L'Inde où j'ai vécu L'INDE OÙ J'AI VÉCU DU MÊME AUTEUR CHEZPOCKET JOURNAL DE VOYAGE (2 TOMES) L'INDE OÙ J'AI vi':cu LE LAMA AUX CINQ SAGESSES LE BOUDDHISME DU BOUDDl IA MYSTIQUES ET MAGICIENS DU TIBET VOYAGE D'UNE PARISIENNE À LI IASSA ALEXANDRA DAVID-NEEL L'INDE OÙ J'AI VÉCU AVANT ET APRÈS L'INDÉPENDANCE PLON IJ FSC ~~ MIXTE Papier lnu de aourœa rHponaablea FS~C003309 Pocket, une marque d'Univers Poche, est un éditeur qui s'engage pour la préservation de son environnement et qui utilise du papier fabriqué à partir de bois provenant de forêts gérées de manière responsable. Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant. aux termes de l'article L. 122-5 (2:· et 3" a). d:une part. que les" copies ou reproductions qrictemcnt r~scnécs à l'u~agc pnvé du copiste et non destinées à une utilisation collective" et. d'autre pa11. que le~ analyses et les courtes cilations dans un hut d'exemple cl d' i !lustration. « wutc rcpr~ sentation ou repr~duction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de se~ ayants dron ou ayants cause est illicite »(art. L. 122--l). Cette représentation 0~1 reproduction. par quelque proc:~dé que cc soit: constituerait d'.1;1~ une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propnl'tè intellectuelle. © Librairie Pion, 1951. ISBN : 978-2-266-13932-8 PRÉFACE Dans la maison de mes parents, menue fillette de six ans, je m'absorbais pendant de nombreuses heures dans la lecture des récits de voyages de Jules Verne. Leurs héros peuplaient de leurs exploits mes rêveries enfantines : Philéas Fogg, Pas- separtout, les enfants du capitaine Grant, le capi- taine Hatteras et d'autres m'étaient devenus des compagnons familiers. Ma résolution était prise ... Comme eux, et mieux encore si possible, je voyagerais!. .. Quand il m'arrivait rarement de faire part à des « Grandes personnes' » de mo~ magnifique projet, elles riaient, se moquaient de moi, et cela parce qu'elles dépassaient en hauteur ma petite taille et qu'elles avaient de l'argent, tandis que les enfants, « les petits », n'en ont point. Ce dernier motif me révélait déjà, bien que je n'en fusse pas consciente, le caractère vénal du monde dans lequel j'al- lais entrer, et je méprisais l'opinion de ces « Grands ». « Je voyagerai » : ai-je tenu parole? ... Plutôt que de rapides passages en avion, mes voyages ont consisté en des séjours plus ou moins longs en différents pays de l'Asie. De cette façon, j'ai 7 principalement vécu en Inde, au Pakistan, au Tibet : à la suite d'un long voyage pédestre à travers des régions encore inexplorées, je suis entrée à Lhassa où aucune femme de race blanche n'avait pénétré avant moi. J'ai aussi habité dans les régions hîma- lâyennes, le Sikkim, le Népal, en Chine, au Japon et, accessoirement, en Birmanie, à Ceylan, en Corée, etc. « Mes voyages » ont aussi compris des régions d'Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, et les oasis du Sahara. En somme, mes « voyages » com- mencés avant 1900 ne se sont terminés qu'après la fin de la seconde guerre mondiale : la longueur de toute une vie ... Ai-je tenu parole?... La parole donnée quand j'étais fillette : « Je voyagerai! » Mon premier « grand voyage » me conduisit dans l'Inde. L' « Inde » est une création des Anglais. A sa place, nous ne trouvions qu'une série de petits Etats, plus ou moins indépendants, et souvent en gue_r~e entre eux. C'est à cette situation qu'un parti politique, non négligeable, tend aujourd'hui à la ramen7r, ce qui cause les troubles qui se produisent dans 1Inde, depuis la fin de la domination an- glaise. Ce .mouvement rétrograde pourra-t-il aboutir? ... Ou bien les Indiens, suivant les exemples donnés par l~s ~tat~-Unis d'Amérique et la Suisse, arrive- ront-ils a creer une confédération stable? ... Ce sera à voir! INTRODUCTION LA NAISSANCE D'UNE VOCATION En ce temps-là, le musée Guimet était un temple. C'est ainsi qu'il se dresse, maintenant, au fond de ma mémoire. Je vois un large escalier de pierre s'élevant entre des murs couverts de fresques (1). Tout en gravis- sant les degrés, l'on rencontre successivement un brahmine altier versant une offrande dans le feu sacré; des moines bouddhistes vêtus de toges jaunes s'en allant quêter, bol en main, leur nourriture quotid~enne; un temple japonais posé sur .~m pro- montoire auquel conduit, par-delà un toru ,rouge, une allée bordée de cerisiers en fleur. D autres figures, d'autres paysages de l'Asie sollicitent encore l'attention du pèlerin montant vers le mystère de l'Orient. Au sommet de l'escalier le « saint des saints » du lieu apparaît comme un' antre sombre. A travers une lourde grille qui en défend l'accès, l'on entre- voit une rotonde dont les murs sont entièrement garnis de rayons chargés de livres. Dominant de haut la bibliothèque, un Bouddha géant trône, solitaire, abandonné à ses méditations. A gauche, des salles très discrètement éclairées donnent asile à tout un peuple de déités et de sages ( 1) Elles ont été effacées depuis lors. Pourquoi? ... 9 orientaux. Dans le silence solennel de cette demeure créée pour eux, les uns et les autres poursuivent une existence secrète, incarnée dans leurs effigies ou dans les ouvrages qui perpétuent leurs paroles. A droite, est une toute petite salle de lecture où les fervents de l'orientalisme s'absorbent en de studieuses recherches, oublieux de Paris dont les bruits heurtent en vain les murs du musée-temple, sans parvenir à troubler l'atmosphère de quiétude et de rêve qu'ils enclosent. Dans cette petite chambre, des appels muets s'échappent des pages que l'on feuillette. L'Inde, la Chine, le Japon, tous les points de ce monde qui commence au-delà de Suez sollicitent les lecteurs ... Des vocations naissent ... la mienne y est née. · Tel était le musée Guimet quand j'avais vingt ans. CHAPITRE PREMIER PREMIERS PAS VERS L'INDE « Marseille, porte de l'Orient. » L'administration des Postes barre quelquefois, avec un timbre por- tant ces mots, les lettres expédiées de Marseille. Quant à moi, je me souciais peu d'une « porte ». De la fenêtre de ma chambre d'hôtel qui donnait sur le vieux port, je regardais distraitement le grou~!le ment de la population composite. Une pouss1er.e dorée soulevée par un léger mistral enveloppait gens et choses, leur conférant une vague apparen,~~ de mirage; la touche de l'Orient s'affirmait dep dans ce tableau, mais je ne m'y attardais pas. Je connaissais Marseille, mais, surtout, je devais m'em~ barquer le lendemain; en esprit, j'avais déjà franchi la « porte » et débarqué dans l'Inde ... L'Inde, telle que je me l'imaginais à travers mes lectures et les figures énigmatiques des déités qui trônaient dans les galeries sombres du musée Guimet. * ** Je n'avais encore effectué que de courtes traver- sées allant de la Belgique ou de la Hollande en Angleterre sur de petits bateaux. Les dimensions de celui sur lequel je prenais passage me parurent imposantes. En vérité, c'était là un « véhicule » 11 seneux, digne de porter des pèlerins au pays des Grands Sages. J'y avais retenu une cabine à une seule couchet t~, afin que nul voisinage ne troublât mon recueille- ment; j'ai, d'ailleurs, toujours eu horreur de la promiscuité. Oh! temps heureux où l'on pouvait l'éviter dans les trains et dans les paquebots, offrant ample espace aux voyageurs. Depuis, est venu le régime de la cohue, du troupeau que l'on entasse pêle-mêle et qui s'y prête docilement. Les passerelles furent enlevées, les amarres déta- chées, la sirène beugla, nous sortîmes du port, ce fut la pleine mer ... La nuit tombait ... des étoiles commençaient à poindre ... La cloche du bord tinta. Ce devait être l'heure du dîner, mais je n'allais pas commencer mon pèleri- nage mystique par l'acte vulgaire de me mettre à table. Il ne s'agissait pas, là, d'une attitude voulue; tout simplement, l'idée et le besoin de manger ne me venaient pas. J'~vais 1 déjà oublié que je me trouvais dans la cab me d un paquebot. J'étais dans la forêt; de graves anachorètes assis au seuil de cabanes cons- truites en branchages, discouraient entre eux dans le langage des Oupanishads : «. Ouan.d la vie abandonne ce corps, il meurt, mais la vie ne meurt pas. Cela, qui est l'âme de ce corps est Réalité : c'est l'Ame Universelle. Tu es cela, mon enfant. » Pour lui, il ny a ni lever, ni coucher de soleil; Pour lui est un éternel jour : Pour lui, qui connaît le Brahman (!'Etre en Soi). - Mademoiselle, on a sonné pour le dîner, dit la femme de chambre, entrant après avoir, sans doute, frappé sans recevoir de réponse. 12 - Merci, je ne dînerai pas. La forêt et les vénérables anachorètes s'étaient, soudain, évanouis. Devant moi je voyais une paroi blanche, luisante, peinte au Ripolin. - Mademoiselle n'est pas malade? demanda la femme de chambre avec un ton de sollicitude professionnelle. - Non, pas du tout. J'ai mangé avant de m'embar- quer. C'était vrai, je n'avais pas faim. Mais, si j'avais eu véritablement faim, des ermites diserts et une forêt de rêve m'auraient-ils retenue loin de la table du bord? ... L'exploratrice endurcie, pourvue d'une bonne dose de scepticisme, que je suis devenue se le demande, non sans quelque ironie, en évoquant les circonstances de ce premier départ. Peu importe, du reste, ma raillerie tardive. N~l geste trivial ne gâta ce prologue de mon épope~ asiatique : il fut, comme il convenait, un acte reli- gieux au plus pur sens du terme. Ma cabine ouvrait au-dehors. Dès que, l'heure s'avançant, les passagers eurent déserté le pont, ~e m'assis devant ma porte et restai là, toute la nuit, plongée dans une sorte d'extase. Une sensation de fraîcheur me fit revenir à moi; je frissonnais. A l'horizon, une lueur rose montait dans le ciel som- bre, le jour se levait et, insensiblement, sur une mer sans vagues, le grand bateau glissait m'emportant vers l'aurore, vers l'Orient. Aucun événement ne marqua la traversée. Je me cantonnai dans un isolement et un mutisme qui intriguaient les passagères - peut-être aussi les passagers. Des dames bienveillantes tentèrent d'en- trer en conversation avec moi; elles n'obtinrent, 13 comme réponse, que des monosyllabes découra- geants. - Allais-je rejoindre ma famille? - Non. - Est-ce. que je ne m'ennuyais pas, voyageant toute seule? - Non. - Venez donc vous asseoir près de nous, pour prendre le thé! - Merci. (Le ton du « merci » déclinait l'invita- tion.) Les curieuses dépêchèrent vers moi une jeune fille, pensant probablement que la similitude d'âge pourrait aider un rapprochement entre nous. L'ambassadrice rougissante, rassemblant tout son courage, me posa une question directe : - Qu'allais-je faire dans l'Inde? - Continuer l'étude du sanscrit, répondis-je avec le plus grand sérieux et, laissant l'aimable personne interloquée, je rentrai dans ma cabine pour y rire à mon aise. Peut-être mon interrogatrice ignorait-elle ce qu'est le sanscrit. Cela découragea définitivement les question- neurs, on n'essaya plus de troubler ma solitude, on me laissa descendre seule aux trois escales que nous fîmes : Alexandrie, Port-Saïd et Aden; je devais être considérée comme un phénomène antipathi- que. Le temps resta invariablement beau. Je m'absor- bais dans la lecture des Oupanishads, de la Bhaga- vad Gîta et des Ecritures bouddhistes. Quand j'étais fatiguée de lire, je regardais la mer et je pensais ... On n'est jamais fatigué de penser. Ainsi passèrent les jours, une quinzaine (1 ); puis, un matin, l'on entrevit à l'horizon une ligne tracée au niveau de la mer. C'était la côte très basse de Ceylan. Peu à peu, l'on distingua les cocotiers qui (1) A cette époque, la vitesse des paquebots était moindre qu'elle n'est aujourd'hui. 14 ~orden.t les rives. J'arrivais ... Ceylan n'est pas l'Inde, J en sms tout à fait consciente aujourd'hui, mais alors ... Ceylan, c'était l'Orient et cela me suffisait... Provisoirement. Personne ne m'attendait; je ne connaissais per- sonne à Colombo. L'hôtel le plus proche du débar- cadère - Oriental Hôtel - me reçut. Un de mes étonnements est que les hommes, après avoir goûté d'une large mesure de liberté, aient pu y renoncer; bien plus, qu'un grand nombre d'entre eux ignorent qu'il y a un peu plus de cinquante ans (2), chacun de nous pouvait parcourir la terre à son gré. Cinquante ans, cela ne nous fait pas remonter à une époque préhistorique; il serait naturel que l'on se souvînt des coutumes qui préva- laient alors ou, tout au moins, qu'on en eût connais- sance. Me faut-il donc réveiller les souvenirs endormis de certains de mes lecteurs et éclairer les autres? Au temps béni où j'abordai à Ceylan pour la pre- mière fois, les passeports étaient inconnus, com!11e l'étaient aussi les multiples vaccinations que 1 on inflige maintenant aux hommes transformés en cobayes pour l'instruction - ou le simple amuse- ment - de quelques expérimentateurs dilettan- tes (3). Quelle sinistre farce que les Assemblées, les Con- grès où, à grand renfort de discours, des politiciens prétendent préparer l'union des peuples! Nous Y étions arrivés, en partie; il ne restait aux frontières que des barrières douanières peu gênantes. On se promenait à son gré de par le monde, emportant (2) Exactement avant 1914. (3) A propos de prophylaxie, je lis, dans un journal, qu'au Brésil l'on oblige les passagers descendant de l'avion, à se laisser mettre un thermo- mètre dans la bouche, le même thermomètre servant pour tous, après avoir été rapidement trempé dans un liquide supposé être désinfectant. 15 avec soi autant d'argent qu'on le pouvait pour subvenir à ses besoins. Aujourd'hui, les peuples sont parqués en de~ ca- ges distinctes en attendant le moment où ils fran- chiront de nouveau les clôtures qui les séparent pour se ruer les uns contre les autres et s'entre-détruire. J'étais bien loin de songer à pareilles choses en débarquant à Colombo; j'étais bien loin d'imaginer que l'on pût un jour avoir à y penser. Et voilà ... J'étais en Orient, je m'en réjouissais; mais le plaisir, si grand qu'il puisse être, n'est pas vraiment une occupation. Je devais « faire quelque chose ». Or, je ·ne m'étais tracé aucun plan. Mon départ, rendu possible par un petit héritage dont la possession m'était advenue à ma majorité, avait été tout spontané... Heureuse insouciance de la jeu- nesse! L'âge ne devait, d'ailleurs, pas la subjuguer; ceux qui m'ont fait l'honneur de me lire ont pu s'en a~erce~oir, mes départs ont toujours été subits, determmés par des circonstances inopinées. A vrai dire, la nécessité de « faire quelque chas~ » ne me tourmentait pas trop, j'avais pleine confiance en mon ingéniosité; je ne manquerais pas de trouver à quoi m'occuper. Tout d'abord, j'allai flâner par les rues. L'agré- ment de ces promenades était malheureusement gâté par les importunités des boutiquiers qui pour- suivaient les étrangers : « Venez voir les beaux saphirs. » « Entrez, regardez les ivoires sculptés. » « Madame, des boîtes, des tabourets en bois de santal? » « Des colliers en pierres de lune? » « Re- gardez ces rideaux, ces tapis ... » Le malheureux étranger aurait désiré s'arrêter devant les étalages, mais le bavardage du commis le faisait fuir. Moi, du moins, il me faisait fuir. Je n'avais nulle hâte d'acheter quoi que ce soit. Près du port se trouvait un pavillon, autour duquel des tables étaient disposées. On y prenait du 16 thé, d'excellent thé, accompagné de toasts, de cakes ou d'autres produits de l'art culinaire anglais, que l'habitude seule permet à un Français d'apprécier. Une statue de la reine Victoria présidait aux colla- tions des clients du pavillon. Lecteurs qui irez à Colombo après avoir lu ceci, n'y cherchez ni l'effigie de la bonne souveraine, ni le pavillon. Il y a longtemps que tous deux ont dis- paru, l'espace qu'ils occupaient ayant été requis pour d'autres usages. En ce même temps, il y avait à Colombo ün vaste parc de canneliers. J'aimais à errer dans le dédale de ses allées tortueuses; le nom seul de l'endroit m'enchantait. Que pouvait-il y avoir de plus authen- tiquement oriental qu'un jardin de canneliers (cin- namon garden, disaient les Anglais)? Au milieu du jardin était un lac. Paysages d'autrefois. Aujourd'hui, de larges allées traversent le parc dont les taillis ont été .en ~rande partie abattus pour faire place à des hab1tat1ons: le lac a été presque entièrement comblé et une. ~s.me occupe son emplacement. Le progrès de la c1v1hsa- tion, n'est-ce pas?... A Au cours de mes déambulations je découvris un h?- tel, enfoui dans la verdure, au bout d'une longue allee partant à l'extrémité del' esplanade quis' étend en bor- dure de la mer. L'isolement apparent du lieu me plut. Il a été l'ancêtre du Galle Face Hotel, une sorte de semi-palace, le plus élégant des hôtels de Colombo. Je n'avais pas l'intention de m'installer à Ceylan; mon but était l'Inde. Cependant, il me parut bon de consacrer quelque temps à parcourir l'île et, tout d'abord, j'y devais visiter les temples et les monas- tères bouddhistes qui, je le savais, sont nombreux. L'indigène attelé à mon rikshaw (4) s'arrêta (4) Léger véhicule à deux roues que les Français dénomment. t~~ improprement " pousse-pousse ,, et qui est, non point a poussé '" mais tire par un homme courant entre les brancards. 17 devant un sentier qui s'enfonçait entre des buis- sons. Quelques pas m'amenèrent devant le « tem- ple ». C'était un petit bâtiment dénué de style : un rectangle de maçonnerie, badigeonné au lait de chaux, coiffé d'un toit de forme vaguement chinoise dont les boiseries apparentes étaient décorées de dessins rouges sur un fond jaune. Vue de l'extérieur, cette maisonnette, blottie dans le feuillage, présentait l'aspect agréable d'un logis bien propre à abriter ce « penseur silencieux » dont le Bouddha disait : « Il n'a pas de pensées vaines, il est inaccessible à « la crainte, il ne désire rien. Il a atteint le but de « l'ascétisme, qui n'est ni les honneurs, ni la renom- « mée attachés à l'état de religieux, ni les dons que « celui-ci attire, ni les vertus qu'il tend à dévelop- « per; le « penseur silencieux » est parvenu au but « final : l'inaltérable libération de l'esprit. » Je m'attardais dans le jardinet, reculant instincti- vement le moment où je me trouverais en face de la statue que me cachaient les barrières du temple. Les Bouddhas du musée Guimet m'étaient fami- lier~. J'aimais leurs yeux à demi clos qui ne s'atta- chaient pas aux objets extérieurs et regardaient « en dedans ». Pourtant, j'aurais préféré ne pas en rencontrer sur cette terre d'Orient où disait-on, la doctrine du Maître demeurait vivante. Les idoles ne pouvaient qu'y être superflues, hors de place, cho- quantes ... Mais j'étais là pour voir. J'entrai... et je vis. Comm~nt. exprimer ma stupéfaction! Sur une estrade etr01te surmontée par un baldaquin, repo- sait la statue, de grandeur plus que naturelle, d'un homme couché qui était censé représenter le Bouddha mourant. Ce Bouddha géant était jaune. Le barbouilleur qui s'était exercé à ses dépens avait enduit, du même jaune canari, le vêtement, le corps, le visage 18 et jusqu'aux cheveux de son sujet. Près de la tête du Sage expirant, à portée de sa main, un fidèle atten- tionné avait placé un paquet de cure-dents et un mouchoir de poche suspendu par un fil au cadre du baldaquin. Non loin de là, en guise d'offrande, d'ornement ou, qui sait, de provisions, j'aperçus un bocal en verre contenant des légumes en conserve : carottes et petits pois adroitement disposés, le vert et le rouge alternés produisant le plus appétissant effet. La tête me tournait, je suffoquais. Je connaissais le bric-à-brac des églises de l'Occi- dent; les Madones espagnoles, munies d'une canne à pommeau d'or, d'un éventail, ou parées de bijoux destinés à une toilette de bal ne m'étaient pas étrangères, mais je ne m'attendais guère à en trou- ver l'équivalent en un pays qui se disait boud- dhiste. Comme je me remettais un peu du choc que je venais de subir, je discernai, à l'angle. de l'estrade opposé à celui près duquel je me tenais, une autre statue jaune, debout, que je n'avais pas encore remarquée. Une minute d'attention me .montr~ que seule la toge qui l'enveloppait était Jaune; il en émergeait un visage et des mains d'un brun s~mbre, puis, si la « statue » demeurait parfaitement immo- bile, ses yeux remuaient pourtant légèrement. Il ne s'agissait pas d'une statue, mais d'un moine boud- dhiste comme on en voyait représentés sur les fresques ornant l'escalier du musée Guimet. Sans grand espoir d'être comprise, je demandai : - Parlez-vous anglais? L'homme jaune ne répondit pas, ne manifesta par aucun signe qu'il m'avait entendue. Je me rappelai cc précepte de la règle monast 1- que: « Si le bhikkhou (5) rencontre une femme, il ne doit pas la voir. » (5) Bhikkhou : moine bouddhiste. 19 Ce moine n'avait peut-être pas perçu ma pré- sence. Cependant, le Bouddha n'ordonnait pas précisé- ment à ses disciples-ascètes de ne jamais « voir » les femmes. Il leur conseillait de les considérer respectivement, selon leur âge, comme leurs filles, leurs sœurs ou leurs mères. Mais, bien évidemment, d'autres après lui ont cru pouvoir perfectionner sa règle. Pareille malchance advint à tous les Maîtres religieux, d'où les Vierges à éventail et les Boud- dhas munis de cure-dents. - Retourne à l'hôtel, commandai-je à l'indigène qui m'attendait avec le rikshaw. Je jugeais en avoir assez vu pour la journée. Une bonne nuit de sommeil suffit à apaiser mes nerfs irrités. Après tout, je n'avais vu qu'une cha- pelle campagnarde; il devait y avoir mieux ... de vrais temples. Sans lui faire part de mon impression désagréa- bl:, je m'informai auprès du gérant de l'hôtel au SUJet des temples dignes d'être visités. - Allez à Kélaniya, me conseilla-t-il. Kélaniya est situé à quelques kilomètres de Colombo, et la promenade en voiture est agréa- ble. Je trouvai là un ensemble assez important de bâtiments : logis des religieux, hall pour abriter les pèlerins, etc. Le tout, séparé par de vastes cours, présentait une belle apparence. Un grand silence régnait et l'atmosphère du lieu incitait au recueille- ment, à la sérénité. On accédait par un escalier en pierre à la porte du temple, située sur un petit palier d'où l'on dominait les constructions voisines. Cette porte franchie, l'on pénétrait dans une salle longue et sombre. Là, dans une immense vitrine, se trouvait un gigantesque Bouddha couché représen- 20 tant, comme celui que j'avais vu la veille, le Maître à ses derniers moments. De même que la statue qui m'avait si fortement choquée la veille, celle-ci était badigeonnée en jaune cru de la tête aux pieds. A part sa dimension, environ cinq mètres de long, à vue d'œil, elle n'offrait rien de remarquable. Il semble pourtant que les récits, si émouvants dans leur simplicité, qui relatent les dernières heu- res du Sage des Sakyas et ses ultimes paroles, soient bien propres à inspirer un artiste et à l'ame- ner à créer une belle œuvre. Or la grosse tête jaune, que je contemplais dans sa vitrine, n'avait certaine- ment rien d'une œuvre d'art. Il m'est arrivé plus tard de discuter avec des artistes indigènes de !'insignifiance des énormes poupées qui représentent le Bouddha. En règle générale, j'ai pu constater que peintres et sculpte,urs confondaient l'impassibilité, la sérén~té av~c l ~b sence complète d'expression. Il e:i resu~ta1t q1:11ls nous montraient des formes sans vie, des etres pires que morts : des êtres qui n'avaient jamais vécu. Certains artistes chinois ou japonais, et pl~s rare- ment tibétains, constituent cependant de bnl~antes exceptions; nous leur devons d'émouvantes figures du Bouddha et de ses disciples. , Je n'ignore pas, d'autre part, que l'art grec~ bouddhique a suscité l'admiration d'éminents esthe- tes; mais les statues que l'on rencontre d'ordinaire dans les temples n'ont rien de commun avec lui. Les fresques, couvrant les murs du hall contenant le grand Bouddha, représentaient une multitude de personnages vêtus de costumes rappelant ceux du moyen âge. La tonalité des peintures était sombre : du rouge brun sur fond vert foncé. On me dit que les artistes auteurs de ces fresques s'étaient inspirés de scènes vues à l'époque où les Portugais occu- paient Ceylan. Une partie des bâtiments faisant actuellement 21