82 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / numéro 5 Dans une enquête inédite publiée aux éditions Tallandier, Frédéric Régent, spécialiste de l’histoire de l’esclavage et maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, analyse la condition des esclaves affranchis et de leurs descendants au sein des sociétés coloniales européennes. L’entretien Frédéric Régent : Libres de couleur, l’angle mort de l’histoire de l’esclavage 83 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / numéro 5 #1257 : Quelle était votre intention derrière l’écriture de ce livre ? Frédéric Régent : Libres de couleur est à la fois une étude sur l’histoire de l’esclavage et une tentative de compréhension de la population des libres de couleur, esclaves affranchis et non blancs de peau. Assez méconnu, ce groupe représentait, à la veille de l’abolition de l’esclavage en 1848, 30 % de la population des colonies françaises. Cet ouvrage est là pour mettre en avant cette catégorie de personnes situées dans un entre-deux : elles n’étaient plus esclaves, mais elles ne disposaient pas non plus des mêmes droits que les libres réputés blancs. Dans cet ouvrage, je tente d’étudier les méca- nismes de ségrégation de l’époque coloniale et leur influence sur le racisme contempo- rain. Je me suis vraiment intéressé à cette question de la couleur [de peau, ndlr ] et de sa gestion, mais aussi aux mobilités qui existent au sein même des catégories de couleur que les Européens ont pu mettre en place. Frédéric Régent, université populaire du CM98, février 2024. 84 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / numéro 5 #1257 : Pouvez-vous nous parler de votre travail de recherche pour l’élaboration de cet ouvrage ? Frédéric Régent : J’avais précédemment publié plusieurs travaux sur les colonies françaises et je voulais établir une comparaison entre les libres de couleur des différentes colonies européennes entre le xiv e et le xix e siècle. Ce travail n’avait jamais été réalisé auparavant dans le cadre d’une synthèse. J’ai voulu, pour bien comprendre ce dont je parlais, commencer mes recherches à partir de la situation en Espagne et au Portugal au xiv e siècle. Il s’agit de la période historique où sont arrivés les premiers esclaves africains. Par la suite, j’ai étudié et comparé les travaux de mes collègues portant sur diffé- rentes colonies européennes (espagnoles, portugaises, britanniques, hollandaises, danoises) et j’ai déterminé ceux ayant une approche du sujet similaire à la mienne. À partir d’archives, j’ai principalement axé mon travail de recherche autour de sources historiques primaires et manuscrites. Au total, ce travail a représenté deux ans de recherche, en parallèle de mes activités d’enseignement. #1257 : Affranchis mais ségrégés, instigateurs de soulèvements d’esclaves autant que force répressive : les « libres de couleur » constituent une population à part au sein de la société coloniale occidentale. Sont-ils une figure ambivalente de l’Histoire ? Frédéric Régent : Ces personnes étaient esclaves et sont devenues libres, puis, pour une partie d’entre elles, proprié- taires d’esclaves à leur tour. En effet, la loi d’indemnisation des colons de 1849 décrétait, entre autres, le versement d’une indemnité aux propriétaires d’esclaves. Une thèse récente 1 a montré que 30 % de ces indemnitaires étaient des libres de couleur. Les libres de couleur avaient cette posi- tion double, étant à la fois propriétaires 1 BALGUY Jessica, Indemniser l’esclavage en 1848 ? L’heure des comptes pour les propriétaires d’esclaves de couleur de la Martinique, thèse d’histoire sous la direction de Myriam Cottias, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2023. « Les libres de couleur avaient cette position double, étant à la fois propriétaires d’esclaves, mais également individus participant aux processus abolitionnistes. Néanmoins, compte tenu du préjugé de couleur et de la ségrégation juridique dont ils étaient victimes, nombre d’entre eux se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas profiter de leur liberté tant que l’esclavage existait. » L’entretien 85 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / numéro 5 d’esclaves, mais également individus participant aux processus abolitionnistes. Néanmoins, compte tenu du préjugé de couleur et de la ségrégation juridique dont ils étaient victimes, nombre d’entre eux se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas profiter de leur liberté tant que l’esclavage existait. #1257 : Vous écrivez : « L’affranchissement n’est pas l’antichambre de l’abolition de l’esclavage. Bien au contraire. » (p. 385). En quoi ce constat s’applique-t-il aux libres de couleur ? Frédéric Régent : Le nombre d’escla- vagistes blancs étant proportionnellement relativement faible dans les sociétés colo- niales occidentales, les populations blanches avaient besoin d’auxiliaires pour pouvoir dominer les populations noires réduites en esclavage et de plus en plus nombreuses. Les libres de couleur ont été ces auxiliaires-là. Faisant office de « soupape de sécurité », leur affranchissement donnait espoir aux esclaves de devenir libres à leur tour. Mais, pour devenir libres, ces derniers devaient contribuer au renforcement du système esclavagiste : car l’esclave auquel on donnait sa liberté était celui qui devait, lui aussi, surveiller les autres... #1257 : À qui ce livre est-il destiné ? Frédéric Régent : À l’image de l’univer- sité populaire du CM98 (Comité Marche du 23 mai 1998, voir ci-dessous) dans laquelle j’interviens, et dont le programme de la saison 2023-2024 s’articule autour de l’histoire de l’esclavage colonial, ce livre s’adresse à toutes et tous. Il pourra autant intéresser un public universitaire (enseignants, historiens, étudiants) qu’un lectorat grand public. Frédéric Régent, Libres de couleur. Les affranchis et leurs descendants en terre d’esclavage. xiv e -xix e siècle (éditions Tallandier, 2023). Plus d’informations sur le site de l’éditeur https://www.tallandier.com En savoir plus sur l’université populaire du CM98