en scène eT valeur TerriToriale m onTreux , F inhauT eT Z ermaTT du xix e siècle à nos jours Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2016 Case postale 5 2002 Neuchâtel 2 Suisse www.alphil.ch Alphil Diffusion commande@alphil.ch ISBN Papier : 978-2-88930-109-6 ISBN PDF : 978-2-88930-125-6 ISBN Epub : 978-2-88930-126-3 Ce livre a été publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet pilote OAPEN-CH. © Delphine Guex, 2016 Photo de couverture : Albert Emonet, fonds Beattie, Médiathèque Valais – Martigny. Responsable d’édition : Inês Marques Ce livre est sous licence : Ce texte est sous licence Creative Commons : elle vous oblige, si vous utilisez cet écrit, à en citer l ' auteur, la source et l’éditeur original, sans modification du texte ou de l'extrait et sans utilisation commerciale. « Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme. Le plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en former un marché. » (Polanyi, 1983 [1944], p. 252) 9 r emerciemenTs J e tiens à remercier particulièrement mon directeur de thèse, Olivier Crevoisier. Je remercie également les Éditions Alphil et le Fonds national suisse de la recherche scientifique pour la publication de cet ouvrage. Mes remerciements vont également à : Ellen Hertz, Laurent Tissot, Véronique Peyrache-Gadeau, Olivier Voirol, José Corpataux, Ariane Huguenin, Alain Segessemann, Hugues Jeannerat, Victoriya Salomon, Nelson Vera, Thierry Theurillat, Christian Livi, Géraldine Sauthier, Mathis Stock, Christophe Clivaz, Stéphane Nahrath, Frédéric Darbelley, Leïla Kebir, Evelyne Lüthi-Graf, Nicole Meystre-Schaeren, Denis Lugon-Moulin, Roland Flückiger-Seiler, Alain Thierstein, Maryline Sutterlet, Amaranta Cecchini, François Hainard, Jean Widmer, Olivier Tschannen, Philippe Gonzalez, Alain Bovet, Arthur et Isabelle Zinn, Michaël Perret, François Tardin, Julia Hedström, Johann Bedelek, Estelle Sohier, Ani Ebligathian, Eleonore Maystre, Florence Betrisey, Vinciane Constantin, ainsi que Marlène, François et Christelle. Et puis surtout Sylvain, grâce à qui j’ai vécu un parcours de thèse serein, et avec qui je ne me lasserai jamais d’observer et de parcourir les Alpes. 11 i nTroducTion 1. é lémenTs généraux P ourquoi telle région ou telle ville connaît-elle, depuis quelques années ou depuis plusieurs décennies, un développement, une stagnation ou un déclin ? Les régions alpines concernées par le tourisme connaissent-elles un développement spécifique ? Que peut-on dire des régions concernées par le tourisme du xix e siècle à aujourd’hui ? Comment les trajectoires de ces territoires s’inscrivent-elles dans le développement général de l’économie et de la société ? Ces questions fort anciennes sont abordées ici à travers les concepts de mise en scène, de transaction et de valeur territoriales. Ces questions concernent spécifiquement le champ de l’économie territoriale, mais induisent de plus larges questionnements sociologiques concernant l’évolution de notre société contemporaine, et des Alpes suisses en particulier. Poser un regard sur la plupart des territoires alpins en Suisse en 1850 et aujourd’hui, c’est constater que le monde change, certes, mais pas tant que cela. D’un côté, le mode de vie des personnes vivant en ces endroits a fondamentalement changé : ces personnes sont désormais beaucoup plus mobiles, connectées à l’ensemble du monde, ne travaillent plus la terre, ne pratiquent plus l’élevage pour la plupart. Auparavant, les hommes vivaient largement de leur rapport concret à la terre. D’un autre côté, pourtant, dans certains territoires, la vie quotidienne depuis le milieu du xix e siècle n’était pas si autarcique d’un point de vue économique, notamment en raison du tourisme. C’est un point commun très important avec la situation que connaissent les acteurs de la plupart des territoires alpins aujourd’hui. Des revenus entraient dans la région via des consommateurs mobiles ; des personnes extérieures étaient présentes sur place, car elles attribuaient une valeur particulière à ce territoire. On peut imaginer que pour les locaux de l’époque, interagir avec de telles personnes – verbalement ou non – relevait d’un grand exotisme, un T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes suisses 12 voyage dans un autre lieu et, rétrospectivement pouvons-nous dire, dans un autre temps. Les premiers touristes sont les avant-gardistes d’une consommation dite « postindustrielle », c’est-à-dire qui repose sur la combinaison de diverses formes de mobilités et de valeurs. Depuis les débuts de la révolution industrielle, une partie de la population occi- dentale a profité d’une certaine mobilité. Les bourgeoisies britannique puis européenne ont constitué la première « masse » des touristes, qui voyageaient, notamment en Suisse. Le développement des territoires depuis le xix e siècle s’est fait dans et par l’économie de marché et, dans le cas des territoires alpins concernés par le tourisme, il s’agit de transactions marchandes particulières : elles répondent à des besoins spécifiques, notamment en termes de loisirs et de santé. Cette double confrontation des « locaux » à d’autres lieux via des transactions marchandes n’est pas anodine. D’un point de vue sociologique, c’est un rapport au temps et à l’espace différent qui permet les mobilités et contribue à la constitution d’ensembles sociaux évolutifs différents de ceux de l’ordre de la communauté et de ceux de l’ordre de la société (schématiquement, respectivement Gemeinschaft et Gesellschaft chez Tönnies, 1944 [1887]). D’un point de vue économique, s’il est question de transactions marchandes dans les deux cas, les processus de création de valeur diffèrent, pour les raisons sociologiques évoquées précédemment : elles reposent sur des jeux de spatialité et de temporalité différents. Une transaction entre les membres d’une communauté ou de communautés géographiquement proches est différente d’une interaction entre le membre d’une communauté – en l’occurrence celle d’un village alpin au xix e siècle – et le membre d’une société – en l’occurrence européenne et urbaine. S’il n’est plus possible de mener une recherche anthropologique sur cette interaction révolue, en revanche les conséquences de cette interaction au niveau du développement régional peuvent être étudiées. Pour ce faire, il est nécessaire de mener une réflexion à un niveau micro de sciences sociales : l’évaluation d’un objet matériel ou immatériel n’est pas identique. Et cela a des conséquences en termes de développement. Par exemple, un repas pris à Zermatt en face du Cervin n’est pas valué de la même manière en 1910 par un touriste britannique et par un paysan local. Dans le cas du touriste britannique, le symbole du Cervin ainsi qu’un ensemble d’aspects matériels et immatériels associés au lieu distinguent et donc qualifient spécifiquement ce repas. Du point de vue de l’ancrage empirique, cet ouvrage a été développé à partir de l’histoire de trois « stations touristiques » alpines suisses. Cet ancrage n’a pas tant pour objectif de contribuer aux tourism studies que d’utiliser le cas du tourisme comme un révélateur d’un processus ancien et de plus en plus généralisé de construction de la valeur territoriale. Processus qui s’appuie : – non seulement sur la mobilité des biens, comme dans les modèles traditionnels de développement régional, mais aussi et de plus en plus sur la mobilité et la présence des personnes et la valeur de l’engagement pratique ; 13 i ntroduction – sur la mobilité de l’information dans le processus de construction de valeur dans l’espace public (valeurs socio-culturelles) ; – sur la mobilité relative au marché et à la valeur économique. Les territoires étudiés sont les suivants : l’un de succès touristique, Zermatt, l’autre de développement urbain à partir du tourisme, Montreux, et enfin, un cas de déclin, Finhaut. On verra comment ces territoires se sont développés, au regard de jeux qui s’opèrent sur les spatialités et sur les temporalités, grâce aux diverses formes de mobilité. 2. l e posiTionnemenT eT les objecTiFs de la recherche Au xix e siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en Suisse, on parlait volon- tiers de « l’industrie des étrangers » pour qualifier ce que l’on a par la suite longtemps appelé « tourisme ». Économiquement dans une perspective territoriale, ce phénomène consiste en un commerce extérieur spécifique, qui repose sur la mobilité des consommateurs : un territoire peut potentiellement se développer grâce aux touristes qui viennent consommer sur place (de l’hébergement, de la restauration, etc.). À partir du moment où les consommateurs concernés affluent massivement sur un territoire, comme cela a été le cas dans certains territoires suisses au xix e siècle, le phénomène devient fondamental pour le développement de certaines régions, au même titre que d’autres activités dans d’autres régions – industries manufacturières principalement, par exemple, pour n’en citer qu’une, l’horlogerie dans le Jura. À l’époque, le schéma typique de « l’industrie des étrangers », très lisible géogra- phiquement, sociologiquement et économiquement parlant, était dominant. Il a ensuite été question du phénomène « touristique » ; il concernait plus généralement la consommation de loisirs dans un lieu autre que le lieu du quotidien (MIT, 2002). Aujourd’hui, ce phénomène a encore considérablement gagné en complexité. Dans le champ des tourism studies, on parle par exemple d’« après-tourisme » (Bourdeau et al. , 2012) (retraites, pendularité, télétravail, etc.). Dans le champ de l’économie territoriale, le courant de l’experience economy (Jeannerat, 2013 ; Lorentzen, 2009 ; Manniche, Larsen, 2013 ; Pine, Gilmore, 1999 ; Sundbo, Sørensen, 2013a) tente d’intégrer aux modèles de développement un phénomène de « touristification » de nombreuses activités économiques dans des régions dont le développement ne semblait pas jusqu’ici particulièrement concerné par le tourisme : l’événementiel (salons, festivals, etc.) fait de plus en plus partie intégrante des activités des secteurs agricole et industriel traditionnels. Ces approches permettent de compléter les approches classiques des combinaisons de facteurs de production et autres effets d’aménités situés exclusivement du côté de l’offre, tout en problématisant les attentes du consommateur. Au-delà de la mobilité des personnes – du tourisme en particulier – et dans le sillon des recherches sur les « nouvelles mobilités » (Urry, 2005 ; Sheller, Urry, 2006), on considère les mobilités comme étant multiples ; elles concernent les personnes, T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes suisses 14 mais aussi les images, plus généralement la communication (ce qui structure la vie sociale), mais également des éléments relatifs au marché, avec la monnaie et le capital. D’un point de vue historique, on considère le principe de ces mobilités à toute époque, mais les modalités et les conséquences de l’évolution de ces dernières sont regardées comme spécifiques dans certains contextes spatiaux et temporels. « Le postulat de l’existence d’un “paradigme des nouvelles mobilités” n’est pas simplement une affirmation de la nouveauté de la mobilité dans le monde actuel, mais plutôt que la vitesse et l’intensité de différents flux sont plus grandes qu’auparavant »1 (Sheller, Urry, 2006, p. 209). Le tourisme et les phénomènes de mobilité en général rencontrent un intérêt croissant de la part des chercheurs dans différents champs, probablement parce qu’ils prennent une place de plus en plus considérable dans notre société. Néanmoins, cette convergence des approches sur l’objet ne s’accompagne pas pour l’heure d’une convergence théorique et épistémologique : à chaque approche sa définition du phénomène, ses apports et ses limites, ses complémentarités et ses oppositions avec d’autres. Cet ouvrage propose une approche territoriale du tourisme et, plus largement, du développement des régions au regard de l’ensemble des mobilités. Empiriquement, ce sont les questions de recherche relatives à l’économie territoriale qui sont informées. Néanmoins, on propose des éléments théoriques répondant à des enjeux propres à d’autres champs de recherche, notamment la sociologie et la géographie : on part d’une réflexion sur la valeur et d’une conceptualisation de la transaction pour aboutir à un modèle de développement de mise en scène territoriale. La dynamique de développement se joue entre les éléments transactionnels « mobiles » (information, monnaie, individus et biens) et les éléments « scéniques » plus stables (infrastructures, institutions, etc.). Ces deux dimensions se retrouvent dans des sillons de recherche différents mais complémentaires en sciences sociales : une tradition sociologique plus ancienne, traitant de problématiques « verticales » (domination, stratification sociale, etc.) et une tradition sociologique plus récente, « horizontale » (réseaux, mobilités, etc.). L’objectif est de les considérer non pas de manière antagoniste et exclusive, mais de manière complémentaire. Il ne s’agit pas là d’un postulat préalable à la recherche, mais d’une conséquence de la poursuite de l’objectif relatif à la compréhension des trajectoires socio-économiques de territoires (voir infra point 2.2. « Les objectifs de la recherche »). Dans une perspective d’éco- nomie territoriale, on considère qu’au-delà de la forme des mobilités (étendue et configuration d’un réseau, par exemple), c’est également dans la nature des mobilités que se trouvent les clés de compréhension du développement régional : ainsi avec la monnaie électronique, scripturale, ou la simple monnaie en espèces. Dans la mesure où historiquement la mobilité/disponibilité et la liquidité de l’information et du capital évoluent, les processus de développement du territoire évoluent également. 1 « The claim to a “new mobilities paradigm” is not simply an assertion of the novelty of mobility in the world today, although the speed and intensity of various flows are greater than before. » 15 i ntroduction 2.1. Chronologie du travail L’objet de cet ouvrage est le tourisme, qu’on aborde de manière territoriale. La question de recherche principale concerne la compréhension des processus de développement de « stations touristiques », en partant de trois études de cas. Le travail empirique effectué pour répondre aux questions du projet 2 dans le cadre de sa conceptualisation a, dans le même temps, induit une réflexion théorique. L’ouvrage ne présente pas une structure argumentative « traditionnelle » dans la mesure où il propose un cadre conceptuel original. Il ne suit donc pas les étapes de présentation d’une théorie établie, suivie d’une confrontation au terrain. Dans une démarche constructiviste, on a mobilisé la marge de manœuvre théorique et transdisciplinaire permettant de puiser, dans divers corpus, les éléments utiles à la construction de l’argumentaire, qui aboutit à une proposition théorique établie en parallèle et à la suite du travail de terrain. Cette approche est présentée en première partie avant que ne soient abordées les études de cas dans les parties II et III. Les données ont été récoltées dans la perspective d’une recherche diachronique. Trois monographies relatives aux trois études de cas ont d’abord été rédigées dans le cadre du projet de recherche. Sur la base des premiers travaux de terrain et au cours de la rédaction desdites études de cas, une littérature théorique de plus en plus large a été consultée, concernant des champs, des approches et des concepts très différents. Cet assemblage a entraîné un travail abductif, dans la mesure où ces concepts et ces approches ont aussi en partie guidé la progression de la recherche de données, et la rédaction de rapports de terrain. Par la suite, nous avons procédé à la rédaction de trois articles (deux ayant été publiés) qui ont permis une explicitation et une rationalisation de la conceptualisation – l’identification et la stabilisation des notions et des concepts, leur mise en relation, la formalisation sous la forme de schémas, la confrontation au terrain et la sélection d’illustrations empiriques emblématiques, exemplaires, démonstratives, etc. Premièrement, nous avons élaboré la métaphore de la transaction territoriale, et créé une cohérence avec la dimension économico-sociale et expérientielle. Deuxièmement, nous avons investigué plus spécifiquement la question de l’économie présentielle et des problématiques concernant le champ de la science régionale. À la suite de ce travail conceptuel et de terrain, nous avons procédé à la recombinaison des divers éléments pour l’élaboration du présent manuscrit. La démarche adoptée dans cette recherche est constructiviste et compréhensive. L’ambition de notre approche est de proposer une compréhension de l’évolution de la trajectoire de ces trois stations d’un point de vue socio-économique : les résultats sont, d’une part, empiriques et concernent les études de cas (interprétation historique, c’est-à-dire dans une perspective de recherche diachronique), et, d’autre part, conceptuels et théoriques. Notre thèse est une thèse-proposition, qui rend compte de 2 Voir la note méthodologique en annexe. T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes suisses 16 la complexité socio-économique des territoires entre le xix e et le xxi e siècles, mais aussi des conséquences épistémologiques et méthodologiques de son analyse. En raison de l’élaboration du cadre théorique en parallèle du travail de terrain, toutes les propositions conceptuelles ne sont pas systématiquement informées par des données : elles sont le résultat d’un retour réflexif sur la démarche d’ensemble. Sur la forme, on peut dire que l’ouvrage est ainsi le produit d’un retour réflexif en lui-même. Le retour réflexif ne figure pas en conclusion, il structure l’ouvrage lui-même. Les éléments empiriques ont été mobilisés de deux manières différentes. Premiè- rement, ils servent à informer les trajectoires au niveau historique. Deuxièmement, ils servent à déconstruire les a priori inhérents à une modélisation diachronique, c’est-à-dire à revenir sur des questions socio-économiques d’ordre plus général. Le résultat de ce travail est une proposition conceptuelle comprenant : une métaphore sociologique (transaction territoriale) et un modèle de développement (scène terri- toriale). Par « modèle de développement », on entend un modèle heuristique (par opposition à un modèle analytique et causal). On observe ainsi un double mouvement : les éléments conceptuels permettent d’ordonner la réalité du terrain et, dans le même temps, les éléments empiriques justifient la pertinence du cadre conceptuel élaboré. Cette méthodologie a l’inconvénient principal de ne pas présenter d’accès spécifique et direct à des données en fonction d’une théorie définie au préalable. Elle offre cependant la possibilité de proposer une vision sociologique et économique à plus grande échelle. Par rapport aux parties conceptuelles traitant de la transaction (partie I), on ne peut proposer qu’une phénoménologie à l’ambition historique et conceptuelle, plutôt qu’une méthodologie pragmatique (voir partie I, chapitre 3, « Méthodologie et repères »). En revanche, l’ouverture aux questions de développement et d’enjeux macro-sociaux permet de créer des liens inédits, de proposer une compréhension élargie de la problématique des « stations touristiques » vers d’autres types de territoires. 2.2. Les objectifs de la recherche Dans l’ensemble, notre objectif est de montrer que le tourisme a quelque chose à nous apprendre concernant la société industrielle et postindustrielle, parce qu’il a toujours reposé sur une production/consommation fondamentalement dépendante de diverses dimensions de la valeur et de diverses formes de mobilités : celles des personnes, de l’information et de la mobilité sur les marchés. Cette démarche permet de sortir le tourisme en tant qu’objet de son isolement théorique, mais peut-être également au niveau de son appréciation dans les politiques de développement et d’innovation. Plus généralement, l’objectif est de faire apparaître comment la valeur écono- mique, dans une société postindustrielle, est le résultat d’une mise en relation territo- riale : les relations entre les différents lieux, par les différentes formes de mobilité, sont le support de la différenciation culturelle, à la fois symbolique et inscrite 17 i ntroduction dans une matérialité qui en témoigne. Cette différenciation est le fondement de la valeur marchande touristique puisqu’elle induit la mobilité des personnes et de leurs dépenses. Dans la situation spécifique de chaque processus de création de valeur, les jeux sur les spatialités et sur les temporalités, auxquelles sont associées diverses spécificités socio-économiques, sont fondamentaux. Dans ce sens, l’objectif de cet ouvrage est d’apporter une compréhension qui fait défaut entre les approches économiques et les approches de sciences sociales applicables au tourisme. 2.3. Une approche économique territoriale du tourisme Toutes les approches ne se situent pas au même niveau. Pourtant, elles sont toutes fondées sur des postulats plus ou moins implicites qui eux se situent au même niveau. 2.3.1. Une approche socio-économique Pour les sciences économiques, le tourisme est une activité économique comme une autre, c’est-à-dire dans laquelle les acteurs mettent en jeu leur rationalité ( homo œconomicus ). Pour nous également, les transactions a priori « touristiques » ne sont pas fondamentalement différentes d’autres types de transactions ; elles sont, cependant, particulièrement représentatives d’un processus dans lequel, selon nous, la rationalité instrumentale n’est pas seule en jeu dans le processus de création de valeur. Dans les approches néoclassiques, l’enjeu de la rationalité est l’appréciation économique d’un objet : la « valeur d’un bien » est confondue avec le prix, tandis que la valeur d’usage (l’utilité) permet de construire la courbe de demande. Associer la valeur au prix, c’est se concentrer sur la substance de l’objet au centre d’une transaction et postuler que la rationalité ne concerne que cet aspect – et que tout le reste ne consiste (au mieux) qu’en de gigantesques externalités. Considérer ces externalités comme entrant en jeu dans le processus rationnel, c’est dépasser le paradigme néoclassique. Notre approche s’inscrit dans le courant de l’économie hétérodoxe. Nous partons du principe que dans toute transaction non seulement les externalités participent de la valeur d’un bien, mais aussi que le cas des transactions touristiques est parti- culièrement explicite pour comprendre cela : boire une bière face au Cervin, c’est prendre en compte le paysage dans l’évaluation de cette bière (le paysage comme externalité) ; l’évaluation rationnelle ne concerne pas que la bière en tant que substance liquide, gazeuse, goûteuse et fermentée. Considérer la situation d’une action est nécessaire pour comprendre le processus transactionnel, qui inclut non seulement une dimension concrète et substantielle, mais aussi symbolique, et où la valeur d’échange ne se confond pas avec la valeur d’usage. En termes de paradigme, cela implique le dépassement du postulat de l’économie néoclassique, qui ne parvient pas à « rendre compte de ces situations complexes qui doivent faire intervenir des formes de coordination non marchandes » (Dupuy et al. , 1989, p. 144). T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes suisses 18 La thèse de la valeur territoriale trouve ainsi son ancrage théorique non seulement dans les théories d’économie institutionnaliste et territoriale, mais également dans les théories sociologiques de la construction de la valeur qui s’inscrivent dans la lignée de la sociologie économique et pragmatique de Dewey (2011 3 ). En mobilisant le concept de valuation, nous montrons théoriquement à quel moment et sous quelle forme s’opère l’évaluation rationnelle : qualitativement dans l’espace public (Habermas, 1997 [1978]), et quantitativement dans le champ monétaire. Outre cette opération rationnelle, ce processus est considéré comme étant ancré spatialement, et c’est autour de cet ancrage, mettant en jeu la sensibilité de l’individu à travers l’expérience pratique, que se déploie le processus de valuation. D’un point de vue sociologique, et d’un point de vue économique, la pratique touristique est généralement considérée comme une pratique comme une autre, dans le sens que pour l’interprétation d’un comportement « touristique », on retrouve la palette des approches allant du déterminisme (le touriste au comportement grégaire) à l’individualisme (calcul des coûts-bénéfices de l’agrément). De plus, cette pratique est plutôt considérée comme une activité dont « l’authenticité » serait d’autant plus importante qu’elle serait éloignée de considérations économiques – le déterminisme étant d’autant plus flagrant dans ce cas. Autrement dit, le caractère résolument socio- économique du phénomène touristique apparaît comme un enjeu, comme un facteur lié à l’appréciation plus ou moins déterminée de ce comportement. On peut dire que c’est la question de l’encastrement qui résume le postulat de cette thèse, postulat général de l’économie territoriale de l’encastrement au sens double : encastrement du social dans l’économie (Granovetter, 1985) et de l’économie dans le social (Polanyi, 2000 [1944]). Nous proposons de considérer l’un et l’autre dans le cadre du processus transactionnel, sans que l’un n’exclut l’autre, et ne préside pas plus, dans un sens ou dans un autre, à l’identification d’un phénomène déterministe : ce n’est pas parce que le tourisme implique la plupart du temps des transactions marchandes que le comportement de l’individu est déterminé – pas plus qu’il ne le serait dans d’autres lieux pour d’autres actions relevant de comportements de mobilité des personnes et de consommation. De plus, cette dimension marchande n’est pas un repère normatif permettant d’apprécier, de notre point de vue de chercheur, « l’authenticité » de telle ou telle pratique. En revanche, notre argumentation ira dans le sens d’une importance de ce critère dans l’évolution de la valeur territoriale. 3 Le recueil de 2011 traduit plusieurs textes, datant des années 1918, 1925, 1939, et 1944 (voir détails en bibliographie). 19 i ntroduction 2.3.2. Au-delà des mobilités touristiques pour « motif d’agrément » ; paradigme de l’hypermobilité et renouvellement de l’approche territoriale La focalisation sur le motif de déplacement dans la définition traditionnelle du tourisme est problématique dans le travail de compréhension des territoires concernés entre le xix e siècle et le xxi e siècle, car les types de populations concernées évoluent, comme les éléments spatio-temporels de leurs présences sur place qui nous paraissent essentiels (au-delà des « semaines de vacances », les plus courts séjours, le tourisme d’affaires, le « tourisme d’achat », le « tourisme fiscal », etc.). Les historiens considèrent le tourisme comme très évolutif, et identifient plusieurs phases de ce phénomène d’un point de vue très général ou au regard d’un espace en particulier, en fonction du type de populations concernées, du type de pratiques, d’infrastructures, etc. Pour les territoires ayant traversé ces phases, on retrouve notamment ces aspects généraux : une clientèle bourgeoise et aristocratique au xix e siècle, puis une évolution vers le tourisme de masse, à partir de l’entre-deux-guerres avec un apogée au milieu des années 1970. Implicitement néanmoins, il est toujours question d’« agrément » lorsque l’on évoque le phénomène dans les sciences économiques et sociales. D’un point de vue territorial, considérer le tourisme systématiquement comme pratique d’agrément a pour conséquence une considération de territoires spécifiques dédiés à cette pratique : les stations touristiques. En termes de développement, ces mêmes lieux sont généralement considérés comme connaissant un processus de « mise en tourisme »4. Ce terme est fréquemment associé à la plupart des stations, créées ou ayant pris leur essor durant les Trente Glorieuses. Le tourisme est donc régulièrement considéré comme un phénomène spécifique, cloisonné spatialement et qui s’observe au niveau des pratiques des individus. D’un point de vue économique également, le tourisme est considéré comme un « secteur » et, à l’échelle nationale, comme une activité exportatrice (les dépenses des étrangers en séjour). En adoptant une approche territoriale la décloisonnant de cette échelle nationale, cet ouvrage pallie ainsi, d’une certaine manière, la prise en compte systématiquement insuffisante de l’impact des touristes nationaux (Dritsas, 2014), mais également, de notre point de vue, des excursionnistes en général et des pratiques touristiques des habitants de la région dans la structuration de la dynamique économique dite « présentielle ». Nous nous inscrivons ainsi, de manière générale, dans le paradigme de l’hyper- mobilité, dont on identifie différentes formes dans les champs de la géographie et de l’économie : – des biens finaux et intermédiaires (global production network) (Coe, Dicken, Hess, 2008 ; Henderson, Dicken, Hess, Coe, Yeung, 2002 ; Weller, 2006) ; 4 « Le terme désigne un processus de développement touristique planifié, volontariste d’un espace. Il s’op- pose au terme de touristification qui tend à désigner a contrario un processus de développement touristique spontané. » (Dewailly, 2005, p. 31) T ourisme , mobiliTés eT développemenT régional dans les a lpes suisses 20 – des connaissances (territorial knowledge dynamics) (Crevoisier, Jeannerat, 2009 ; Olsen, 2012 ; Strambach, Stockhorst, Sandmüller, 2009) ; – des capitaux (Corpataux, Crevoisier, 2005 ; Corpataux, Crevoisier, Theurillat, 2009 ; Watson, 1999) ; – des entreprises (souvent multi-locales) (Dunning, 1993 ; Phelps, Waley, 2004) ; – des travailleurs (y compris qualifiés, avec leurs connaissances) (Berset, Crevoisier, 2006 ; Berset, Weygold, Crevoisier, Hainard, 2000 ; Simpson, 1992) ; – des consommateurs (habitants, touristes, etc.) (Kaufmann, 2014 ; Spierings, Van Der Velde, 2008). Plus généralement, au regard des sciences sociales, notre approche relève du para- digme des « nouvelles mobilités » (Sheller, Urry, 2006 ; Hannam, 2009), qui consi- dère le tourisme comme étant utile pour informer d’autres mobilités. Car ce n’est qu’en tenant compte de l’ensemble de ces mobilités, y compris touristiques au sens « classique », que l’on peut proposer une compréhension des trajectoires de nos cas. Ce paradigme, qui « examine la nature incarnée et l’expérience des différents modalités de voyager, les voyant en partie comme des formes matérielles et sociables d’habiter- en-mouvement, comme lieux d’activités et pour des activités diverses [à propos de l’automobile, voir Featherstone et al ., 2004] » 5 (Sheller, Urry, 2006, p. 214), est combiné avec celui de l’économie territoriale, dont le projet est « de comprendre les effets des territoires sur les dynamiques économiques, non seulement d’un point de vue concret, mais aussi et surtout du point de vue théorique » (Crevoisier, 2010). Le tourisme est pour nous un objet permettant de penser les différentes formes de mobilité et les diverses dimensions de la valeur. C’est un cas particulièrement parlant pour évoquer en particulier la mobilité des consommateurs, élément désormais incontournable en sciences sociales, mais peu considéré par l’économie territoriale. Généralement, l’objet tourisme reste considéré comme isolé, marginal ; il ne ferait pas partie intégrante de la société en marche, mais serait plutôt parasitaire ou encombrant. Ainsi, l’idée selon laquelle le tourisme aurait contribué au dévelop- pement, voire aurait suscité des innovations dans l’histoire économique d’un pays, autrement dit qu’il aurait contribué à l’avènement de la société contemporaine d’un point de vue économique et aurait pu fournir le fondement d’une réflexion sur la construction de la valeur territoriale, reste marginale (Tissot, 2014). Dès lors, soit on considère que le tourisme est un phénomène résultant de l’évolution socio- économique générale et qu’il est donc la représentation passive de l’évolution de la société sur cette période, soit on émet l’hypothèse inverse et on considère que le tourisme peut en lui-même fournir des clés de compréhension relatives à l’évolution 5 « [...] examines the embodied nature and experience of different modes of travel, seeing them in part as forms of material and sociable dwelling-in-motion, places of and for various activities (on cars, see Featherstone et al ., 2004). »