ARGUMENTAIRE JURIDIQUE LA LOI DU 29 JUILLET 1881 INADAPTÉE AUX NOUVEAUX MODES DE COMMUNICATION ? E.L 01 Bien loin de ne concerner que la presse , cette loi reste en France la matrice de la liberté d'expression , aussi bien dans un cadre civiliste que pénaliste , mais aussi dans le quotidien des tribunaux, dans des contextes pratiques très variés, potentiellement renouvelés par l'usage de la liberté d'expression sur Internet. Son caractère inébranlable, tant le droit est instable et les lois périssables, tient essentiellement à son chapitre 4, qui contient les fameuses infractions de presse , au nom un peu trompeur puisque, loin d'être circonscrites à la presse, ces infractions présentent la particularité commune d'exiger une publicité, ce qui les a rendues naturellement applicables à Internet. Plusieurs mécanismes procéduraux originaires de 1881 sont aujourd’hui jugés archaïques. C’est le cas de l’article 54 , en son alinéa premier, qui, jusqu’en 2020, imposait un délai de comparution calculé à raison de «un jour par cinq myriamètres» de distance entre le tribunal et le domicile du prévenu. Cette unité (un myriamètre valant 10km) est totalement obsolète. Le Conseil constitutionnel a censuré cette formule en mai 2019, la jugeant contraire au principe d’égalité devant la justice. Par ailleurs, le délai de prescription de trois mois (art.65, L.1881) apparaît aujourd’hui court pour la sphère numérique. Ce délai, conçu comme une faveur pour la liberté d’expression, a été confirmé récemment par la Cour de cassation comme un moyen de «garantir la liberté d’expression». Mais sa brièveté est parfois dénoncée comme un «archaïsme politique» et nuit à l’effectivité des poursuites , d’où l’examen d’amendements parlementaires récents visant à l’allonger. De même, d’autres originalités procédurales (impossibilité de juge unique (art.398 ‑ 1 CPP), déchéance de la CRPC, etc.) ont perdu de leur pertinence pratique. En somme, les formalités strictes héritées du XIXe siècle (délais sanctionnés, rôle central du directeur de publication, etc.) se heurtent aujourd’hui à la rapidité et à l’inventivité de la communication en ligne. Des règles procédurales désuètes et inadaptées De fait, il existe dans le Code péna l des infractions d'expression de plus en plus nombreuses , parfois abrogées de la loi de 1881 pour être incriminées dans le Code pénal. Le délit d’outrage aux bonnes mœurs, par exemple, a connu ce mouvement : initialement incriminé dans la loi du 29 juillet 1881, il fut abrogé par le décret-loi du 29 juillet 1939, avant d'être introduit dans le Code pénal aux articles 283 à 290 par une loi du 15 mars 1957. Pour leur part, la provocation au terrorisme et son apologie sont passées sans transition de la loi du 29 juillet 1881 au Code pénal, par l’effet de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. C'est sans doute aujourd'hui la prise de guerre la plus spectaculaire du Code pénal sur la loi de 1881. Comme le relève la doctrine, l’encadrement juridique des contenus haineux est désormais «stratifié» entre un droit pénal spécial de la presse et le droit pénal commun. Ce système bicaméral a été baptisé «déspécialisation» : des infractions à caractère discriminatoire ou extrémiste ne bénéficient plus des garanties procédurales de 1881 (ex. : prescription plus longue pour diffamation raciale), tandis que d’autres délits simples (injure, diffamation ordinaire) conservent ce statut dérogatoire. Ce qui était conçu comme un régime unitaire de la liberté d’expression est devenu un puzzle juridique. Evan Raschel (professeur en droit de la presse) souligne que multiplier les sorties du champ de la presse affaiblirait la cohérence du texte originel. Dans la pratique, cette juxtaposition d’incriminations crée de l’insécurité juridique : ni les justiciables ni les praticiens ne savent toujours sous quelle législation agir, et les régimes procéduraux ne se recoupent pas parfaitement (preuves, personnes responsables, autorités compétentes divergent selon le code retenu). L'éviction de la loi de 1881 par le Code pénal : Letouzé Emilie. La loi du 29 juillet 1881 Ce régime d’exception, créé il y a plus de 140 ans, visait à protéger les médias papier et leur grande imprévisibilité (érosion rapide de l’infraction). Or, l’avènement d’Internet, des réseaux sociaux, et aujourd'hui de l’IA entraîne une diffusion «exponentielle» d’informations spontanées et interactives, qui interroge sur l’adéquation de ce cadre ancien. ARGUMENTAIRE JURIDIQUE LA LOI DU 29 JUILLET 1881 INADAPTÉE AUX NOUVEAUX MODES DE COMMUNICATION ? E.L « Il faut être juge des mots quand on plaide ces affaires, surtout devant des juridictions non spécialisées en province » 02 Déclarait l’avocat Christophe Bigot , expert du droit de la presse, des médias et de la communication, sur la question de la nécessité de la création d’une juridiction spécialisée , le juge traditionnel n’ayant pas le temps, entre une affaire d’accident de la circulation et une affaire de drogue, de se pencher sur les spécificités d’une loi qui ne cesse de se complexifier au détriment du justiciable. En effet, la doctrine réclame depuis quelques années la spécialisation de la 17e chambre , qui regroupe déjà plus de 80 % des décisions relatives au droit de la presse. Historiquement, la loi de 1881 prévoyait des tribunaux de presse (aujourd’hui incarnés en pratique par des «chambres presse» du tribunal judiciaire, notamment à Paris). Toutefois, il n’existe pas de juridiction spécialisée globale pour les litiges du numérique. Pour faire face à la montée des délits en ligne, le législateur a dû instituer des structures ad hoc. Ainsi, la loi Avia (24 juin 2020) a créé un «parquet numérique» et désigné le tribunal judiciaire de Paris comme compétent pour les infractions de harcèlement discriminatoire sur Internet. De même, un pôle national de lutte contre la haine en ligne a été logé au parquet de Paris , chargé des affaires les plus complexes (techniques, retentissement médiatique, etc.). Mais ces créations restent très sectorielles : ce pôle ne traite que certains propos haineux (ex. affaires Mila ou Miss France, propos xénophobes liés au Covid) et renvoie la plupart des cas «isolés» aux parquets locaux. En dehors de ces dispositifs spécifiques, l’essentiel des contentieux (diffamation, injure, etc.) relatifs à Internet est jugé par les juridictions ordinaires , sans spécialisation particulière. Faute de magistrats ou de formations spécialisées dédiés aux enjeux techniques des réseaux sociaux, le droit de la presse vieillit en creux : la justice est désormais obligée de statuer sur des délits numériques dans un cadre procédural conçu pour la presse papier. La loi de 1881 ne prévoyait pas les phénomènes de viralité et d’anonymat massifs d’Internet. Sur les réseaux sociaux, un propos diffamatoire peut atteindre simultanément des dizaines de milliers de personnes, sans que le régime de responsabilité conçu pour la presse en tienne toujours compte. Comme l’observe le rapport sénatorial, la prolifération des «supports de communication tels que les réseaux sociaux» a engendré une diffusion exponentielle de contenus spontanés. Les victimes d’atteinte à la réputation se trouvent souvent démunies face à la «masse de propos litigieux» et à l’identité non établie des auteurs. —> Il en résulte une déstabilisation des règles classiques du procès de presse, qui vient complexifier chaque jugement. Concrètement, la plupart des saisines émanent de particuliers et visent des hébergeurs de contenu. Or, ces hébergeurs sont pour la plupart domiciliés à l’étranger , qu’il s’agisse des États-Unis ou de l’Irlande. La conséquence, dans le cadre d’une procédure accélérée, n’est autre que l’exception d’incompétence territoriale. — > La jurisprudence a ainsi dû évoluer pour répondre à cette complexification du contentieux : par exemple, la Cour de cassation a admis (26 février 2025) qu’un hébergeur ne peut invoquer la liberté d’expression pour refuser de supprimer un contenu diffamatoire lorsque l’auteur est introuvable . Dans cette affaire, l’anonymat de l’internaute (faux pseudonyme, VPN) ne l’a plus protégé, et le juge a pu ordonner la suppression pour mettre fin au «poison» diffusé en ligne Ce cas illustre bien que le cadre actuel impose des réponses au coup par coup : ce n’est pas la loi de 1881 elle- même qui a prévu un mécanisme spécifique d’identification et de modération des contenus en ligne, mais la jurisprudence et le droit dérivé. Une aiguille dans une botte de foin, entre anonymat et volume des contenus Veille juridique rédigée dans le cadre d’un stage pour Legal Clinic, avec la confiance de l’ISIT, par une étudiante en droit à Paris 2 Panthéon-Assas, Letouzé Émilie. Sources : Loi : Loi n°81 ‑ 766 du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, articles 50, 53, 54, 65 (Légifrance). Jurisprudence : Conseil constitutionnel, décision n°2019 ‑ 786 QPC, 24 mai 2019. / Cour de cassation, 1re civ., 26 février 2025, n°23 ‑ 16.762. / Cour de cassation, crim., 2020 (délai de prescription – 3 mois). Doctrine / Rapports / articles :Revue Lamy «L’abolition des myriamètres», n°160, juin 2019. / Lexbase / Lextenso (mai 2019). / Village ‑ Justice & Derriennic, articles avril–mai 2025. / Rapport sénatorial sur les p/réseaux sociaux (2015). / Textes doctrinaux cités dans le cours du professeur Agathe Lepage (l2) (notamment sur la «déspécialisation» du droit). / Article Le club des juristes. / Vidéo de la Cour de cassation sur la loi de 1881.