THE HOG Gary, Indiana, 10 juillet 1987, 10 h La bouche pâteuse, c’est la soif qui réveilla Richard. À travers les stores de son unique fenêtre, un rayon de lumière manqua de l’aveugler lorsqu’il ouvrit ses yeux collés par la sueur qui lui coulait depuis ses sourcils ébouriffés. Il les referma aussitôt dans un grognement bestial. Il s’essuya ensuite les commissures des lèvres de sa main épaisse et tenta d’attraper à tâtons la canette posée par terre à côté du pied du lit. Il donna un coup brusque dedans et le contenu se rependit au sol pour aller rejoindre une flaque séchée un peu plus loin. Ses cordes vocales endolories lui empêchèrent de reprendre son râle. Résigné, il bascula sur le côté opposé pour se rendormir. 1h Le chant des pigeons sur le rebord de la fenêtre le tira d’un sommeil profond. Il prit la canette vide et la lança en direction de la vitre. L’envoyant de son bras mou, elle retomba au sol à mi-chemin dans un bruit métallique qui rendit les oiseaux impassibles. « Si j’avais ma carabine à portée de main, je te les exploserai ces rats volants. Ils ont de la chance aujourd’hui. On verra demain. » Il tenta de se redresser et poussa un cri de douleur. Son échine se raidit et il dut rester en position assise pendant une longue minute d’agonie. Puis, il déposa ses pieds au sol, prit appui sur le dossier du lit avec ses doigts sales et se leva dans un soupir animal. Il marcha le long de la pièce pour atteindre le bureau à quelques mètres. Chaque pas appliqué sur le parquet poisseux faisait trembler les bibelots disposés en désordre sur ses étagères. Un fanion des Colts d’Indianapolis se décolla du mur taché et jauni et tomba sur une boite vide de Froot Loops, entamée la veille. L’opulent individu s’assit finalement dans son fauteuil et attrapa une canette de Coca Cola à moitié remplie sur son bureau. Il déplia ses larges jambes, déposa sa boisson sur son ventre nu imposant et s’octroya quelques minutes de répit en savourant son soda. Little Rock, Arkansas, 16 avril 1983 C’était un soir en rentrant du travail qu’il l’avait trouvé. Dans leur lit conjugal, elle dormait. Il s’était approché doucement, lui avait fait un baiser volé dans le cou pour la réveiller, mais cette fois-ci elle avait un goût et une odeur différente. Sa peau était humide. C’est alors qu’il avait vu un liquide pâteux qui lui sortait des lèvres. Puis que ses yeux étaient grands ouverts et que des flacons vides étaient rangés méticuleusement sur la table de chevet. Il avait couru appuyer sur l’interrupteur et vit son corps sans vie, posé là, au milieu du lit dans une flaque séchée de vomissure. Il l’avait prise dans ses bras et se rua avec elle, aussi légère et molle qu’une poupée de chiffon dans la salle de bain, pour la nettoyer. La laver, c’était ce qu’il y avait le plus important à faire. Le reste attendra. Après lui avoir retiré ses vêtements et passés sous l’eau tiède, il l’appela : « Lisa ! Reviens-moi ! Tu es propre mon amour, tu peux te réveiller. » Mais elle ne répondit pas. Il demeura plusieurs minutes, peut-être plusieurs heures, il ignorait, avec sa conjointe dans ses bras, serrée fort contre son torse. Lorsque le corps devint rigide, il se décida à la reposer dans le lit, après avoir replié les draps souillés. Il savait que ce jour viendrait. Ils avaient tout ce qu’ils avaient éternellement voulu, une maison, une voiture, un avenir. Et pourtant elle avait toujours eu l’air triste. Il avait travaillé dur pour pouvoir lui offrir la vie qu’elle rêvait, il la savait reconnaissante, mais elle passait sa journée à dormir, médicamentée. Lorsqu’elle sortait, elle avait les yeux dans le vague, à regarder au loin, comme si elle attendait que quelque chose ou quelqu’un vienne la chercher. Et ce soir-là il réalisa qu’elle ne pouvait plus espérer ce quelque chose, elle avait fait le choix de partir d’elle-même. Ces dernières années, il avait tout perdu. Sa femme. Sa maison. Sa voiture. Son emploi. Sa vie. Il avait tenté tous les vices possibles, pour pouvoir gérer son chagrin et sa douleur. Il avait débuté par l’alcool, mais c’était trop cliché selon lui, et il n’aimait pas le goût. La drogue, trop chère. Les cigarettes, trop odorantes. Et puis il avait décidé qu’il choisirait une drogue qu’il avait toujours connue, mais s’était interdit depuis sa rencontre avec son âme sœur : le sucre. Il avait commencé doucement, d’abord par colère contre sa femme qui lui prohibait, puis par habitude et même par plaisir. « Tu m’as tout volé ! Se disait-il en mangeant sa première cuillère de Lucky Charms depuis des années. Tu me dois bien ça ! Qu’est-ce que tu vas faire ? Rien ! Je suis libre tu m’entends ? Tu ne peux plus m’atteindre, ne plus rien me proscrire ! » Cette cuillère ne fut que le début d’un nouveau rythme de vie. Il ne dévora rapidement plus que des aliments sucrés. Ses muscles saillants fondirent sous les accumulations graisseuses qui s’imposèrent de plus en plus promptement. Autrefois sportif, il ne pouvait actuellement plus faire davantage qu’une dizaine de pas avant de fléchir sous son propre poids. Les simples mouvements quotidiens le faisaient souffrir. Il avait arrêté tous les gestes d’hygiène et passait sa vie dans son petit studio, allongé sur son lit ou affalé sur un fauteuil qui menaçait tous les jours de plier sous sa masse. La seule règle qu’il s’était promis de ne jamais briser serait celle de ne jamais tomber amoureux d’une autre femme. « De toute façon, qui voudrait de moi à l’heure actuelle », se disait-il, lucide sur son apparence et hygiène de vie. Il avait jeté tous les miroirs de la pièce de son actuel logement, ne pouvant plus supporter son propre reflet, qui était à l’image de son nouveau lieu de villégiature : crasseux et pathétique. 4 h, aujourd’hui Il avait passé le début d’après midi à moitié conscient dans son fauteuil, alternant boissons, friandises et siestes. Épongeant les larmes séchées sur sa joue collante, il se redressa contre le dossier de son fauteuil humidifié par la sueur de son dos et attrapa le magazine pornographique coincé entre l’accoudoir et sa hanche. Il essuya peu après les miettes scotchées contre la couverture, feuilleta rapidement les pages gluantes et arrêta sa lecture sur la rubrique des petites annonces. Il était abonné à de multiples périodiques lubriques, notamment pour combler sa solitude. Il s’était interdit toute relation amoureuse, mais il avait quand même besoin de corps tantôt anorexiques tantôt corpulents de « femme-objets » qui le dégoûtaient, mais dont il avait désespérément le désir. Il n’ignorait pas que les prostituées, qu’il payait au moyen d’un ce service, ne ressembleraient en rien à son épouse qui était si belle, si pure. L'espace d'un instant, il se rappela de sa chevelure blonde soyeuse, sa peau si douce et claire qu’il caressait pendant l’amour alors qu’elle gémissait de plaisir à son oreille les yeux fermés. Il appréciait la regarder dans ces moments-là. Il oubliait presque sa maladie, sa tristesse. Il savait qu’elle était bien, et ne voulait que ces instants ne finissent jamais. Coucher avec une femme qui pouvait lui remémorer l’amour de sa vie lui serait trop pénible. Plus l’acte était sale, dénué de sentiment et avec quelqu’un qui ne l’attirait pas, moins il se sentait coupable. Il se punissait. Il ne méritait personne, à part peut-être des corps usés par les nombreux hommes seuls et laids. Des carcasses en perdition qui simulaient un semblant de plaisir avant de repartir ternies de la sueur et semence d’individus à l’agonie comme lui, un billet de vingt dollars dans une main souillée. Cette dernière servirait quelques heures plus tard à un autre geste mécanique bien moins noble encore. « Des robots, se dit-il, je suis un porc qui baise avec des robots. » Il sourit quelques secondes à l’idée qu’un jour, dans le futur, les humains se mettent à coucher avec des androïdes mécaniques. Au moins, sans maladies. Il reprit sa lecture et tomba en bas de la liste sur une annonce qu’il n’avait pas encore barré en rouge suivi de son écriture maladroite : « Envie d’un moment de plaisir exceptionnel ? Découvrez le vrai moi qui est en vous. Réveillez vos sens, votre personnalité, votre corps pour une expérience au-delà du réel. » C’était un des rares numéros qu’il n’avait pas appelés. Il ne faisait pas vraiment attention aux textes descriptifs, mais celui-là l’intriguait. De toute façon, je n’ai rien à perdre se dit-il. Il prit le combiné et composa le numéro de téléphone inscrit en bas de l’annonce. Une voix sensuelle répondit : « Ici Shramana, intermédiaire de l’humain, nature et monde animal. Que puis-je pour vous ? — Bonjour, je souhaite faire appel à vos… services ? Je veux juste un service… régulier. Sans surprise. Quinze minutes de vos talents. — Bien évidemment. Je suis aussi là pour combler les désirs des messieurs. Je suis gourou, je communique avec bien des mondes, autant vous prévenir tout de suite avant mon intervention. J’aide l’homme à révéler son esprit animal intérieur, c’est un petit extra. — Tant que vous faites votre affaire pour pas cher, répondit-il sèchement, moi je suis intéressé. Passez dès que vous pouvez ». Richard donna son adresse et raccrocha le combiné. Machinalement, il plaqua le peu de mèches de cheveux grasses en arrière, avant d’attraper un t-shirt. Il essaya péniblement de l’enfiler. Pas question que quiconque voie son corps nu. Non seulement il en avait honte, mais il ne réservait ce privilège à son unique femme, personne d’autre. Il ne pensait pas trop à ce qu’avait dit son interlocutrice au téléphone. Des allumées, il en avait vu passer. Ce n’était pas important, et puis dans ce milieu là, trouver une femme saine d’esprit révélerait du miracle. Quelques heures passèrent, et la sonnette retentit. « C’est ouvert, beugla l’homme qui n’avait pas bougé de son fauteuil. Entrez ! » La porte s’ouvrit, et une femme vêtue d’une longue robe de toile blanche laissant dévoiler ses chevilles à la peau mate entra. Ses délicats cheveux tressés tombaient au creux de son bassin. Ses boucles d’oreilles en plumes noires étiraient son visage. Celui-ci n’était pas si désagréable que ça, au déplaisir de Richard. Elle s’arrêta devant l’homme au visage épais et abîmé qui lui dit sèchement avant de se laisser tomber dans son fauteuil: « J’ai 20 dollars pour vous. Posé sur le bureau. Ne comptez pas sur moi pour me lever. Faites ce que vous voulez pour ce tarif-là, et ce sera tout. » Il avait coutume d’accueillir les femmes avec cette même présentation désinvolte. Ça simplifiait les choses. Il n’aimait pas l’imprévu, il souhaitait garder les identiques routines, mais avec des prostituées différentes. Ça évitait de s’attacher, et puis les habitudes lui permettaient de survivre le peu de temps qui lui restait, sa santé déclinant jour après jour. La femme conserva sa robe qui ne cachait presque rien et se mit à califourchon sur cet austère client. Toujours sans un dire mot, elle agrippa son membre déjà dru puis le rentra en elle. Échappant un soupir trop appuyé pour être vrai, elle posa enfin sa main sur le front gras de son client. « Je n’en ai pas pour longtemps, dit-elle en faisant basculer son bassin d'avant en arrière. Je vais libérer l’animal qui est en vous. Vous vous sentirez mieux, vous serez enfin libre. Guéri. Je vois le mal qui est en vous, vos cicatrices… » Il voulut protester. Lui dire d’arrêter de parler. Mais il se sentit si fatigué qu’il n’arriva pas à remuer ses lèvres. Il la voyait faire sans pouvoir réagir d'avantage. Il la contemplait les yeux mi-clos et n'eut aucune réaction quand l'un de ses seins s’échappât de la robe blanche. C'est à peine s'il sentait la chaude caresse du lubrifiant naturel sur ses cuisses. Soudain, une étrange sensation lui parcourut l’échine. Comme des chocs électriques. Un picotement qui n'avait rien de désagréable. Quand la sensation se fit plus intense, Richard vit la prostituée se courber avant de finir en elle sans réel soulagement. Elle se retira, pris le billet sur la table et quitta l’appartement sans un mot. Éreinté par l’expérience, il enleva son t-shirt suintant, s’essuya et le jeta au sol parmi les détritus. Il se leva enfin péniblement et alla jusqu’à son lit, où il s’affala et s’endormit d’un sommeil profond. 11 juillet, 3 h Richard se réveilla au milieu de la nuit, le nez chatouillé par une odeur nauséabonde. Il se leva et chercha son origine. Cette dernière semblait être le réfrigérateur qui ne fonctionnait plus depuis des mois. Une fois ouvert, il vit que des restes de confiture et de beurre de cacahuète moisissaient à l’intérieur du récipient métallique. L’effluve était insupportable. Furieux, il prit le contenu entier du frigidaire et jeta le tout à la poubelle. Puis, il se rendormit jusqu’au matin. 11 juillet, 10 h Le cri des pigeons le réveilla de nouveau. Agacé, Richard se redressa rapidement, pris cette fois-ci une pantoufle à moitié décousue et la lança en direction des oiseaux avec vigueur. Le chausson atteint la vitre, rebondi dessus faisant décoller les oiseaux de peur. L’odeur nauséabonde de la veille lui gagné derechef les narines, mais malgré la puissance de l’émanation, elle lui ouvrit l’appétence. Il marcha d’un pas lent, mais déterminé vers la poubelle, récura le bord des pots et plongea ses doigts à l’intérieur pour lécher le contenu. Son estomac gargouilla, et son appétit se réveilla de nouveau. Toujours agenouillé, il se traîna à quatre pattes vers un paquet de bonbon et récupéra le sucre séché en effleurant le fond de l’emballage. Mais pour la première fois depuis cinq années douloureuses, il avait envie de légumes, de fruits. De verdure. Il ne comprit pas, et puis pensa à l’intervention de la veille. « Peut-être suis-je un homme nouveau ? M’aurait-elle guéri ?» Il chassa cette idée absurde de son esprit et se mit en quête de végétaux comestibles dans les placards de son appartement. Se lever et chercher sur les étagères était douloureux pour ses articulations. Après un ultime effort, Richard arriva à récupérer son portefeuille et se décida de faire ses commissions, activité qu’il n’avait plus faite depuis la mort de sa femme. Il se sentit poisseux, sale. Il enleva son boxer maculé et le lança en direction du t-shirt de la veille reposant au sol. Il rajouta du savon à la liste de courses dans sa tête. Un regain d’énergie lui permit d’atteindre la porte et il se traîna jusqu’au couloir. « Un peu d’exercice me fera du bien ! Je vais prendre l’escalier ! » Dévalant les marches il arriva en bas fatigué, mais heureux. Il s’assit, puis s’agenouilla terrassé par le poids de son corps qui paraissait moins lourd, mais plus raide que d’habitude, et resta dans une position fœtale quelques instants. Poussant le battant de son dos dénudé, il parvint jusqu’au hall de l’immeuble et couru à quatre pattes, écartant la porte d’entrée de sa tête. Arrivé dans la rue, il s’avança en direction du 7/Eleven le plus proche. Un cri en sa direction l’arrêta. Un enfant avec sa mère de l’autre côté du trottoir le pointait du doigt. Richard, paralysé par la honte, se figea avant de s'écrier : « Grand dieu ! Je suis nu ! Comment ai-je pu sortir de chez moi dévêtu sans m’en rendre compte ! — Maman ! Regarde l’animal ! Que fait un cochon dans la rue ? »
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