16 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°83 D epuis les origines, l’opposition reli- gieuse entre l’Église et la Synagogue est un fait indiscutable. Le Christ, la nature et le rôle qu’on lui attribue, se trouve au cœur de cet antagonisme. Les groupes de Juifs qui reconnurent en Jésus le Messie, fils de Dieu, constituaient, pour les autorités du Temple et pour une large majorité des Juifs, une des nombreuses sectes hérétiques qui agi- taient et divisaient la société juive du i er siècle. Mais, en quelques siècles, la petite secte était devenue la « Grande Église » en conquérant les masses païennes de l’empire et l’Empire romain lui-même. Frères enne- mis, qui se réclamaient des mêmes racines (l’Ancien Testament), chrétiens et Juifs occupaient désormais des positions fort différentes dans la société. Ayant conquis le pouvoir au sein de l’empire, les chrétiens s’en servirent pour combattre les ennemis de la foi : hérétiques, païens, Juifs. La législation impériale et cano- nique en témoigne clairement, en frap- pant les cultes païens et en soumettant de plus en plus les Juifs à de lourdes interdictions. Les Juifs toutefois posaient des pro- blèmes particuliers. Non seulement ils avaient refusé de reconnaître le Christ, mais ils l’avaient également tué, comme on commença très tôt à le soutenir en déchargeant ainsi l’autorité romaine de toute responsabilité 1 . Ils étaient donc déi- cides, frappés de ce fait par la malédic- tion de Dieu. La destruction du Temple par l’armée de Titus, en l’an 70, puis la L’Église affirme son hostilité à l’égard des Juifs dès le Moyen Age. Élaborant une légende noire qui justifie, pour les siècles à venir, brimades et massacres. Par GIOVANNI MICCOLI INTERFOTO/LA COLLECTION perte de leur centre religieux (Jérusalem fut interdite aux Juifs en 135 par Hadrien) et la dispersion ( dias- pora en grec) des Juifs qui s’ensuivit furent interpré- tées comme la preuve que cette malédiction était en train de s’accomplir. Les formules sévères du Nouveau Testament contre les scribes, les pharisiens, les Hébreux, qui reflétaient les violents débats qui opposaient entre eux au i er siècle les courants du judaïsme, furent lues hors de leur contexte, ce qui modifiait leur sens et aggravait leur portée. Autrefois peuple élu de Dieu, les Juifs avaient perdu, par leur infidélité et leur dureté de cœur, cette prérogative. Cette position privilégiée, c’était l’Église, le « nouvel Israël », qui en avait hérité. Désormais, et jusqu’à leur conversion finale préconisée par saint Paul, les Juifs restaient le peuple maudit, repoussé par Dieu, détesté partout, qui portait sur son front le signe de Caïn. Pour saint Augustin, au v e siècle, la figure emblématique du peuple juif était celle de Judas. Dans le même temps, c’était aux Juifs qu’avaient été révélés les livres saints, qui racontaient l’histoire du salut et annon- çaient l’avènement du Messie. Ils étaient, malgré eux, les témoins de la vérité du christianisme. C’est pourquoi, comme écrivait saint Augustin, ils ne devaient pas être tués mais être contraints à une vie de soumission, témoignage et châti- ment de leur culpabilité. Les principaux traits de l’attitude des chrétiens envers les Juifs étaient tracés. Les interdictions qui, avec une intensité croissante, les marginalisèrent dans l’Empire romain Les assassins du Christ ! L’AUTEUR Titulaire de la chaire d’histoire de l’Église à l’université de Trieste, Giovanni Miccoli a notamment publié Les Dilemmes et les silences de Pie XII (Complexe- IHTP-CNRS, 2005). Il est mort en 2017. Cet article est la version revue de « Ils ont tué le Christ... », L’Histoire n° 269, octobre 2002. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°83 17 devenu chrétien correspondent à cette vision de leur destin historique. Mais ce n’est pas tout. Héritiers du judaïsme et des Écritures juives, les chrétiens issus du monde païen avaient été aussi largement influencés, dans leur anthropologie et leur spiritualité, par la philosophie grecque de l’âge hellénistique dont l’empreinte se fait sentir jusqu’au iii e -iv e siècle ap. J.-C. Pèlerins dans le monde et citoyens du ciel, les chrétiens avaient donc élaboré, pour les rapports avec les choses d’ici-bas, avec la chair et le corps, une conception ascétique tout à fait opposée à la mentalité juive. GLOUTONS ET IVROGNES La pleine jouissance des biens du monde, la pros- périté vécue comme un don de Dieu et un signe de sa faveur pour les hommes justes faisaient en effet plei- nement partie de la tradition religieuse juive. Le début du livre de Job en offre un exemple frappant : « Il y avait jadis, au pays d’Us, un homme appelé Job. C’était un homme intègre et droit, qui craignait Dieu et s’écar- tait du mal. Sept fils et trois filles lui étaient nés. Il possé- dait 7 000 brebis, 3 000 chameaux, 500 paires de bœufs, 500 ânesses et de très nombreux serviteurs. » Or cette approche du monde devint progressivement incompré- hensible aux chrétiens et élargit le fossé qui les sépa- rait des Juifs. L’identité chrétienne, qui se construisit en opposition au judaïsme, y trouva de nouveaux éléments de différenciation et d’affirmation de soi- même. Les accusations religieuses de déicide, ajou- tées à une grande méconnaissance de la réalité juive, ERICH LESSING/AKG P assion Ce psautier cistercien du milieu du xiii e siècle montre le Christ mené par deux Juifs à l’air menaçant, reconnaissables à leurs chapeaux. Page de gauche : gravure allemande de 1475 représentant les tortures infligées à des Juifs. produisirent un mélange pervers, lourd de résultats meurtriers. De là viennent les accusations de bestialité charnelle qui frappent les Juifs avec une violence inouïe dans les sermons des années 386-387 de saint Jean Chrysostome, alors prêtre d’Antioche et futur patriarche de Constantinople. Gloutons, ivrognes, qui vivent pour leur ventre, « ils ne se conduisent pas mieux que les porcs et les boucs, dans leur lubrique grossièreté NOTE 1. Ponce Pilate donnant à choisir la grâce, accordée par la foule de Jérusalem à un larron, cf. C. Aziza, « Ponce Pilate », L’Histoire n° 70, septembre 1984, pp. 46-54. À SAVOIR Latran IV : une rouelle jaune C’est le concile du Latran IV (1215) qui impose un signe distinctif pour les Juifs dans tout l’Occident. Mais seuls les royaumes d’Aragon, de Castille et de France appliquent cette mesure au xiii e siècle. Les signes distinctifs consistent en un bonnet pointu et en une rouelle, pièce d’étoffe ronde et le plus souvent jaune que les Juifs doivent porter sur leur vêtement, sur le torse et dans le dos. Ils varient d’une région à l’autre. La couleur jaune, en revanche, est partout attribuée aux Juifs : symbole chrétien de la trahison (Judas est représenté en jaune), mais aussi de la folie, elle est la couleur du diable. Ce marquage est peu à peu abandonné. Ce n’est qu’au xx e siècle que ressurgissent ces « marques d’infamie » : en 1939, en Pologne, les nazis font porter aux habitants un brassard sur lequel figure une étoile. L’étoile jaune cousue sur le vêtement apparaît en 1941 en Allemagne. La mesure s’étend en 1942 à la France, à la Belgique et aux Pays-Bas. >>> 18 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°83 et l’excès de leur gloutonnerie » ; leurs synagogues sont, désormais, le siège des démons et de l’idolâtrie. La violence ne resta pas seulement verbale : très souvent elle s’accompagna d’agressions, de massacres, de pillages et de destructions de synagogues. Lorsque l’empereur Théodose (379-395) prétendit imposer à l’évêque de Callinicon (Mésopotamie) de reconstruire à ses frais la synagogue que ses fidèles avaient brûlée, en punissant en outre les coupables, l’indignation d’Am- broise, le puissant évêque de Milan, fut à son comble : « lieu de perfidie, maison d’impiété, ramassage de folie, condamné par Dieu même » , la synagogue ne devait pas être reconstruite ! La préservation de l’ordre social ne saurait primer sur l’honneur de Dieu, qui serait grave- ment blessé si le lieu où on le nie était reconstruit aux frais des chrétiens et par un empereur chrétien. Cet ensemble d’idées, de préjugés, de normes et d’actes de discrimination et de persécution, déposé dans la mémoire collective par les écrits et la pratique des Pères de l’Église et de l’Empire romain christianisé, fructifia aux siècles suivants pour constituer un point de référence dans l’enseignement religieux des fidèles. Les rapports entre chrétiens et Juifs ne furent toutefois pas seulement dominés par l’hostilité et la violence. Les moments de paix ne manquèrent pas. Pendant les premiers siècles du Moyen Age, dans une société morcelée et repliée sur elle-même, où, sous la menace constante des Arabes, les communications et les relations de longue distance étaient devenues de plus en plus difficiles, les Juifs, dispersés dans tout le bassin méditerranéen, contraints de se consacrer au commerce puisqu’il leur était interdit de posséder des terres, rendaient de précieux services aux divers pou- voirs locaux. Ils obtinrent ainsi leur protection. C’est une histoire qui, dans des contextes divers, se répétera périodiquement. La condition des Juifs néanmoins restait précaire, soumise aux caprices des autorités, aux éclatements de la colère du peuple, toujours prête à rejeter sur un bouc émissaire la responsabilité de ses souffrances. En outre, à côté de l’Ancien Testament, source com- mune des deux religions, les Juifs se référaient aussi à un autre texte, le Talmud, qui recueillait les normes, les enseignements et les récits produits par l’exégèse rab- binique 2 . Cela renforça chez les chrétiens l’idée d’une différence radicale avec les Juifs. LES SOUPÇONS LES PLUS HORRIBLES L’essor de la Chrétienté, que papes, empereurs et rois chrétiens, malgré leur rivalité et leurs luttes inces- santes, instaureront en Occident à partir du xi e siècle, accentua les difficultés rencontrées par les Juifs. Une société chrétienne, forte d’une nouvelle jeunesse, où les armes jouaient un rôle primordial, lancée à la reconquête des terres que les infidèles lui avaient soustraites, comme en Espagne ou dans le Proche- Orient, supportait mal, en effet, la présence en son sein de tous ceux qui ne partageaient pas ses croyances et ses valeurs. Le chevalier chrétien en fut l’expression typique, la croisade son entreprise majeure. Avec l’esprit de croisade, étrange mélange de foi, de détachement et d’appétits exclusivement maté- riels, la condition des Juifs d’Europe occidentale se dégrada. Massacres et expulsions se succédèrent avec une angoissante périodicité. Les accusations les plus infamantes, les soupçons les plus horribles et les plus fantaisistes justifiaient aux yeux des chrétiens la vio- lence et la cruauté : les Juifs conspirent la destruc- tion de la société chrétienne ; les Juifs empoisonnent les puits ; les Juifs profanent les hosties (cf. p. 26) ; les Juifs immolent des enfants chrétiens pendant la semaine sainte et se servent de leur sang pour la cuisson des pains azymes. L’accusation de « meurtre rituel », qui se répandit en Europe à partir du xii e siècle, donnait un tableau tout à fait diabolique des Juifs et de leur religion, créant une légende noire qui se per- pétua jusqu’à nos jours. Une « ghettoïsation » sournoise vint accentuer la marginalisation sociale des Juifs. Le quatrième concile du Latran (1215), leur imposa le port d’habits ou de signes distinctifs afin d’empêcher toute confusion avec KUNSTMUSEUM BÂLE/ARTHOTEL/LA COLLECTION LA SYNAGOGUE VOILÉE L ’art occidental a souvent représenté l’aveuglement des Juifs face au christianisme. Ce panneau tiré du Retable du Miroir du salut (Bâle, Kunstmuseum), réalisé par Konrad Witz vers 1435, en est une illustration. Cette jeune femme, portant les Tables de la Loi, personnifie la Synagogue. Un mince bandeau passe sur ses yeux fermés, manifestant l’égarement des Juifs qui n’ont pas su reconnaître le Messie. Le port d’une robe jaune n’est pas anodin, cette couleur étant, au Moyen Age, associée aux Juifs. Ce panneau occupait le volet droit externe du retable, symétrique d’une allégorie de l’Église. >>> les chrétiens. Au moment de la Réforme, l’affronte- ment sanglant entre fidèles de Rome et protestants aggrava encore la condition des Juifs. Le destin de ces « ennemis par excellence » du Christ était scellé dans des sociétés qu’on voulait, du côté catholique comme du côté luthérien, rechristianiser en profon- deur. Ghettos, le premier étant un quartier de Venise entouré de murs et de portes en 1516 3 , et expul- sions systématiques furent l’écrasant privilège de l’« Europe chrétienne ». Mais, entre-temps, un autre élément, lourd de conséquences, s’était introduit dans la manière dont les chrétiens considéraient les Juifs. Dans l’Espagne catholique, libérée de la domination arabe, les Rois Catholiques décrétèrent eux aussi l’expulsion des Juifs (1492). Nombre d’entre eux cependant s’étaient déjà convertis au christianisme ou se convertirent alors. Les soupçons toutefois les entouraient. Derrière le nouveau chrétien pouvait se dissimuler l’éternel Juif. Les lois sur la limpieza de sangre (« pureté de sang ») répondirent à la question : on ne pouvait pas accéder à des charges publiques, profanes ou religieuses, il fal- lait pouvoir démontrer que, jusqu’à la cinquième géné- ration, on n’avait pas d’ascendance juive. L’hostilité envers les Juifs s’engageait ainsi vers une dangereuse dérive raciale. n LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°83 19 BRITISH LIBRARY BOARD/ROBANA/LEEMAGE – CARLOS MUNOS YAGUE/DIVERGENCE D ans le monde ibérique, la chasse aux convertis d’origine juive a alimenté une idéologie politique de nature raciste dès le xv e siècle. La question a été posée de savoir si les statuts de pureté de sang avaient transformé l’antijudaïsme chrétien en antisémitisme racial. En Castille et en Aragon, à la fin du Moyen Age, la cohabitation des trois religions du Livre se double d’une forte ségrégation. Ceux qui ne communient pas à l’église sont exclus de charges et d’alliances matrimoniales hors de leur communauté. En 1391, la ville de Séville est le théâtre d’un véritable pogrom contre les habitants du quartier juif. Au cours des quarante années suivantes, nombre de familles juives se convertissent, accédant ainsi à des responsabilités civiles et religieuses qui leur étaient interdites. L’afflux de nouveaux concurrents dans la distribution des honneurs engendre des tensions croissantes, d’autant que les Juifs ayant reçu le baptême deviennent invisibles. Ce processus d’assimilation connaît un coup d’arrêt : en 1449, Tolède adopte un statut décrétant qu’ « en raison de leurs hérésies, de leurs forfaits et rébellions contre les vieux chrétiens de la ville, il a été décidé que les convertis n’étaient pas dignes d’exercer les charges, particulières ou publiques, dans la ville de Tolède » . Cette sentence est confirmée par le statut de pureté de sang de la cathédrale de Tolède en 1547. Entre-temps, l’Inquisition de Castille apparaît en 1478. L’appartenance à une lignée d’origine juive vaut présomption d’infidélité. Après condamnation de descendants de convertis, on accroche dans les églises les robes d’infamie dont ils étaient affublés pendant les cérémonies d’autodafé afin de perpétuer la mémoire de leur crime ou de leur origine (ci-contre : « Colonel Andres Duarte, hérétique judaïsant, réconcilié, relaxé en cette église en l’an 1619 », Gérone, musée d’Histoire juive). Les statuts de pureté de sang et les procédures inquisitoriales accréditent l’idée que les qualités morales se transmettent à travers le sang. Dans les sociétés ibériques, la ségrégation des personnes d’origine juive fut une matrice de l’histoire de la formation des catégories raciales. Jean-Frédéric Schaub © L’Histoire n° 400, juin 2014. Espagne : l’obsession de la pureté de sang C roisade En 1251, les « pastoureaux » s’en prennent aux Juifs. Ici, ils incendient une tour en Languedoc : les Juifs asségiés sont représentés avec une rouelle et jetant leurs enfants sur les croisés (British Library, 1375-1400). NOTES 2. Le Talmud, recueil de préceptes et d’enseigne- ments, existe en deux versions, la babylonienne et la palestinienne, qui datent du v e -vii e siècle. 3. Cf. S.-F. Chauvard, « Ghetto : histoire d’un quartier réservé », Les Collections de L’Histoire n° 71, avril-juin 2016, pp. 48-51.