elles nous donnent toute confiance. Si la ressemblance leur eût manqué, les remarques écrites eussent tombé dru comme grêle: Mieux contournée que paincte; Plus belle à voir s’elle estoit céans; Belle face et meschant créon, et autres pointes, signal définitif de la déchéance du malheureux crayonneur. Mais l’engouement ne s’en tint point à ces œuvres modestes et faciles, la mode élargit le cercle. Les cahiers de crayons, d’abord destinés à la curiosité, servirent à composer des travaux durables; ils devinrent plus simplement des recueils où les émailleurs, les miniaturistes ou les graveurs pouvaient trouver sans peine les éléments d’une commande officielle. Quand la reine Catherine de Médicis ordonne à son orfèvre de lui préparer une série de médaillons pour la duchesse de Savoie, sa belle-sœur, elle ne prend aucun soin de fournir à l’artiste les portraits demandés[3]. Celui-ci consultera ses albums anciens, il y découvrira que bien que mal les ressemblances du roi François, de Henri II, de la reine Claude. Et ce sont ces besognes de pratique, ces misérables copies de copies, ces assemblages bizarres de gens, de temps et de costumes divers, que nous retrouvons en grand nombre aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, au Louvre, chez les particuliers. L’art n’a que faire de ces figures, mais l’histoire ou la chronique trouvent parfois leur compte au milieu de ce fatras. Par contre les peintres arrivés, les maîtres du genre, François Clouet pour ne parler que de lui, composèrent eux aussi des albums de crayons, des études sur nature destinées à des esquisses peintes, à des panneaux définitifs; mais ils ne les répandaient pas. C’étaient leurs archives, et à ce titre ils les gardaient chez eux pour pouvoir les reprendre en temps opportun. Peut-être la Bibliothèque conserve-t- elle aujourd’hui un de ces albums inimitables, celui auquel nous empruntons la plus grande partie de nos dessins, et que nous cherchions à identifier autrefois par des rapprochements et des comparaisons[4]. Une chose paraît acquise, c’est que ce livre passa aux mains de Benjamin Foulon, neveu de François Clouet, qui l’annota et mit sur les pages restées blanches des esquisses de sa façon singulièrement différentes des autres. Entre les belles dames choisies parmi les duchesses et les reines, François Clouet nous a gardé la physionomie enjouée d’une rivale modeste, cette Élisabeth Duval que des mentions partout éparpillées nous signalent comme un crayonneur célèbre. Et pourtant il faut renoncer à mettre son nom sur une œuvre quelconque, pas plus qu’on ne saurait montrer une esquisse indiscutable de ses contemporains, des Quesnel, de Caron, de Clouet lui-même. Un seul d’entre eux a signé, signé une fois, c’est Benjamin Foulon; mais son médiocre talent, la touche pénible à la fois et enfantine de son procédé lui assignent une bien petite place dans l’École française. Cette éclosion formidable de portraitures amena la satiété vers la fin du siècle. Ceux-là même qui avaient le plus recherché les effigies de leurs contemporains les délaissèrent. Les œuvres se banalisaient. Pierre de Lestoile, si curieux de ce monde «fraisé et gauderonné» de la cour des Valois, abandonne à Gabriel de Cerniolo, peintre italien, tout un lot de portraits pour quarante livres. Et il n’en a aucun regret: «Encore que je sçache, dit-il, que ces vieilles portraictures m’ont cousté bien davantage, si voudrois-je m’estre deffaict de tout le reste que j’en ay à pareil pris, tant pour l’affaire que j’ai d’argent, que pour l’inutillité de telle marchandise qui va tous les jours au rabais.» Si l’on s’ingénie à mettre un peu d’ordre dans ces éléments disparates, les plus naïfs savent encore nous intéresser. Un véritable artiste les dédaignerait, l’historien les interroge avec joie. Souvent même les plus innocents crayons sont ceux qui nous racontent le mieux le vieux temps, qui nous conservent le ragoût des choses. Voyez les dames de François Ier dans les collections de la Bibliothèque nationale! Elles paraissent forgées sur le même moule. Coiffées de bandeaux, et du chaperon à templette enserrant la tête comme un diadème plat, uniformément placées, pareillement souriantes, décolletées de même, elle se ressemblent toutes; n’était la lettre mise au bas, on les prendrait les unes pour les autres. Mais à les fréquenter, chacune conserve son caractère propre et sa vie; le pastel effacé par le frottement des siècles laisse apparaître les personnalités; telle sourit, telle autre boude. Celle-là porte droite sa tête hautaine, celle-ci se montre bonne fille et joyeuse amie. Sans doute nous nous étonnons de certaines réputations de beauté, même la belle Diane de Poitiers n’est pas sans nous donner quelques regrets; mais à descendre au fond des choses nous voyons que le vieil artiste ne nous trompe pas; il parle en franchise avec la simplicité d’un âme candide, et nous arrivons à comprendre combien le beau est chose variable. Sous Charles VII le gros nez d’Agnès Sorel était la distinction suprême; sous Louis XII le front bombé de la reine Anne marquait la supériorité; sous François Ier, la chair opulente triomphe. Et d’année en année le portrait note ainsi les fluctuations de la mode et les préférences officielles. Quelque jour Éléonore d’Autriche apportera d’Espagne les résilles castillanes que les Françaises adopteront; plus tard, Catherine de Médicis imposera son béguin de veuve, Marguerite de Valois—la reine Margot—inventera mille coquetteries aussitôt suivies et répandues. Aux échancrures égrillardes des corsages succéderont les emprisonnements pudiques. Des collerettes enfermeront le col, soulèveront le menton. Au temps de Margot les larges et opulentes poitrines ne sont plus de grâce, on les claquemure dans des armatures de fer ou de bois, on les écrase. C’est la torture, le carcan, mais le corps est délicieusement «espagnolisé», arrondi en cornet pointu. Parfois en ouvrant un cadavre Vésale rencontrait les côtes chevauchant les unes sur les autres, en suite de ce supplice monstrueux, mais qu’importe! Pas une coquette n’eût consenti à mettre de côté son buste de fer; il fallait qu’un corps de guêpe émergeât tout à coup des jupes très amples, que les vertugades ou paniers parussent de larges tonneaux. Quant à l’ajustement des cheveux, il se montre plus extraordinaire encore. Perruques moutonnées, poupinées, teintes en blond d’or, relevées en arcelets, frisottées, chargées de pierreries, d’escofions et de chaperons, tout se porte et se supporte. Le visage est peint au blanc, passé au rose, enfermé la nuit dans des masques de velours noir; aux oreilles, les perles ou les pendeloques macabres; au col, les chaînes d’or, les carcans de joaillerie et d’orfèvrerie; et quand les fraises raisonnables auront fait place aux incroyables fantaisies du règne de Henri III—quand on devra faire des cuillers spéciales pour manger le potage par-dessus ces «gauderons» forcenés—plus rien ne demeurera de la belle ordonnance des modes françaises du précédent règne. Ce sera là pourtant l’époque choisie par Brantôme comme le critérium du goût: «Vénus n’avait été si belle autrefois, disait- il, que pour s’être délicatement accoutrée.» Aussi mieux valait la reine Margot dans son brocart d’or, que non pas mille autres dames ou princesses en la nudité des déesses. Bien plus, elle surpassait les belles Romaines, les Grecques, la mère de Cupidon elle-même, et cela pour savoir s’affubler d’un chapeau de soie à aigrette, d’un corsage rond, d’une large collerette, d’une perruque rousse et de vertugades immenses! Les artistes nous les ont gardées ainsi et montrées telles quelles dans leurs atours sans y rien changer. Au temps du roi François, c’est Jean Clouet le père, dit Janet, c’est Pierre Foulon, c’est le vieux Robinet qui nous décrivent leurs épaules arrondies, leurs bonnes figures françaises un peu communes, leurs bouches épaisses et leurs nez retroussés. Puis ce seront Pierre Pilaty, Jean Scipion, peintre de la reine Catherine, Nicolas Denizot, crayonneur et miniaturiste chanté par Ronsard, François Clouet, le plus grand artiste et le plus complet du siècle, Corneille de La Haye, qui avait pris la cour entière à son passage à Lyon[5], les Duval, les Dumonstier Côme et Étienne, les Quesnel père et fils, Jean de Court, successeur de Clouet, Benjamin Foulon et autres qui nous montreront les filles de Catherine de Médicis, les maîtresses royales, les héroïnes de la chronique scandaleuse, les femmes de la Ligue, et jusqu’aux tard venues du siècle, Mme d’Estrées et sa fille, la belle Gabrielle, duchesse de Beaufort. Celles-ci se sont affinées; deux générations ont passé qui ont laissé leur empreinte polie, Brantôme les explique à sa fantaisie: «Quant à nos Françaises, écrit-il, on les a vues le temps passé fort grossières... mais depuis cinquante ans en ça elles ont emprunté et appris des autres nations tant de gentillesses et mignardises, d’attraits et de vertus, d’habits de belles grâce et lascivetez, ou d’elles-mêmes se sont si bien estudiées à se façonner, que maintenant il faut dire qu’elles surpassent toutes les autres en toute façon, et ainsi que j’ay ouy dire mesme aux estrangiers, elles valent beaucoup plus que les autres.» Mais au milieu d’elles toutes quelles sont les plus honnestes, c’est-à-dire, hélas!—entendez bien le mot, lecteur,—les plus hardies, les plus habiles, les plus audacieuses sur le fait, les moins scrupuleuses, les moins timides? Ce sont les dames de la cour de France, petites ou grandes, grosses ou maigres. Pourvu que le scandale ne soit point trop fort et ne dégénère pas en esclandre, les yeux les plus clairvoyants se ferment, les Catons eux-mêmes baissent le chef sans murmure. «L’on voit dans un bal un amant déclaré se tenir à genoux devant sa dame et avoir soin de lui agréer par sa bonne mine et par ses discours étudiés. Les autres qui, pour certains respects ne peuvent parler à celles qu’ils aiment et dont ils sont aimez se contentent du muet langage des œillades[6].» Malheureusement on s’arrête rarement en si beau chemin, et les mécomptes ne sont pas rares; les portraitures sont parfois de gênants témoins pour les investigations malignes des courtisans en bonne gaîté. Brantôme a sauvé,—du moins il le prétend,—la reine d’Espagne d’une honte, car «elle avait une poussière en sa flûte» comme on dit, et les infantes ressemblaient à tout autre qu’au roi Philippe II. Et pourtant lui, le brave Gascon, de s’écrier que jamais plus enfant ne fut la miniature de son père, et de s’extasier à bon escient, sachant quel office il rendait à la petite reine effrayée[7]; car tous ces princes étrangers, venus se pourvoir d’épouses agréables en France, n’étaient pas sans crainte pour leur couronne; Ferdinand de Médicis, marié à Christine de Lorraine, appela à son aide les plus habiles médecins de son duché, devant que de risquer la partie définitive; ceux-ci ne trouvèrent que tout bon et tout honnête, mais combien ils eussent été sots de soutenir le contraire. Et d’ailleurs les femmes de la cour, les princesses, les duchesses, les baronnes sont-elles seules à mener le branle? Brantôme rit à merveille de ces Méridionaux obtus qui, de son temps, eussent refusé de prendre une fille du Nord. Au delà du Port-de-Pile, en Poitou, plus rien n’était sûr pour eux à cause de la Touraine, du Blaisois et de l’Ile-de-France. Pauvre gens idiots! comme si la marchandise en question eût été plus rare aux rives de la Garonne! comme si dame Vénus n’habitait pas «jusque dans les cabanes des pastres et giron des bergères voire des plus simplettes!» Il en sait quelque chose, et s’il ne nomme pas les coupables ou les victimes de par là, ce n’est pas l’envie qui lui en manque. Claude Hatton, le curé de campagne qui nous a laissé de curieux mémoires sur les mœurs de son temps[8], s’en prend à la cour du débordement croissant du luxe et de la bonne chère: «Il n’estoit question en France que de danser, jouer, gaudir et prendre bon temps, tant à la court du roy, des princes, que ès villes et villages.» Les ducs imitent les rois, les simples seigneurs jouent les princes, les bourgeois singent les gens d’épée. Tel hobereau, qui peut à grand’peine maintenir son train et relever les murs croulants de son castillon, se fait peindre en grand costume de soie, en pourpoint à crevés comme un gentilhomme de la Chambre. Ce sont ces inconnus majestueux, ces anonymes condamnés à l’oubli, qui font aujourd’hui le désespoir des archéologues. A les voir ainsi, plus braves que des Montmorency, on s’ingénie à leur chercher un état civil; leurs armoiries, le nom inscrit dans les marges de leurs portraitures font douter de l’attribution; les moins entreprenants d’entre les érudits modernes les décorent parfois de titres sonores et les baptisent magnifiquement. Le musée de Versailles abrite une légion de ces parvenus posthumes, qui doivent à leur bonne mine et à leur habit de passer pour des la Trémoille ou des d’Harcourt, tandis que leur modeste origine a seule pu les sauver du désastre. Les dames, plus que les hommes encore, ont bénéficié de leurs ajustements. Quelle tentation de reconnaître Diane de Poitiers dans une belle femme à nez droit! Quelle envie de retrouver Gabrielle d’Estrées dans une damoiselle à cheveux frisés et à collerette en éventail! Les meilleurs esprits ne résistent pas à aider l’histoire en pareil cas, et nous vivons un peu sur ces fantaisies. En ce qui concerne les artistes on est allé plus loin encore. Toutes les peintures du XVIe siècle représentant des personnages des règnes de François Ier, de Henri II, de Charles IX, de Henri III, et même de Henri IV sont attribuées à Clouet dans les inventaires. A lui seul ce prodigieux travailleur, cet infatigable portraicturier eût mis la France entière sur toile ou sur panneau, en quatre-vingts ans de labeur soutenu. Les dates ne font rien à la chose, et on ne cherche pas à comprendre comment un artiste, autrefois occupé à peindre les héros de Pavie, Tournon, Bonnivet ou la Trémoille, dans le premier quart du siècle, eût conservé assez de souplesse pour nous montrer le Béarnais dans son âge mûr. C’est un peu ce qui arriverait si l’on donnait à Isabey ou à Prudhon les portraits exécutés par Bonnat ou par Cabanel. La vérité c’est qu’il y eut deux Clouet, le père et le fils, comme il y eut deux Foulon, trois Quesnel et quatre Dumonstier. Voilà déjà bon nombre d’aides qu’on ne connaît pas assez et qui eurent aussi leur réputation et leur gloire. En y ajoutant Corneille de la Haye, les Duval, Jean de Court, Caron, et ceux que nous nommions avec eux tout à l’heure, on peut s’expliquer sans peine les innombrables œuvres si différentes d’aspect, de main, d’époque et de mérite que renferment nos musées. Jean Clouet, le père, travailla surtout à la cour de François Ier et mourut avant ce roi[9]. Son fils, François, hérita de sa charge et du sobriquet familier de Janet que lui donnaient les grands. Quand il mourut, en 1572[10] Henri III n’était pas encore arrivé au trône; c’est donc une erreur que de lui faire honneur des panneaux représentant les mignons du roi, la reine Louise de Lorraine, les ligueurs ou les contemporains de Henri IV. Sous Henri III, c’est Jean de Court qui tient la place; après lui, ce sera Antoine Caron, les Dumonstier, les Quesnel et Benjamin Foulon. Et si grand qu’ait été François Clouet, si connu qu’il soit, je n’oserais lui attribuer une seule portraiture sans réserve; il y a des présomptions, des probabilités sérieuses en sa faveur, mais pas de preuve indiscutable. J’avais lu qu’un album de crayons, annoté par Brantôme, avait passé sous les yeux du collectionneur Mariette, vers le milieu du dernier siècle. Brantôme écrivant ses impressions sur des portraitures! Je m’étais imaginé que si cette pièce rarissime réapparaissait jamais, elle nous apporterait les révélations les plus piquantes, peut-être même des renseignements inédits. Brantôme avait une démangeaison d’écrire; il n’eût point manqué de noter chaque personnage, de fournir quelque anecdote sur lui, de le décrire. Comme le recueil avait disparu en Angleterre, je m’étais demandé si les crayons de Castle Howard, avec leur écriture particulière, longue et hâtive, n’étaient point cause d’une méprise de Mariette, et s’il n’avait point voulu parler d’eux dans la note citée à ce sujet. Depuis, le cahier a été heureusement retrouvé, et les appréciations de Mariette sont sur la première page. «Ce recueil... a appartenu sans doute à Brantôme; ce qui me le fait préjuger, c’est que plusieurs des inscriptions sont écrites de sa main; je m’en suis assuré par la confrontation que j’en ay faite avec un manuscrit authentique tout corrigé de la main de ce célèbre écrivain.» Malheureusement le conteur, ordinairement si prolixe, s’en serait tenu à la sèche énumération des noms, ce qui me fait croire à une erreur de Mariette. Et puis, si je n’ai point vu le cahier aujourd’hui conservé à Liverpool[11], je puis bien dire qu’on y rencontre surtout des gens inconnus à Brantôme, même des seigneurs du XVe siècle tels que Montaigu exécuté à Montfaucon et le maréchal Pierre de Rohan. François Ier, Claude de France, Louise de Savoie, Bonnivet, tué à Pavie, Mme de Canaples, sont pour lui des ancêtres. A peine Diane de Poitiers représente-t-elle ses contemporains immédiats. Il y a, toutefois, une preuve plus forte contre l’attribution, c’est qu’on voit, dans le nombre, des femmes du règne de Louis XIII; Brantôme était mort depuis longtemps. Laissons donc une bonne fois cette question du cahier de portraitures possédé et annoté par Pierre de Bourdeille, qui a tourmenté nombre d’écrivains spéciaux depuis trente ans en çà. Mariette, amateur de gravures, n’était point un déchiffreur impeccable d’écritures. Contentons-nous de chercher ailleurs les gracieuses figures des femmes de Brantôme. Il y en a, et de telles, que le brave seigneur n’en eût su posséder de meilleures, ni de plus authentiques. II. DIANE DE POITIERS. De quelques «belles et honnestes» princesses, grandes dames et damoiselles, de leur vie et de leurs portraits. DIANE DE POITIERS en 1537 Crayon de la Bibliothèque Nationale copié d’après Jean CLOUET, le père C’est une physionomie toute de convention dans l’histoire de France que celle de la maîtresse de Henri II. Les légendes se sont formées sur elle de son vivant même, se sont grossies et sont venues jusqu’à nous, augmentées de jour en jour par mille fantaisies singulières. Un sculpteur de son temps, Jean Goujon, nous la montre dans la splendeur idéale d’une déesse antique; Brantôme, qui l’avait connue, la proclame une beauté merveilleuse, et, avec la passion qu’il mettait dans ses descriptions, il laisse entendre que cette charmeuse avait su tirer son père du plus mauvais pas qui soit, de l’échafaud où l’avaient entraîné ses accointances avec le connétable de Bourbon. De nos jours, Victor Hugo, enchérissant sur cette donnée, la prostituait toute jeune encore,—et jeune fille, s’entend—à François Ier; il cherchait par une habile transposition à rendre sympathique le Saint-Vallier hâbleur, poltron et traître de l’histoire au détriment du roi. Ce sont là jeux de poètes dont on a fait depuis longtemps justice[12]. Au temps où Jean de Poitiers, sieur de Saint-Vallier, embrassait la cause de Charles de Bourbon, Diane était mariée depuis neuf ans au grand sénéchal de Normandie, Louis de Brézé, petit-fils de Charles VII et d’Agnès Sorel par sa mère Charlotte, bâtarde de France. Quand elle épousa le grand sénéchal, elle n’avait pas quinze ans, étant née en décembre 1499, et François Ier n’était pas encore monté sur le trône. A supposer que la belle Diane eût cherché, dix ans plus tard, à sauver son père de la peine capitale par les moyens spéciaux dont parle Brantôme, elle agissait à bon escient et non contrainte ni forcée par les circonstances. Malheureusement la lettre de rémission royale en faveur du condamné portait le nom du mari de Diane lui-même; c’est à la prière de Louis de Brézé que Saint-Vallier dut sa grâce. Toutes les histoires racontées à ce propos tombent d’elles-mêmes devant le fait. Qui ment sur un point peut aussi bien fausser le vrai sur un autre, et nous rejetterons comme apocryphe la prétendue exclamation de Saint-Vallier apprenant sa commutation de peine, que Brantôme nous a conservée dans sa forme gauloise. Le bon homme avait eu trop peur pour faire de l’esprit en pareille occurrence; il se contenta de baiser l’échafaud par trois fois, comme fou de joie, et rentra dans sa prison. Jean Goujon a joint son mensonge artistique à ces légendes bizarres, pour nous égarer sur les traits de Diane de Poitiers, comme d’autres nous trompaient sur ses mœurs de jeunesse. Le type de Diane chasseresse a été tenu pour authentique; les peintres, les graveurs l’ont copié à l’envi depuis trois siècles; aujourd’hui même encore, cette femme nue au corps svelte, au visage invraisemblablement régulier, est reprise à chaque instant par les sculpteurs en quête de reconstitutions, c’est le thème officiel. Et pourtant, jamais effigie ne trahit la vérité avec plus de sans-gêne. Ceux qui prétendent que le corps fut moulé directement sur celui de la sénéchale nous la baillent bonne! Diane de Poitiers, c’est le triomphe de la chair, la Française du XVe siècle, un peu Flamande de carnation, robuste d’aspect, assez vulgaire de physionomie, un type de paysanne madrée et plantureuse. En lieu de ce profil droit inventé par l’artiste, des lignes moins correctes, un front large, un nez légèrement retroussé, une bouche sensuelle et franche. Ses cheveux sont blonds: Cheveulx dorez, rayans sur le soleil Si très luysans qu’ils font esblouir l’œil Qui les regarde et les voit coulourez Non pas d’or fin, mais encor mieulx dorez De je ne sçais quelle couleur divine Qui luyt en eux et qui les illumine[13]. Deux ans après la misérable odyssée de son père, Diane de Poitiers a été portraite dans le célèbre album de Mme de Boisy. Elle a vingt-cinq ans, elle est toute rayonnante de jeunesse, mais elle n’est point encore célèbre. Coiffée du chaperon à templette, qui allait devenir l’ajustement ordinaire des coquettes pendant près de vingt ans, décolletée au carré et laissant paraître sa gorge arrondie, la grand’sénéchale est une bourgeoise qui ne rit pas; rien ne peut faire prévoir la future dame d’Anet, la duchesse de Valentinois, la maîtresse redoutée du roi Henri. Au bas du dessin, l’auteur des devises écrit cette phrase ambiguë: Belle à la voir, Honneste à la hanter. Honneste à la hanter ne signifie malheureusement pas grand’chose dans la langue de Brantôme. Tant que son mari vécut, elle fit peu parler d’elle. Le sénéchal de Normandie n’était point homme à porter facilement l’infamie; on prétend d’ailleurs que Diane aimait son mari et qu’elle lui sacrifiait ses ambitions. Mais elle tenait à la cour un rang prépondérant; elle avait cette grâce suprême des femmes à la mode, une langue suffisamment affilée pour paraître spirituelle. Les poètes aimaient à jouer sur le nom de Diane, cher aux amis de l’antiquité. A trente ans, l’âge terrible, elle perdit Louis de Brézé et mena un deuil bruyant, éleva des mausolées dignes d’Artémise, sema ses tapisseries et ses livres de devises où l’on voyait un arbrisseau sortir d’une tombe avec la légende «sola vivit in illo», Elle vit en lui seul. Et puis l’apaisement se fit; elle reprit des charges à la cour, rentra dans la vie, plus libre, recherchée de tout le monde, assaillie d’amoureux trop médiocres pour qu’elle songeât de leur sacrifier la mémoire du sénéchal. Et tout à coup, vers les trente-six ou trente-sept ans, au moment précis où fut dessinée, par Jean Clouet peut-être, la figure ici reproduite, on la donna comme compagne au jeune Dauphin Henri, qui était demeuré un enfant triste et doux, sans volonté et sans initiative. Son rôle devait être de le dégourdir, ou comme on disait alors, de «moyenner» son éducation mondaine. Qu’y avait-il à craindre d’une dame dont les deux filles, à peu près du même âge que le prince, cherchaient des épouseurs depuis une ou deux années? Les relations commencèrent en tout bien tout honneur; le prince se laissa doucement caresser par cette opulente matrone qui avait le mot gai et la phrase leste, peu ou point de scrupules, et que les ambitions de l’âge mûr mordaient cruellement. Elle eût pu être sa mère, elle devint sa confidente, sa conseillère intime, et s’abandonna certain jour au jouvenceau, en pesant les conséquences probables de sa chute. C’est l’automne de sa vie, mais un automne plein de soleil et de fleurs; Marot le lui dit en vers charmants pour les étrennes de l’année 1538: Que voulez-vous, Diane bonne, Que vous donne? Vous n’eustes, comme j’entends, Jamais tant d’heür au printemps Qu’en automne! Elle est encore fraîche et agréable, mais elle a recours aux artifices italiens pour conserver son teint rose et ses joues rondes. Brantôme prétend qu’elle buvait des bouillons d’or pur; d’autres soutiennent qu’elle avait des philtres spéciaux, des herbes magiques. Le poète Vulteius, inféodé à son ennemie terrible, la duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier, l’appelle «la Poitiers, vieille femme de la cour» et lui décoche en latin cette épigramme sanglante: «Tu es folle de te peindre le visage, de te mettre de fausses dents, de cacher la neige de ton poil sous un cheveu rapporté dans l’espoir de tromper la jeunesse.» Quant à Mme d’Étampes, elle dit négligemment: «Je suis née l’année où Mme la grand’sénéchale s’est mariée», ce qui était d’ailleurs absolument faux. Mais si conservée et agréable qu’elle fût, quand même son hiver, suivant Brantôme, eût valu «plus certes que les printemps, estez et automnes des autres», elle donnait mal l’idée de la Diane fine, distinguée, sortie du ciseau de Jean Goujon. Quand Henri II fut monté sur le trône, et qu’il l’eut faite duchesse de Valentinois, on frappa une médaille en son honneur. Quelle désillusion! Une commère grasse, replète, lourde, une figure banale et flasque, une duègne en un mot, qui ne saurait plus tromper personne. Les moins prévenus cherchent à comprendre quelle faiblesse tient le roi pour lui faire préférer cette femme de quarante-neuf ans, cette vieille coquette, cette grand’mère, à la reine Catherine de Médicis si désirable et si bien en point. On la croit maîtresse d’un charme, d’un talisman, et de Thou se fera plus tard l’écho de cette niaiserie. Quant à la reine, en bonne Italienne, elle suppose que Satan se mêle à l’histoire, qu’il est le serviteur très humble de la duchesse. Et elle sait à quoi s’en tenir sur l’amour du roi. Un jour, raconte Brantôme, la cour étant à Saint-Germain et la grand’sénéchale ayant son appartement au-dessous de celui de Catherine[14], celle-ci fit un trou au plancher pour assister aux ébats de Henri II et de sa maîtresse. La pauvre délaissée en vit apparemment plus qu’elle n’eût voulu, car elle se releva les larmes aux yeux, et se prit à sangloter et à maudire cette créature si heureuse au prix d’elle! Arrivée au faîte de la puissance, la grand’sénéchale eut ses artistes spéciaux, ses peintres attitrés qui prodiguèrent ses effigies. Par une singulière anomalie, ses portraitures sont toutes antérieures à sa période d’influence, ou postérieures à elle. J’ai cité la plus ancienne, celle du recueil d’Aix; celle que nous donnons ici vient après, comme aussi celles de la collection Lallemand de Betz à la Bibliothèque nationale, celle de la Bibliothèque des arts et métiers (Me 3, vol. I, fol. 6), celle de Castle Howard, en Angleterre, publiée par lord Ronald Gower (French portraits, I, fol. 76). Tous les autres nous montrent Diane dans le costume de veuve qu’elle adopta à la mort de Henri II, avec le béguin sur le front, et ce corsage noir «en soye tousjours, assurait Brantôme, affin qu’elle peust mieux adombrer et cacher son jeu. Et y paroissoit plus de mondanité que de refformation de veufve, et surtout monstroit tousjours sa belle gorge». Un crayon de Castle Howard la représente ainsi[15] (French portraits, I, 39), mais elle n’a rien gardé de ses fleurs printanières, son front s’est ridé, ses yeux se sont plissés, de longs sillons creusent les joues; c’est une vieille belle qui n’a plus guère conservé que ses épaules et se raccroche à cette branche suprême de la splendeur passée. Elle mourut en 1566, «aussi belle, aussi fraîche et aussi aimable comme en l’âge de trente ans». Mais Brantôme qui donne, par politesse pour les filles, cette entorse énorme à la vérité, ne l’avait guère vue que préparée, émaillée, poudrée et gauderonnée comme une enseigne de coiffeur. Les ennuis avaient laissé leur trace ineffaçable. A la mort de Henri II, elle s’était enfuie, chassée de la cour, en grand danger de malheur pour elle. Tavannes voulait qu’on lui coupât le nez, ce qui était excessif, d’autres qu’on l’emprisonnât, ce qui ne l’était pas moins. Mme la grand’sénéchale, dame d’Anet, duchesse de Valentinois, pseudo-reine de France, ne valait plus l’honneur de ces rigueurs outrées; seule, délaissée, punie de rides et de couperoses, méprisée de ses anciens amis, elle s’éteignit dans son palais d’Anet où un mausolée fut élevé qui racontait ses vertus. Une statue agenouillée,—son dernier portrait,—la montrait dans ses atours de duchesse, combien changée hélas! ou mieux, combien différente de la déesse nue idéalisée par Jean Goujon dans un moment d’enthousiasme! Ainsi passent les gloires, les rêves des poètes, les hautaines conceptions des artistes, qu’il se faut bien garder de prendre à la lettre quand on veut prudemment écrire... LES REINES. Marie Stuart.—Élisabeth d’Autriche, reine de France.—Élisabeth de Valois, reine d’Espagne.—Marguerite de Valois, reine de Navarre. MARIE STUART, Reine de FRANCE et d’ÉCOSSE Crayon original de François CLOUET Marie Stuart partage avec Jeanne d’Arc,—révérence gardée,—une auréole de martyre qui lui a fait une popularité énorme chez les peintres. Depuis trois cents ans les grands et les moindres exploitent à leur profit cette lamentable histoire de la reine d’Écosse; l’imagerie s’est emparée d’elle à son tour, indice certain d’une faveur marquée. Les historiens, les romanciers, les poètes l’ont discutée, dramatisée, idéalisée de mille manières, et, hâtons-nous de le dire, ni les artistes, ni les écrivains ne nous ont donné la note juste. Cette nature complexe, irrésolue, n’a point été comprise; on a confondu la reine de France et la reine d’Écosse, l’enfant et la femme; on a mêlé les époques avec une désinvolture singulière. A l’heure présente je ne pourrais citer ni un tableau moderne ni un livre qui mette à son plan définitif «la petite sauvage d’Écosse», la contemporaine de François Clouet, de Brantôme et de Ronsard. Pour se convaincre de ce fait il suffirait de jeter les yeux sur la collection des portraits peints ou gravés de la petite reine, et de lire les centaines de brochures ou de livres publiés sur elle. Effigies, romans ou histoires diffèrent sur le détail et, ce qui est plus grave, sur les points principaux. L’art a fait d’elle une physionomie de convention, je ne sais quelle dame affublée de collerettes, de voiles, de béguins dont l’idée première se retrouve dans quelques médiocres gravures du XVIIe siècle. Les livres nous la présentent au gré de leurs caprices et de leurs opinions comme une sainte ou comme un démon. Tous se trompent. Même dans la recherche des œuvres immédiatement contemporaines, dans le groupement des portraitures ou des chroniques qui la concernent, la plus élémentaire critique fait défaut. Les Anglais et les Russes ont surtout accumulé les erreurs sur ce point, en donnant le nom de Marie Stuart aux figures les plus opposées[16]. On la voit tour à tour petite ou grande, brune ou rousse, grasse ou maigre, costumée à la mode de 1530 et à celle de 1600: c’est le chaos complet. Fille de Jacques V et de Marie de Lorraine-Guise, Marie Stuart était née le 15 novembre 1542. Son père mourut presque aussitôt, laissant aux mains du comte d’Arran son royaume exposé aux tentatives des Anglais, aux intrigues presbytériennes. A peine âgée de six ans, la princesse devint le point de mire des princes ambitieux et entreprenants; mais, grâce à la politique de ses oncles de Guise, son mariage fut décidé avec le jeune dauphin François de Valois, fils de Henri II, de quelques mois plus jeune. Les lords écossais résolurent donc de l’envoyer en France pour lui faire donner une éducation plus conforme aux exigences de son état futur. En juillet 1548, une flotte commandée par Villegaignon cingla vers le nord, reçut la petite reine à Dumbarton et revint aborder à Roscoff, sur les côtes de Bretagne. De là elle fut dirigée en grande pompe sur Saint-Germain-en-Laye, où les enfants royaux faisaient leur demeure. Elle se mêla à leurs jeux, et, laissant là ses conseillers intimes, les officiers de sa maison, elle oublia vite son royaume pour une poupée. Quatre ans après elle s’est dépouillée de son barbarisme grossier, suivant l’expression de Brantôme, elle est devenue une petite fille de neuf ans, très sérieuse, très hautaine, légèrement dédaigneuse envers les enfants chétifs dont elle est la compagne. Elle porte coquettement l’escoffion brodé des grandes dames, elle a un buste de fer qui moule sa taille, des bijoux épandus partout. La reine Catherine, qui voyage en France dans le milieu de l’année 1552, et qui a confié la nichée royale à Mme de Humières, veut revoir tout ce petit monde au moins en effigie. Elle est à Châlons le 1er juin; elle mande qu’on lui envoie les portraits des enfants, «tant fils que filles avec la royne d’Écosse, ainsy qu’ils sont, sans rien oblier de leurs visages; mais il suffist que ce soit un créon pour avoir plus tost faict». Peu importe le peintre d’ailleurs[17]. Je crois avoir retrouvé la plupart d’entre eux dans les dessins aujourd’hui conservés à Castle Howard en Angleterre. On voit dans cette collection célèbre le petit dauphin François, fait en juillet 1552; Charles-Maximilien, depuis Charles IX, également daté du même temps, et enfin «Marie royne d’Escosse en l’eage de neuf ans et six mois, l’an 1552 au mois de juillet[18]». C’est la première fois que ces rapprochements sont faits, ils fixent un point curieux de l’iconographie de Marie Stuart, mais l’œuvre hâtive du peintre ne permet point d’y attacher une importance énorme. L’enfant est tranquillement posée; elle a son maintien raisonnable de personne importante; son costume est très riche, un peu vieillot pour elle. Le nez est fort, les yeux vifs et noirs. Par une bizarrerie inconcevable, ce portrait, en passant chez Alexandre Lenoir, avait été baptisé Marie de Guise, mère de Marie Stuart, et c’est sous ce nom d’emprunt que Prieur l’avait lithographié, au commencement de notre siècle[19]. Quand les maigreurs de l’extrême jeunesse auront disparu, vers la quinzième année, Marie s’affinera. Son visage, assez froid et sérieux, prendra une charmante expression de grâce pudique et décente. L’ovale en est allongé, les contours adoucis; la bouche sourit à peine, les yeux noirs et veloutés sont un peu vagues. Mais la volonté se devine dans les traits; le nez et le front sont presque sur la même ligne droite: Marie est très jeune fille, mais reine avant tout. Elle sait à quoi l’oblige son alliance, elle garde la majesté royale. C’est à cette époque précise, vers le temps des fêtes de son mariage, que notre portrait a été pris. Cette fois l’artiste a mis tout son esprit et toute sa conscience dans son travail. Il n’est point un homme de mestier ordinaire, car la petite reine a posé devant lui, s’est arrêtée pour lui, a daigné condescendre à ses conseils. Elle regarde devant elle, au loin, comme absorbée dans ses pensées. Le crayon ainsi obtenu n’est pas une besogne de pratique; le peintre s’est complu à ne rien omettre, à tout indiquer en vue d’une peinture définitive. Pourquoi cet anonyme ne serait-il pas François Clouet? Lui seul avait l’autorité et l’importance nécessaire pour immobiliser une reine durant quelques heures. Une miniature représente Marie Stuart dans la pose même de notre crayon; le corps y est terminé, elle joue avec une bague. Mais le regard, l’expression restent semblables. Ce bijou, provenant de Charles Ier, appartient à la reine d’Angleterre et fait partie des collections de Windsor. J’imagine que Charles IX vit le crayon, et que d’après cette douce et poétique ressemblance il devint amoureux fou de sa belle-sœur. Elle était retournée en Écosse, mais lui, à en croire Brantôme, «ne regardoit jamais son portrait qu’il n’y tint l’œil tellement fixé et ravi qu’il ne l’en pouvoit oster et rassasier, et dire souvent que c’estoit la plus belle princesse qui naquit jamais au monde». Malheureusement la reine Catherine ne goûtait pas ce second mariage; outre que les âges étaient différents, la reine d’Écosse était trop sous la domination des Guises. Et puis elle avait eu la langue un peu longue, un peu dure pour sa belle-mère, qu’elle nommait la Marchande de Florence; Catherine l’abandonna et la fit reconduire à ses «sauvages». Jamais princesse n’eut plus d’adorateurs, de prétendants, et, partant, nulle ne fut davantage portraiturée. C’est, après Charles IX, don Carlos qui la convoite parce que les Flandres lui sont un «passage pour aller en Écosse». C’est aussi Philippe II, son père, ce sont des principicules allemands. Et puis les modestes, les amoureux sans espoir: le grand prieur de France, oncle de Marie, qui s’est pris de passion en la déchaussant pendant une tempête à son retour de France; Damville, de la maison de Montmorency, qui l’adore en cachette, et sur qui elle laisse tomber ses yeux. Qui sais-je encore? Ronsard le poète qui la pleure. Que devenir, s’écrie-t-il, Quand cest yvoire blanc qui enfle vostre sein, Quand vostre longue, gresle et délicate main, Quand vostre belle taille et vostre beau corsage, Qui ressemble au portraict d’une céleste image, Quand vos sages proupos, quand vostre douce voix, Qui pourroit esmouvoir les roches et les bois, Las! ne sont plus icy!.. Même aussi Brantôme, le pseudo-sceptique, le vieux garçon ami des belles femmes, qu’il n’ose entreprendre. Avant son départ de France, un peintre a représenté la reine dans ses voiles blancs de veuve. Elle est apparue mille fois plus belle et séduisante; la nacre de son teint efface la blancheur des mousselines qui l’enveloppent: Brantôme, qui l’a vue le jour de ses noces, la trouve plus majestueuse, plus désirable encore dans son deuil. Mais les joies sont passées pour la reine d’Écosse; à son arrivée dans son royaume les difficultés politiques commencent. Adieu les fêtes, les bals de Saint-Germain ou de Fontainebleau, les douces paroles françaises, les peintres ingénieux et spirituels de la cour! Des artistes maladroits voudront la peindre par delà, mais plus rien ne reste des flatteries savantes d’un Clouet. Marie est devenue une Écossaise engoncée dans ses atours de mauvais goût, une dame quelconque, que ses amoureux d’autrefois ne voudraient plus reconnaître[20]. ÉLISABETH D’AUTRICHE, Reine de FRANCE , en costume de deuil Crayon d’Antoine CARON (?) pour Thomas de LEU Une princesse allemande devait lui succéder sur le trône de France, candide figure que l’histoire nomme à peine, Élisabeth d’Autriche, fille de Maximilien II. La raison d’État jeta la pauvre enfant timide et craintive dans cette cour dépravée des Valois où les femmes ne comptaient que par leur impudence ou leurs vices. Elle vint, croyant trouver en Charles IX le mari tranquille que sa douce nature d’Allemande lui faisait désirer; elle se heurta à un caractère impressionnable, à un être irrésolu et mal équilibré qu’elle se mit à aimer de tout son cœur. Il sut mentir et dissimuler assez longtemps pour surprendre cette affection; mais une passion le possédait qui ne lui laissait aucun répit, c’était la belle Marie Touchet, fille d’un magistrat d’Orléans, personne astucieuse et maligne qui se flattait de ne point le perdre de sitôt. «L’Allemande ne me fait pas peur!» avait-elle dit en examinant dans ses moindres détails le portrait de la reine. Et de fait, autant Marie Touchet montrait de gaîté et d’entrain, autant Élisabeth demeurait sérieuse et retenue, fraîche pourtant et gentiment colorée, mais faisant une moue de ses grosses lèvres bourguignonnes, découvrant une expression résignée peu capable de séduire. Aussitôt arrivée on lui fit quitter ses ajustements espagnols, sa résille, sa grosse robe en cloche, et on la vêtit à la française; elle laissa faire, mais quand, pour la hausser un peu et lui donner une taille majestueuse, on voulut la chausser de patins, elle refusa tout net; elle refusa de même le masque de velours noir et en général les coquetteries auxquelles on ne l’avait point habituée. Si l’on en croit Brantôme, elle avait une carnation magnifique, mais elle disparaissait au milieu des princesses ses belles-sœurs, surtout auprès de Marguerite. Elle donna séance au peintre de la cour, dans le costume délicieux qu’on lui avait imposé: coiffure en arcelets, chargée d’un escoffion, ornée de perles et de joyaux, fraise délicate au col, corsage à gros bouillons de soie cachant la poitrine, manches à épaulières surélevées. C’est l’œuvre officielle, celle qui sera mille fois copiée pour porter dans toute la France les traits de la nouvelle reine. L’original en peinture est aujourd’hui conservé au Louvre; il est donné à Clouet par tous les catalogues, ce qui doit être une tradition, mais il avait appartenu à Roger de Gaignières au XVIIe siècle, et celui-ci ne faisait aucune attribution. Avant que de passer à l’exécution définitive, l’artiste s’était servi du crayon, et cette esquisse sur nature, ce premier jet appartient aujourd’hui à la Bibliothèque nationale[21]. Mais la princesse honorée, fêtée et encore joyeuse n’est pas celle qui nous intéresse le plus; d’ailleurs ce portrait charmant, l’honneur de notre École française du XVIe siècle, est trop connu pour que nous le reproduisions ici. Un temps vint bien vite où la souveraine oublia les fêtes de son sacre, les triomphes de son entrée à Paris, la joie d’être reine de France. Le roi, son seul ami, la délaisse pour d’autres, elle le sait, mais elle refoule sa douleur profonde au dedans d’elle-même sans en laisser rien paraître. D’instant à autre, Charles fait une courte visite et s’enfuit. Il a les traits fatigués, la démarche lourde, il est sombre et préoccupé. Au matin de la Saint-Barthélemy, un courtisan raconta à Élisabeth la partie qui se jouait, et qu’elle ignorait complètement. «—Grand Dieu! s’écria-t-elle, mon mari le sait-il!—Oui, madame, c’est lui-même qui le fait faire.—O mon Dieu! qu’est cecy? Quels conseillers sont ceux-là qui lui ont donné de tels avis? Mon Dieu, je te supplie et requière lui vouloir pardonner, car si tu n’en as pitié j’ai grand peur que cette offense ne lui soit mal pardonnable!» (Brantôme.) Tels sont les contrastes! Ainsi parlait dans cette triste journée la propre belle-fille de Catherine de Médicis. Celle-ci ne l’aimait pas, mais elle se contentait de la tenir à l’écart, de la laisser deviser en son baragouin moitié allemand moitié espagnol avec une ou deux vieilles dames, sans plus de souci. Un jour la reine eut une lueur d’espérance: elle devint enceinte. Malheureusement ce fut une fille qui naquit, une pauvre enfant vouée à l’étiquette dès la première heure de sa vie et qu’on emporta tantôt à Amboise pour lui faire sa nourriture, tandis que la maîtresse, Marie Touchet, conservait dans sa maison le petit Charles d’Angoulême, le bâtard, pouvait le cajoler tout à son aise, et laisser paraître ses ambitions. Quand le roi fut à ses derniers instants, suffoqué par la phtisie et le mal étrange qui le minaient depuis l’année terrible, Élisabeth accourait à toute heure, fort empêchée par l’étiquette des cours. Brantôme lui- même se découvre devant cette note de jeunesse et de simplicité qui le changeait un peu des autres. Il raconte qu’elle s’asseyait au pied du lit du roi «un peu à l’escart et en sa perspective où estant, sans parler guières à luy selon sa coustume, aussy luy à elle, tant qu’elle demeuroit là jettoit ses yeux sur luy si fixement que sans les retirer aucunement de dessus, vous eussiez dit qu’elle le couvoit dans son cœur de l’amour qu’elle lui portoit». Après son veuvage elle se revêt d’une robe simple, d’un béguin de deuil, se pare d’une fraise blanche. Elle dit adieu au monde, ses yeux sont rougis par les larmes. Le peintre qui a pu la surprendre ainsi n’a pas obtenu de séance. Comme Valentine de Milan elle eût inscrit sur les murailles de son château la phrase de femme inconsolée: «Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus.» Elle se cache aux yeux, elle évite même ses proches. Les dames la considèrent avec étonnement. Quel amour était donc celui-là pour tourmenter à ce point? Les sceptiques qui rient de tout se taisent. Parfois une de ses femmes s’échappe à lui murmurer quelques mots de consolation. Elle est jeune, pourquoi garder en soi un deuil immortel? Un prince, fût-il son propre beau-frère Henri, ne tarderait pas à la faire reine une seconde fois. Élisabeth se contenta de regarder sévèrement son interlocutrice et protesta ne vouloir «violer par un second mariage les cendres honorables du feu roy, son mary». Et c’est dans ses voiles de veuve que les graveurs populariseront son image, comme si elle eût personnifié l’amour conjugal, la fidélité de l’épouse, si près de disparaître en France. Thomas de Leu interprète au burin l’esquisse que nous reproduisons ici; il nous montre le ravage des larmes, les traits fatigués et meurtris. Pour une fois les vers de louange mis au bas de l’effigie ne mentent point effrontément: Reynes si quelques foys vous penchez les prunelles Sur ceste reyne icy l’honneur des loyautez N’admirez seulement ses mortelles beautez Ainçois de ses vertus les beautez immortelles. Elle quitta la France vers la fin de 1575, obligée de laisser sa fille à Catherine de Médicis; elle se retira à Vienne dans le couvent de Sainte-Claire qu’elle avait fondé. Elle y mourut à trente-huit ans à peine. Quand l’Impératrice, sa mère, eût appris la triste nouvelle, elle s’écria devant M. de Lansac, qui le répéta: Le meilleur d’entre nous est mort: «El meyor de nosotros es muerto!» Avec la petite reine de France, on avait perdu l’amour sincère, la religion vraie, la charité; il n’en restait plus guère au monde[22]. On a dit que les chroniques d’alors ne respectaient personne, qu’elles passaient au même crible preudes femmes ou meschines. Élisabeth d’Autriche est sortie toute blanche de l’épreuve, les plus malveillants ont à peine osé lui reprocher de s’être montrée trop tendre, au temps où la santé du roi ne lui permettait plus d’être bon mari. Par contre, Marie Stuart, lancée dans les mêlées religieuses, récolta bon nombre de calomnies, bon nombre de vérités, car s’il y eut grosse fumée autour d’elle, le feu n’y manquait pas. Il en fut de même pour Élisabeth de Valois, la première des filles de Catherine qui fut mariée, et qui avait épousé en 1559 Philippe II d’Espagne, aspirant évincé par la reine d’Écosse. Brantôme, qui prétendait lui porter une affection sincère, et louait ses vertus quand il la nommait, ne manquait pas de lui décocher quelque médisance bien pointue sous le voile de l’anonyme, en l’appelant simplement «une grande reine». C’était le procédé ordinaire du bavard incorrigible, de l’infatigable cancanier qu’il se faut garder de croire sans réserve. Sur ces histoires graves, et qui sentent leur Phèdre d’une lieue, Schiller a brodé un drame lugubre, une fiction terrible. Son génie a su donner un corps aux bruits de cour, et sans avoir faussé l’histoire au même degré que Victor Hugo dans le Roi s’amuse, il a longuement décrit l’adultère incestueux de la princesse française avec son propre beau-fils don Carlos. Suivant la commune loi, le roman, la convention ont popularisé les caractères; on a mieux retenu la fabulation imaginée que l’histoire vraie, et don Carlos demeure pour les moins prévenus la victime d’un tyran cruel et jaloux, d’un père outragé mais impitoyable. ÉLISABETH DE VALOIS, Reine d’ESPAGNE Crayon attribué à François CLOUET Suivant Brantôme, la reine avait «quelque poussière en sa fleute», de graves choses à se reprocher; ses filles ressemblaient à tout le monde, fors au roi, leur père putatif. En sa qualité de Gascon et de courtisan, il avait su rhabiller l’histoire. Au fond, le brave homme mentait impudemment. Il était passé en Espagne dans le courant de l’année 1564, c’est la reine Catherine de Médicis qui nous l’apprend dans ses lettres[23], il rapporte des nouvelles toutes fraîches de par delà; mais Élisabeth attendait encore son premier enfant. Elle n’accoucha que deux ans plus tard, dans l’année 1566, et comme elle mourut en 1568, il n’y a guère apparence que Brantôme ait pu discuter la ressemblance d’une fillette de deux ans dans l’intervalle. Vanteries françaises, rodomontades méridionales que tout cela! Et quand il nous montre la princesse assistant à un tournoi où don Carlos maniait avec grâce un genet d’Espagne, quand il la fait s’écrier, en cachant les noms: «Mon Dieu! qu’un tel pique bien!» à quoi Philippe II aurait répondu: «Ouy, mais il pique trop haut!» il invente ou bien il arrange une anecdote à sa fantaisie. Peut-être finit-il par croire ce qu’il écrit, lorsqu’il nous assure ensuite «que ce très grand prince de par le monde» fit assassiner le cavalier en question au sortir d’un palais, et puis la dame. Ces ramassis de propos niais ont de tout point tourné la vérité. Il nous reste involontairement je ne sais quelle secrète idée du sacrifice de la jeune fille à un vieux prince débauché et féroce. Née en 1545, elle avait été mariée le 22 juin 1559, à quatorze ans à peine, après avoir failli épouser le fils de son mari. Car il faut bien le dire, dans les incertitudes de la politique, la petite Élisabeth avait été promise un peu à tout le monde; les princes comptaient comme parti avant de pouvoir se tenir debout, et ils comptaient encore quand ils ne pouvaient plus marcher. Mais, contrairement à ce qu’on croit généralement, Philippe II n’était pas à beaucoup près dans la seconde catégorie, non plus que Carlos dans la première. Il avait trente-deux ans, un peu plus du double d’âge de sa femme, et il conservait tout le feu de sa jeunesse. Bien au contraire, don Carlos, du même âge environ que sa future belle-mère, ne tenait en rien des héros. Maigre, affligé d’une coxalgie, la figure lourde et presque bestiale par sa bouche exagérée aux lèvres pendantes, pouvait-il espérer séduire la Française accorte, spirituelle, joyeuse, qui venait du Nord? Il la reçut à Tolède à son arrivée, il fit des folies sur un cheval, pour l’étonner, comme un enfant qu’il était, mais le sentiment ne paraît pas s’être déclaré dès cette première entrevue. D’ailleurs, il ne quittait pas les fièvres, on le disait perpétuellement retenu dans son palais par la maladie. Quant à Élisabeth, elle était à peine installée qu’elle tomba malade. «Les grosses bestes de médecins espaignolz» assuraient bien que le malaise serait de neuf mois juste; ils se trompaient. Elle n’en resta pas moins très longtemps fatiguée et incapable de courir le royaume. Un crayon de Castle Howard, en Angleterre, nous a conservé ses traits à l’époque même de son mariage. C’est alors une fillette à la figure ronde, au nez retroussé, aux yeux gris. Brantôme nous apprend qu’elle était brune comme ses deux sœurs, Claude et Marguerite, mais la mode voulait qu’on fût blonde, et les teintures ou les perruques suppléaient au mauvais goût de la nature. On la disait jolie, si jolie même que les Espagnols assuraient dans leur langage excessif, que Dieu le Père l’avait créée avant toutes choses en vue du roi Philippe II. «J’ay ouy dire, explique Brantôme, que les seigneurs ne l’osoient regarder de peur d’en estre espris et d’en causer jalousie au roy son mari, et par conséquent eux courir fortune de vie.» A l’origine, le prince se montra plein d’affection pour elle; ses lettres intimes à sa mère Catherine témoignent de cet amour respectueux. Philippe II assurait à l’ambassadeur de France, le sieur de l’Aubespine, qu’elle était «ung digne et propre instrument pour nourrir l’amytié d’entre les deux majestés». Peut-être s’ennuyait-elle au milieu de ces courtisans solennels et automatiques, qui ne devaient pas rire en sa présence, qui l’abandonnaient le plus souvent à de vieilles dames. Pour comble, les deux Françaises qui lui étaient restées ne s’entendaient pas entre elles, et journellement se livraient à de regrettables excès de langage. Si elle aima don Carlos, sa patience se trouvait mise à de rudes épreuves, il ne se passait pas de semaine que la reine Catherine ne l’engageât à favoriser le mariage du prince avec Marguerite de Valois, sa jeune sœur. Dans les intervalles de sa fièvre quarte, don Carlos visite sa belle-mère, qui s’acquitte scrupuleusement de la commission. Elle lui fait admirer le portrait de Marguerite qu’elle vient de recevoir avec plusieurs autres. Il est si peu épris ou dissimule si bien son jeu, qu’il demeure en extase des heures entières, et toujours il revient à Marguerite. Il s’écrie: «Mas hermosa es la pequeña!» C’est la petite qui est la plus belle! Mme de Clermont lui ayant dit: «Monseigneur, c’est votre future femme», il se prit à sourire, et ne répondit rien. Chaque jour amenait une nouvelle offre de mariage pour lui. Tantôt c’est Marie Stuart, tantôt Élisabeth d’Autriche, tantôt la fille de la reine de Bohême. Catherine déjouait toutes ces tentatives par l’entremise de sa fille; elle craignait surtout Marie Stuart, et alla jusqu’à lui promettre l’alliance française si elle se désistait en faveur de Marguerite. Mais don Carlos ne guérissait pas; le 10 mai 1562, on n’attendait plus rien de lui. Élisabeth en informe sa mère qui déplore son état de reine sans héritier. Enfin il se remet, il reprend des forces, mais il ne sort plus. Quatre ans plus tard la reine accouchait d’une fille, de cette enfant que Brantôme affirmait ressembler à Philippe II en laissant entendre le contraire. Élisabeth revint en France pour quelque temps. C’est de cette fugue que date le portrait reproduit ici. Élisabeth est une Valois; elle a les yeux bons, une grande franchise d’expression, la physionomie douce, mais légèrement railleuse. Elle porte la coiffure en petits arceaux, le délicieux escoffion à résille brodé de perles et orné de joyaux. La collerette montante encadre le col. C’est l’œuvre parfaite et sévère du peintre qui nous a laissé Marie Stuart, sans doute Clouet. Pas une note de trop dans cette esquisse spirituelle et hardie. C’est la vie surprise dans sa grâce exquise, dans sa fleur charmante. Élisabeth est en femme ce qu’elle était enfant; elle tient de Henri II comme ses frères François II et Charles IX. Les autres sont des Médicis. Quand Élisabeth rentre en Espagne elle reprend sa vie monotone et triste. Son mari la délaisse un peu, mais il est bon pour elle, elle le répète dans ses lettres. Elle est grosse une seconde fois. Alors on apprend que don Carlos, empêché par sa jambe mauvaise, a fait une chute à Alcala. Élisabeth est très émue, elle écrit des billets laconiques: «Dieu veuille qu’il passe cette nuit, et si cela est j’espère qu’il guérira.» Mais il mourut tout aussitôt. Le 3 octobre, Élisabeth accoucha d’une fille et succomba à son tour, on a dit empoisonnée «par quelque parfum ou autrement par la bouche». A la fin du drame de Schiller, après une scène d’amour entre don Carlos et elle, le prince s’écriait: «Adieu, ma mère, je vais agir franchement avec le roi. Quel mystère entre nous! L’œil du monde ne nous effraie pas. C’est mon dernier mensonge!» Le roi qui apparaît: «Le dernier mensonge!» Carlos s’élance vers Élisabeth qui tombe inanimée dans ses bras: «Elle est morte, ô cieux, ô terre!» Le roi, en s’adressant à l’inquisiteur: «Cardinal, j’ai fait mon devoir, faites le vôtre[24]!» Il y a à l’Escurial un tombeau magnifique sur lequel sont agenouillés cinq personnages dans l’attitude de la prière. Comme le dit très bien Cardereira[25], ce groupe étrange paraît ne pas parler que parce qu’il prie. Ce sont Philippe II, ses trois femmes Anne, Marie, Élisabeth et son fils don Carlos. Les statues sont de Léoni, elles sont en bronze doré et émaillé. Par une singulière ironie, la petite reine française est auprès de don Carlos. Elle est de «nariz algo saliente y de jovial mirada». C’est très exactement le portrait que nous donnons ici. Elle sourit doucement comme dédaigneuse des drames sombres, des intrigues de cour, des haines passées. Si elle fut coupable, elle expia durement ses fautes; mais qui peut savoir jamais[26]? Qui oserait aujourd’hui affirmer d’une manière absolue la vérité des griefs contre Marguerite de Valois par exemple, cette belle et bonne Margot, un peu chaude de cœur, vive de sentiment, mais si douce au fond en dépit de ses exubérances? Elle était la tard venue dans la famille des Valois, étant née le 14 mai 1553; mais dès l’âge de six ans on la jugeait une beauté, avec sa petite mine éveillée, ses yeux noirs perçants, son nez aux ailes relevées. De très bonne heure elle devint la fille de cour à marier, la princesse à jeter au premier monarque dont on rechercherait l’alliance. Nous avons vu don Carlos s’éprendre d’elle sur des portraits de la dixième année, et de fait la petite fille délurée, au masque ardent et rieur que nous montrent les crayons, méritait ces enthousiasmes juvéniles; déjà coquette, elle a ses modes spéciales, ses coiffures à elle; elle salue avec une intention marquée les ambassadeurs des puissances. Les pamphlets nous la disent pervertie dès cet âge au contact de ses frères aînés; mais craignons les pamphlets politiques ou religieux, les pires choses du monde. Son plus grand admirateur, son historien, on peut même dire son amoureux,—il avait aimé toutes les princesses,—c’est Brantôme. Quand il parle d’elle à découvert c’est la merveille du monde, l’astre éclatant de la cour de France, la femme idéale, une déesse, Vénus, que sais-je encore? Mais s’il joue à l’ambiguïté en laissant les noms de côté, il s’avance un peu, non pas à la proclamer cruelle ou méchante, elle ne le fut pas, mais à la mêler aux aventures les plus galantes, jusqu’à passer la mesure. Dans ses propres mémoires elle cherchera à pallier ce que les méchantes langues ont colporté sur elle dans le public, mais à son tour elle exagère en sens contraire. Elle raconte le plus sérieusement qu’après son mariage, sa mère ayant voulu la faire divorcer d’avec Henri IV lui demanda si son mari était bien un homme; elle répondit en baissant les yeux qu’elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Elle dut bien rire en écrivant cette phrase délicieuse. Elle fut la grande coquette de la cour, la beauté à la mode; tout un monde de courtisans, de petits seigneurs musqués se pressaient sur son passage, guettant une faveur, une écharpe ou un sourire. Elle, bonne fille comme toujours, parlait un peu légèrement à ces mignons infatués, à quelque Bussy d’Amboise trafiquant de ses charmes ou de son épée, et elle devait se compromettre pour peu de chose. Au fond, ce qui la préoccupait c’était de tenir le pas sur tout le monde pour le choix des étoffes, la délicatesse des ajustements, l’invention des affiquets. Brune, elle décolorait ses cheveux en blond, les moutonnait, les crépelait, c’est Ronsard qui le dit: Son chef divin miracle de nature Estoit couvert de cheveux ondelez, Nouez retors, recrespez, annelez, Un peu plus noirs que de blonde teinture. MARGUERITE DE VALOIS à 20 ans Crayon de la Bibliothèque Nationale attribué à François CLOUET Sur ce chapitre des atours et de la majesté, Brantôme ne tarit pas: «Je croy, s’écrie-t-il, que toutes celles qui sont, qui seront et jamais ont esté, près de sa beauté sont laides.» Rien n’y manque en un mot. Elle a le visage, la taille, le maintien, la démarche, tout ce qui fait l’honneur et la grandeur des rois. Et c’est ce que tout le monde peut voir, mais le reste! Il n’en parle que par induction, le mécréant, mais non sans grâce: «Celles qui sont secrettes et cachées sous un linge blanc et riches parures et accoustremens, on ne les peut dépeindre ni juger sinon que très belles et singulières aussi, mais c’est pour foy créance et présomption, car la vue en est interdite. Grande rigueur pourtant que de ne voir une belle peinture faite par un divin ouvrier, qu’à la moitié de sa perfection, mais la modestie est louable, vérécondie l’ordonne ainsy qui se loge plus volontiers parmy les grands, princesses et dames que parmy le vulgaire.» En d’autres lieux le bavard écrira précisément le contraire, mais il le dira si drôlement que nul n’y trouverait à redire, Marguerite même ne l’eût su faire. Elle était le portrait de sa mère Catherine avec les yeux des Valois, ce qui les a fait confondre par les meilleurs juges, entre autres M. Niel[27]. Elle avait à ses vingt ans le nez fort, la bouche sensuelle et rouge, un bel ovale de visage, mais je ne sais quoi de vulgaire et de gros dont nous ne saurions faire la beauté suprême. Méfions-nous toujours des opinions anciennes: nous ne voyons plus de même; ce qui reste acquis, c’est que l’avis de Brantôme n’est pas isolé. Don Juan d’Autriche, qui la connaissait, assurait, dans son langage espagnol, que cette charmeuse, plus divine qu’humaine, était mieux faite pour damner les hommes que pour sauver leur âme. Les ambassadeurs turcs, amoureux des formes opulentes, restèrent stupéfaits en sa présence; elle les étonna surtout de son air royal et de sa démarche; ils convinrent que le Grand Seigneur se rendant à la mosquée en superbe équipage ne la dépassait pas. Sur ces propos colportés dans les cours de l’Europe, on vit un Napolitain l’attendre deux mois pour l’apercevoir dans un défilé, et quand il l’eut entrevue, il la compara à cette princesse de Salerne qui attirait à Naples les voyageurs de toutes les parties du monde. Encore que tous les artistes de la cour, peintres, miniaturistes, crayonneurs, se fussent disputé les poses de la princesse, aucun n’a su mieux analyser cette physionomie complexe, un peu massive et charnelle, que le grand dessinateur dont l’œuvre est ci-jointe. Marguerite est fiancée au fils de Jeanne d’Albret, à Henri de Navarre, provincial naïf un peu gauche que les hasards politiques lui destinaient, à défaut d’entraînement réciproque. C’était l’union d’un gentilhomme fermier avec une grande mondaine; le Béarnais faisait mine penaude dans le luxe extrême de la cour de France. J’ai rencontré, certain jour, la figure du prince égarée dans les recueils de la Bibliothèque, et je crois devoir le rapprocher de sa femme. Marguerite n’aimait pas ce huguenot bon apôtre, mais sa volonté n’allait pas jusqu’à refuser son alliance; elle s’en accommoda de son mieux, et lui jura sa foi. Ce qui peina le plus la nouvelle reine de Navarre, c’était d’aller s’enfermer à Nérac, comme une dame de mince origine. Quand elle s’en fut passer à Cognac afin de rejoindre son mari, elle se costuma le plus richement qu’elle put, pour la dernière fois. Elle avait hâte d’user ses robes qui seraient démodées si jamais elle revenait à Paris. Catherine de Médicis consolait ce désespoir comique par de bonnes paroles: «C’est vous, lui disait-elle, qui produisez et inventez les belles façons de s’habiller; en quelque part que vous alliez, la cour les prendra de vous, et non vous de la cour.» Les dissentiments entre les nouveaux mariés vinrent surtout de leur manière différente d’envisager les choses. Henri de Navarre n’était point luxueux, Marguerite n’aimait que la représentation et les fêtes. Elle tenait la dragée haute aux parpaillots de par delà et raillait leurs pourpoints noirs et râpés comme des frocs. Ses cheveux bruns ne lui plaisaient pas; après les avoir portés à la mode de sa sœur Élisabeth d’Espagne, elle les teignit en roux, en blond doré. Elle eut des pages que l’on frisait et dont on coupait la toison pour ajouter à la sienne. A son retour à la cour de France, vers le milieu de 1573, elle exagéra encore ses modes voyantes; elle porta des toques extraordinaires, des corsages étrangement décolletés, des fraises énormes. Les ambassadeurs polonais venus pour saluer Henri III, nommé roi de leur pays, la contemplèrent dans ses grandes toilettes et en gardèrent une impression irrésistible: «Elle s’estoit vestue, raconte Brantôme, d’une robe de velours incarnat d’Espagne, fort chargée de clinquant, et d’un bonnet de mesme velours tant bien dressé de plumes et pierreries que rien plus. Elle parut si belle ainsi, comme lui fut dit aussy que depuis elle le reporta souvent et s’y fit peindre[28], de sorte qu’entre toutes ses diverses peintures, celle-là l’emporte sur toutes les autres, ainsi que l’on peut voir encore la peinture, car il s’en trouve assez de belles, et sur icelles en juger.» Dans l’embrasure d’une fenêtre, Brantôme prit à part Ronsard, le poète son ami, qui assistait aussi à la réception. Ils comparèrent la reine à l’aurore aux doigts de rose, et c’est sur ce thème que Ronsard broda un sonnet qui fit florès à la cour. Les apparences sont trompeuses; cette femme si belle, cette déesse majestueuse et si désirable, cette femme dont on a tant médit, cette amoureuse qui recueillait la tête sanglante de La Mole son serviteur, qui brodait des écharpes à Martigues, qui aima Bussy et tant d’autres, demeura stérile comme une païenne qu’elle était. Son ami Brantôme, à qui elle dédia ses mémoires, qu’elle traite en confident véritable, laisse faire à ce sujet mille suppositions. Elle se vantait d’avoir aimé le roi de Navarre, mais comment concilier avec l’amour l’indifférence au moins singulière qu’elle manifesta quand il se pourvut de maîtresses avouées à la cour même, les entretint sous son toit et la força pour ainsi dire à en prendre soin? Il y avait, d’ailleurs, entre eux un élément de discussion, c’était Louis de Bérenger du Guast, mignon du duc d’Anjou depuis Henri III, qui la poursuivait d’une haine atroce et ne perdait aucune occasion de lui nuire. Courtisan rompu aux intrigues, amoureux évincé, rival de Bussy d’Amboise, ami de Brantôme[29] et de Ronsard qu’il recevait à sa table, perdu de réputation, vendu au diable, croyait-on, du Guast restera le type parfait du condottiere arrivé par les cabales, les perfidies de tout genre aux plus hautes situations. Le poison et l’assassinat étaient ses armes ordinaires; il avait résolu de se défaire de Bussy en le chargeant certain jour qu’il le savait blessé et peu capable de se défendre, et avait piteusement échoué. Marguerite lui en gardait un ressentiment effroyable; tant et si bien qu’un jour un autre méchant drôle du nom de du Prat baron de Vitteaux planta à du Guast un poignard dans le cœur pour se venger et venger les autres du même coup. Peut-être s’en fût-il tiré, mais, assure Marguerite, «c’estoit un corps gasté de toutes sortes de vilainies, qui fut rendu à la pourriture qui dès longtemps le possédoit et son âme aux démons à qui il en avoit fait hommage». Par une fortune curieuse, le même peintre qui avait autrefois dessiné la jeune reine sa victime, nous a gardé de lui la plus exquise portraiture qui se puisse voir, et c’est ce pur chef-d’œuvre que nous joignons aux autres, comme la plus haute expression de l’art du crayonneur au XVIe siècle. LOUIS DE BÉRENGER DU GUAST, M ignon de HENRI III Crayon de François CLOUET (La lettre mise au bas est fausse) Quand Marguerite fut reléguée dans le château d’Usson en Auvergne elle sentit la misère, les tristesses des recluses, les horreurs de l’abandon. Ce fut Élisabeth d’Autriche, sa belle-sœur, qui lui vint en aide en partageant son douaire avec elle. Ses admirateurs ne l’eussent pas reconnue. C’est, à la quarantaine, une dame vieillie, fardée, qui cherche à se tromper elle-même. Plus rien ne lui est demeuré de ce qui avait fait sa gloire. Elle a perdu ses frères, son mari est sur le trône de France, une femme plus jeune la remplace près de lui. Elle meurt à soixante-trois ans, au milieu de ses remords et de ses regrets, ayant gardé un cœur trop jeune, une âme encore tendre qui s’épand en plaintes rythmées; elle comprend à peine qu’elle n’est plus la belle Marguerite, mais une triste divorcée, sans enfants pour la venger ou la tirer de peine[30]. LES DAMES. Marie Touchet.—Isabeau de Limeuil.—La duchesse de Retz.—Madame de Carnavalet.—La belle Fosseuse.—Madame d’Estrées et sa fille Gabrielle, maîtresse de Henri IV.—Madame de Guercheville. MARIE TOUCHET, depuis Dame d’ENT RAGUES Crayon attribué à Jean DECOURT Marie Touchet de Belleville, sans avoir acquis la grande célébrité d’Agnès Sorel, de Diane de Poitiers ou de Gabrielle d’Estrées, est connue de tout le monde; on lui a fait une réputation de bonne fille, on l’a montrée comme une petite bourgeoise étonnée de sa fortune, attachée au prince qui l’avait choisie entre tant d’autres; on l’a dite excellente et fidèle. Brantôme, assez mal renseigné suivant son habitude, prétend qu’elle était de très petit monde, fille d’un apothicaire d’Orléans, mais supérieurement jolie et gracieuse. La vérité c’est qu’elle descendait d’une famille de marchands établis à Patay au XVe siècle, les Touchet, dont un des petits-fils, père de Marie, acheta la charge de lieutenant particulier au bailliage d’Orléans, et se maria à Marie Mathis, originaire des Flandres. Les hasards, voulus ou non, placèrent la jeune fille sur la route de Charles IX allant de Blois à Paris, et il fut frappé de ce frais minois qui le changeait des personnes très mûres et très émaillées de son entourage. Catherine de Médicis avait une pratique supérieure dans le maniement des filles jolies et peu scrupuleuses; elle laissa courir l’histoire, préférant celle-là aux duchesses plus ou moins ambitieuses capables de jouer les Diane de Poitiers. Dûment stylée et prévenue, Mlle de Belleville accepta la situation qu’on lui voulut bien faire; elle s’enferma, disparut du monde, vivant pour son jeune seigneur et pour lui seul. Mais elle n’abdiquait point ses prétentions d’autant, et quand elle apprit le mariage du prince avec Élisabeth d’Autriche, elle voulut que lui-même lui en montrât un portrait pour en juger. Après l’avoir vu, elle le rendit avec une moue joyeuse: l’Allemande ne lui faisait pas peur! Elle eut peur cependant parce que le roi l’abandonna un long temps pour les fêtes de ses noces; il lui paraissait plus épris que de raison de son Autrichienne. Mais fine et madrée comme elle l’était, tenue au courant des choses par des complaisants officiels qui n’eussent point aimé un roi amoureux de la reine, Marie attendit patiemment. Charles IX lui revint pour changer d’air, pour oublier sa majesté; elle l’amusait de ses saillies bourgeoises et par son entrain dédaigneux de l’étiquette. Peut-être même l’aimait-elle un peu, parce qu’il était le roi de France, qu’il était sombre et malheureux. Elle eut un fils en 1563, dont elle accoucha au château de Fayet en Dauphiné, et qui devait être Charles duc d’Angoulême. Ses espérances grandirent de ce fait que la reine n’eut qu’une fille. Mais quand Charles IX tomba malade à Vitry et s’alita au château de Saint-Germain, Marie Touchet perdit la tête. Tandis que la reine Élisabeth devenait une bourgeoise dans son discret amour, qu’elle agissait en femme simple et aimante, la maîtresse jouait l’insouciance. Elle sentait la partie perdue et ne voulait pas engager l’avenir. On a dit que Charles IX l’avait mariée, de son vivant, à François de Balzac d’Entragues, gouverneur d’Orléans; c’est une erreur: quand elle épousa ce grand seigneur peu scrupuleux, le roi était mort depuis plus de six ans, et elle l’avait assez oublié pour ne lui point sacrifier son existence. On était en 1580, Marie Touchet approchait de la trentaine, mais elle gardait cette fleur de jeunesse que nous retrouvons dans le seul portrait conservé d’elle à cette époque de sa vie.[31] Elle eut une fille qui devait être Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, maîtresse de Henri IV. Il y a des familles ainsi prédestinées. Son autre fille s’attacha à Bassompierre, en eut un fils depuis évêque de Saintes, mais ne sut se faire épouser. Si bien que la bonne dame, fort avisée pourtant et prudente, reçut le suprême affront de garder pour elle deux personnes décriées et méprisées incapables de faire une fin honorable. Ces grands soucis ne paraissent point l’avoir autrement torturée; elle mourut en 1638, âgée de quatre-vingt-neuf ans, hautaine et sévère comme une reine douairière, et fut enterrée par les soins de son fils, bâtard d’Angoulême, dans le caveau des Valois aux Minimes. Une inscription portait cette mention: CY GIST LE CORPS DE HAUTE ET PUISSANTE DAME MADAME MARIE TOUCHET DE BELLEVILLE, AU JOUR DE SON DÉCÈS VEUVE DE FEU HAUT ET PUISSANT SEIGNEUR MESSIRE FRANÇOIS DE BALZAC SIEUR D’ENTRAGUES CHEVALIER DES ORDRES DU ROI ET GOUVERNEUR D’ORLÉANS LAQUELLE DÉCÉDA LE 28 MARS 1628 AGÉE DE 89 ANS. Celle-là fut donc une habile et le tempérament ne joua pas un grand rôle dans sa vie; mais dans le bataillon volant des filles que la reine Catherine, «cette bonne vesse», lançait à propos sur un huguenot récalcitrant ou frondeur, ou sur un guisard tapageur, toutes n’eurent pas cette finesse de touche, ce doigté délicat et supérieur dont Marie Touchet fit preuve. Il y eut dans le tas cette malheureuse Limeuil, «une grande toquée» portant le nom prédestiné d’Isabeau, nièce de Catherine par son père, Gilles de Latour- Turenne, sieur de Limeuil, apparentée aux grandes familles, qui se piquait d’être la seule à rabrouer le connétable Anne de Montmorency, à maltraiter les princes du sang, à dire leur fait aux plus grands et aux plus grandes, et qui tomba misérablement de degré en degré jusqu’à l’alliance roturière d’un financier italien, le pire drôle qui se pût voir de par le monde. C’était environ le temps où Catherine avait décoché à Antoine de Bourbon, roi de Navarre, Louise de la Béraudière du Rouet, capable de mater un régiment entier de rois et de princes. Louis de Bourbon, prince de Condé, qui s’agitait extraordinairement au fond des provinces et menaçait la cour, rencontra comme par hasard la belle Isabeau, cette brocardeuse endiablée, sèche et dure comme une selle d’Espagne, mais emportée par un entraînement irrésistible vers les aventures. Le rôle qu’on la priait de jouer ne lui déplut pas. Elle se piqua de réduire à la raison ce Bourbon bossu et chétif redouté de tout un chacun; elle mit une certaine rondeur dans ses attaques, glosa beaucoup, ne marchanda point sa peine, et sans oublier tout à fait Florimond Robertet, sieur de Fresne, une ancienne passion, elle s’accointa officiellement avec le prince. Catherine demandait deux choses: la première de tenir tranquille son ennemi par ce moyen, la seconde que nul scandale ne se produisît, à peine de désaveu. Malheureusement l’amour se mit de la partie; Isabeau, pour bonne langue qu’elle fût, se laissa prendre aux beaux discours de son nouveau maître. La première femme de celui-ci, Éléonore de Roye, était condamnée par les médecins. Quels horizons pour la demoiselle! ISABEAU DE LA TOUR-LIMEIL, depuis dame de SARDINI , vers 1564 Crayon de la Bibliothèque Nationale On en était là quand la cour partit pour Lyon, en juin 1564. Isabeau dut abandonner le prince pour suivre la reine. Le roi s’était arrêté quelques jours à Dijon, des fêtes furent données pendant lesquelles Isabeau dansa la pavane, balla et sauta à journée faite, jusqu’à étonner ses compagnes. Hélas! le corset sanglé, les robes très amples cachaient une «maladresse» pour tout dire, et cette maladresse se révéla certain jour en plein bal, sous la forme d’un petit enfant né avant terme qui mit en un instant toute la troupe royale sens dessus dessous. On pense la colère de Catherine! Sans prendre l’heure d’admonester la malheureuse fille ni de lui donner les premiers soins, on fit un paquet de la mère et de l’enfant et on les conduisit dans un couvent d’Auxonne. Alors les jalousies de se faire jour, les langues de courir, les méchancetés de naître. Tel prétendait que le père vrai était ce Florimond Robertet dont la belle n’avait point abandonné l’accointance. Tel autre assurait, pour se venger d’un coup de dent ou d’un refus, que la pécore voulait empoisonner la reine. On écouta tous les bruits d’où qu’ils vinssent, on les grossit et, pour colorer l’aventure, Catherine fit appréhender la pauvre fille et la fit conduire à Tournon sous bonne escorte, en vue d’un procès criminel à lui intenter. C’est dans cette misérable occurrence que la malheureuse Isabeau écrivit à Condé une lettre charmante, où elle l’appelait son cœur, et où elle réclamait son appui. Il la fit enlever. Alors ce furent les huguenots qui se récrièrent; l’histoire s’était ébruitée; on savait aujourd’hui que la reine Catherine avait employé Isabeau à servir sa cause. Des vers latins coururent en manière de pamphlet qui disaient: «La reine s’est courroucée, comme si elle eût ignoré le cas. Elle donne des gardes à la fille, l’enferme dans un couvent pour lui rafraîchir les pensers. Cela ne valait pas tant de rudesse; il fallait excuser le temps, la personne et le lieu: tant d’autres font pis qu’on laisse en paix! «Un message est venu dire que l’enfant était mort, c’est un grand malheur! Aujourd’hui la petite créature est au ciel priant Dieu pour ses deux pères, et le suppliant d’être plus indulgent pour le prince de Condé.» Mis en demeure d’abandonner sa maîtresse ou d’être abandonné par les protestants, Louis de Condé prit le premier parti. Ceci lui fut d’autant plus facile qu’il s’embarquait dans une nouvelle intrigue avec une riche veuve, Marguerite de Lustrac, maréchale de Saint-André, laquelle le couvrait d’or et de présents. Isabeau de Limeuil, désabusée, aigrie, fit sa soumission à la reine; elle n’eut point de peine à démontrer le mal fondé des accusations portées contre elle; on lui pardonna surtout parce que le prince l’avait oubliée, et qu’elle n’était ni utile ni à craindre. Elle rentra en grâce, mais les prétendants sérieux avaient fui. Elle eut même à subir une dernière honte. Sur le point d’épouser Françoise d’Orléans, le prince de Condé lui envoya, comme autrefois François Ier à Mme de Chateaubriand, un messager chargé de lui réclamer les bijoux naguère donnés et un miroir où était enchâssé son portrait. Le rouge lui monta à la figure; elle se rappela qu’autrefois elle traitait assez mal les princes, elle revint à cette ancienne manière. D’abord elle ajouta au portrait à renvoyer une gigantesque paire de cornes, et s’emportant contre Françoise d’Orléans qui avait exigé la restitution: «Dittes à cette belle princesse, cria-t-elle au messager, qui l’a tant sollicité à me demander ce qu’il m’a donné, que si un seigneur de par le monde,—le nommant par son nom,—en eust faist de mesme à sa mère et luy eust répété et osté ce qu’il luy avoit donné... qu’elle serait aussy pauvre d’affiquets et pierreries que damoiselle de la cour. Or qu’elle en fasse des chevilles ou des pastés je les luy quitte!» (BRANTÔME.) Et tout de suite, de dépit et de fureur, elle accepta l’alliance de Scipion Sardini, banquier lucquois, factotum de Catherine, un de ces Italiens minables, enrichis en France, sur lequel on avait fait ce distique féroce: Qui modo Sardini, jam nunc sunt grandia cete Sic alit italicos Gallia pisciculos! «Hier sardines, aujourd’hui baleines énormes; c’est ainsi que la France engraisse les poissonnets italiens!» Sardini lui apportait la richesse, plusieurs châteaux, un hôtel magnifique au quartier Saint- Marcel, et l’oubli complet des vieilles histoires. Isabeau devint une grande dame, très entourée, très recherchée pour ses biens. Parfois les deux conjoints se jetaient de cruelles vérités au visage; Mme de Sardini reprochait à son mari son extraction douteuse; il ripostait durement: «J’ay plus faict pour vous que vous pour moy, car je me suis deshonoré pour vous remettre vostre honneur.» Elle ne revit qu’une fois le prince de Condé, en 1566. Elle suivait la route de Paris à son château de Chaumont-sur-Loire, où elle allait rejoindre son mari; son escorte se heurta aux combattants de Montcontour. Un corps défiguré était étendu sur une civière et personne ne le pouvait reconnaître. Quand Henri III, alors duc d’Anjou, sut que Mme de Sardini se trouvait là, il la pria de visiter le mort, ce qu’elle fit aussitôt. Elle se pencha sur la civière et se releva toute blême; elle ne dit que ce mot: «Enfin!» Le mort était le prince de Condé son ancien amant. Je ne connais que deux portraits de cette femme célèbre. L’un d’eux assez ordinaire, nous la donne dans son costume de deuil au moment de ses malheurs; c’est celui que voici, il est dans la collection Clairambault à la Bibliothèque nationale[32]. L’autre, au contraire, dessiné par Foulon en 1592, lors du passage de ce peintre à Tours[33], représente Mme de Sardini à soixante-cinq ans environ; il est au Louvre. Ni l’un ni l’autre ne décèlent une grande beauté. Elle était maigre, si maigre même que dans une des scènes dont elle avait le privilège, et tandis qu’elle reprochait au prince de Condé de courtiser une femme brune, elle s’attira une réponse pointue. «Vous venez de voler la corneille», disait-elle; à quoi l’autre piqué répondit: «Et quand je suis avec vous, pour qui volé-je?—Pour un phénix.—Dittes plus tost pour l’oiseau de paradis, là où il y a plus de plumes que de chair![34]» (BRANTÔME.) CLAUDE-CATHERINE DE CLERMONT, Duchesse de RET Z , en 1570 environ Crayon de la Bibliothèque Nationale attribué à François CLOUET (La lettre mise au bas est fausse) Ce fut aussi la femme d’un Italien que la duchesse de Retz, cette cousine de Brantôme, point jolie mais bien pire, aussi docte qu’un sorbonniste, aussi éloquente qu’un évêque, mariée â deux maréchaux, mêlée à toutes les intrigues des Valois, réputée pour sa sagesse à la fois et ses mœurs faciles, vraie grande dame du XVIe siècle sans préjugés, chantée par les poètes et crayonnée par le plus grand artiste de son temps. Fille de Claude de Clermont Dampierre et de Jeanne de Vivonne, elle avait épousé de bonne heure Jean d’Annebaut, baron de Retz, maréchal de France, tué à Dreux en 1562. Marguerite de Valois rapporte dans ses Mémoires, qu’elle reçut à Amboise, où elle était venue après le colloque de Poissy, la nouvelle «de la grâce que la fortune lui avait faite de la délivrer d’un fascheux, son premier mary, M. d’Annebaut, qui était indigne de posséder un sujet si divin et si parfait». Le fait est qu’elle prit assez allégrement la chose, d’autant que le défunt la laissait héritière de cette immense baronnie de Retz, patrie de Barbe-Bleue, qui valait tous les duchés-pairies du royaume. La reine Catherine la maria à Albert de Gondi, autre transalpin de marque, le 4 septembre 1565, l’année même où Isabeau de Limeuil convolait avec Sardini; elle n’interrogea point trop scrupuleusement les généalogies étranges invoquées par son nouveau seigneur; ce qu’elle lui demandait, en retour de la fortune, c’était la liberté d’agir à sa guise. Moyennant cela, elle obtint, en 1581, l’érection de sa baronnie en duché, et continua sa vie indépendante au nombre des femmes de la reine Catherine. François Clouet l’a surprise à la trentième année, dans son riche costume; il a minutieusement fouillé cette physionomie si française, si spirituelle, un peu vulgaire pourtant, où la malice se loge au coin des lèvres, dans les yeux clairs. C’est bien là la personne intelligente et habile qui a été chargée de répondre en latin aux ambassadeurs polonais[35], qui emplit le chambre de la reine de ses saillies. Elle vaut cette autre Clermont, depuis duchesse d’Uzès, qui passait pour la langue la plus affinée de la troupe, et qui s’était moquée même du roi François, même du pape à Avignon. Ronsard disait d’elle en jouant sur les mots: D’un barbier la femme tu es Tu ne tonds seulement, tu rés. Elle surpasse toutes les autres, même Mme de Villeroy, une brune délicieuse, même Mme de Sauves, même cette rouée de Vitry qui eût fait battre les murailles, même Mlle de Lavernay. Ses scrupules sont minces; si nous la voyons attifée à merveille dans la portraiture, épinglée comme une madone, elle n’hésite pas, le cas échéant, à se dévêtir pour plaire à la reine. La chronique scandaleuse rapporte qu’elle fit à Chenonceaux le service de la table royale dans un accoutrement de nymphe surprise au bain[36] avec ses cheveux épars comme une épousée de roture. Et cependant elle n’est plus jeune; née en 1543 elle a ses trente-quatre ans bien sonnés, une grosse figure rougeaude si l’on en croit les portraits d’elle portant le millésime de 1577[37]. Ses enfants sont nombreux, son petit-fils sera ce Paul de Gondi, cardinal de Retz, élève de Vincent-de-Paul, qui devait bouleverser Paris à l’époque de la Fronde. La chronique médisante lui prête au moins «un serviteur», un mignon de couchette, le bel Antraguet[38] de la maison de Balzac, à qui elle avait donné un cœur de diamants, lequel passa, Dieu sait comment, entre les mains de Marguerite de Valois. Ce fut l’origine d’une querelle entre la reine et la duchesse, et d’Aubigné, qui tenait pour la seconde, lança sur ce fait une de ces phrases à double entente dont nous ne comprenons plus le sens alambiqué et venimeux. Nous ne saisissons guère plus l’allusion du pamphlet intitulé Inventaire des livres de M. Guillaume où le nom de la duchesse de Retz se trouve associé à celui de Fouquet de la Varenne. «Les sept livres de chasteté faictz par la Varenne dédiés à Mme de Retz.» Qu’avait-elle eu à démêler avec le proxénète célèbre? Son cousin Brantôme ne nous le dit pas. Quand elle mourut, en 1603, elle fut enterrée aux religieuses de l’Ave-Maria sous un magnifique mausolée; ses épitaphes célébraient ses vertus, ses talents, dans une forme païenne et chrétienne à la fois. On y lisait entre autres choses sa réception faite aux délégués polonais, des vers latins la proclamaient «une héroïne qui avait attiré à elle les cœurs des plus grands princes». Après mille péripéties ces épitaphes ont été transportées à Versailles avec la statue du tombeau[39].
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