SOCIÉTÉ ET LIBERTÉ CHEZ LES PEUL DJELGÔBÉ DE HAUTE-VOLTA Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — SORBONNE SIXIÈME SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES CAHIERS DE L'HOMME Ethnologie - Géographie - Linguistique NOUVELLE SÉRIE XIV PARIS MOUTON ' LA HAYE Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM PAUL RIESMAN SOCIETE ET LIBERTE CHEZ LES FEUL DJELGOBE DE HAUTE-VOLTA Essai d'anthropologie introspective PARIS • MOUTON • LA HAYE Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM C E T O U V R A G E A É T É P U B L I É A V E C L E CONCOURS DU C E N T R E N A T I O N A L D E L A R E C H E R C H E S C I E N T I F I Q U E ISBN 2.7193.0405.0 et 2.7152.0014.8 Library of Congress Card Catalogue Number : 73.861.60 © 1 9 7 4 by Mouton & Co, and École Pratique des Hautes Études Printed in France Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM A mes parents Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM G r o u p e d ' h o m m e s réunis en prière pour la fête de Juuldaandu, le premier jour du mois suivant celui de R a m a d a n , le carême musulman. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM Fillettes dansant au village sur le sol des champs moissonnés. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM NOTE SUR LA TRANSCRIPTION La transcription du peul adoptée pour les expressions ou pour les extraits de récits cités dans le texte est dans l'ensemble celle qu'ont recommandée les experts du Congrès pour l'unification des alphabets des langues nationales de l'Ouest africain organisé par l'Unesco à Bamako (Mali) en 1966. Toutefois, les lettres majuscules B, D, et Y représenteront les consonnes « injectives » du peul ; le signe r| représentera le son ng que l'on a dans « camping ». Afin d'éviter la confusion, les lettres majuscules ne seront pas utilisées ailleurs (par exemple au début de phrases) sauf pour commencer un nom propre. Pour mémoire, rappelons quelques éléments de cette transcription : — Les voyelles et les consonnes redoublées sont longues. — Les voyelles ne sont pas nasalisées (par exemple, an se prononce « Anne »). — Le g se prononce toujours dur. — Le / se prononce comme di en « dia ». — Le c se prononce comme ti en « tiare ». — Le s se prononce toujours sourd. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM REMERCIEMENTS C'est un grand plaisir pour moi que de pouvoir remercier publiquement tous ceux dont le soutien matériel ou moral a rendu possible l'achèvement de ce travail. Tout d'abord, j'exprime ma gratitude à Dorothy Lee qui, il y a onze ans, m'a aidé à sortir du marasme dans lequel je me trouvais et à découvrir la voie qu'ensuite je devais suivre. Son exemple et son soutien m'ont été plus précieux que je ne saurais le dire. Mon ami le professeur Kurt H. Wolff m'a beaucoup encouragé dans mes recherches et il a toujours lu avec grand soin ce que je tentais de mettre sur le papier. Notre correspondance m'a souvent aidé à mieux formuler mes idées. A Paris, j'ai bénéficié de l'enseigne- ment et de l'encouragement de M. Dominique Zahan, alors professeur à l'Ecole Nationale des Langues Orientales, dont les cours me firent comprendre comment l'on pouvait concrètement accéder à un système de pensée africain ; de MM. Pierre-Francis Lacroix et A. Sow, professeur et répétiteur de peul à cette même école, qui nous ont initiés, ma femme et moi, à la connaissance et à l'usage de cette langue ; de MM. Jacques Maquet et Paul Mercier, dont les cours de méthodologie m'ont beaucoup stimulé. J e remercie également M. Mercier d'avoir bien voulu être mon Directeur d'Etudes pendant l'absence de M. Georges Balandier, professeur à la Sorbonne, à qui je suis reconnaissant d'avoir dès le début dirigé mes recherches et de m'avoir encouragé à les pour- suivre dans la voie que j'avais choisie. C'est à Mme Denise Paulme que je dois le conseil qui m'a décidé à étu- dier le monde peul, et à M. Michel Izard l'heureuse idée de faire mon enquête sur le terrain en Haute-Volta. Mlle Marguerite Dupire a approuvé ce choix, et a donné, à ma femme comme à moi, des conseils pratiques très utiles. Je voudrais la remercier aussi de m'avoir communiqué les épreuves de sa thèse de doctorat d'Etat et de m'avoir ainsi permis de bénéficier dès avant même leur publication du résultat de sa r e c h e r c h e E n f i n quel africaniste à Paris pourrait accomplir quoi que ce soit sans le secours amical, pratique et sage de Mme Flora Petit ? Elle m'a aidé d'innombrables fois et d'innombrables façons et je ne peux trop la remercier. J e suis reconnaissant à la National Science Foundation des Etats-Unis de m'avoir accordé la bourse d'études qui a permis à ma femme et à moi de séjourner deux ans sur le terrain et de passer encore une année d'études à Paris pendant laquelle j'ai commencé la rédaction de ce travail. 1. Organisation sociale des Peu!, Paris, Pion, 1970, 624 p. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM 12 Société et liberté chez les Djelgôbé En Haute-Volta, l'hospitalité et le soutien du personnel du Centre Voltaïque de la Recherche Scientifique (C.V.R.S.) ont rendu plus agréables nos condi- tions de vie et de travail. Nous sommes très reconnaissant à M . et M m e Henri Barrai, à M . et M m e Michel Cartry et M . et M m e Michel Izard pour leur accueil et leur aide. M M . Saydou Ouédraogo, Aldiouma et Koudou- gou nous ont apporté un concours utile, et celui de notre ami Saydou Tamboura nous a maintes fois été précieux. Nous tenons également à remercier de leur hospitalité les Américains de Ouagadougou, le personnel de l'ambassade amé- ricaine et du Corps de la Paix, en particulier : M . et M m e E.P. Skinner, M . et M m e O. Roberts, M . et M m e C. Drescher, M . et M m e G. Martens, le Dr. et M m e E. Newberger et le Dr. C. D'Amanda. L'accueil du Commandant du Cercle de Djibo, M . Amadou Diallo, et de sa femme nous a vraiment comblés. M . et M m e Diallo nous ont hébergés pendant notre première tournée dans la région, et, grâce à eux, chaque fois que nous sommes retournés à Djibo, nous avons éprouvé l'agréable sentiment d'y être les bienvenus. Nous avons également été très sensibles à l'accueil de M . Malik Barry, Chef de la subdivision de Thiou. A Djibo, c'est grâce à l'aide du Chef de Canton, M . Hammadoum Manga, que nous avons pu prendre contact avec les gens de Petaga. Parmi ces derniers, il serait impossible de mentionner tous ceux qui nous ont aidés, mais nous devons dire plus particulièrement notre gratitude à Issa Zacharia et Hassan Barké et leurs familles, dont l'accueil et le soutien ont été indis- pensables. Que tous les gens de Petaga soient ici remerciés. U n ressortissant de la région, M . Harouna Dicko, licencié en Droit de l'Université de Poitiers et maintenant stagiaire à l'Ecole Nationale du Trésor, m'a aidé à combler beaucoup de lacunes dans mon lexique peul et à préciser le sens de certains concepts ; son concours pour la transcription des récits enregistrés sur bande magnétique a été indispensable. Je dois également cer- taines précisions à M . Hama Diallo, originaire de Dori, diplômé de l'Ecole Nationale des Langues Orientales, et j'ai eu avec lui plusieurs conversations intéressantes. Je remercie vivement M m e Georgette Cazes, qui a bien voulu relire inté- gralement le manuscrit, et Mlle Yvette Trabut, qui a tapé le manuscrit sur stencil. Je dois beaucoup aux membres du Jury devant lequel j'ai soutenu ce travail comme thèse pour le Doctorat de 3" Cycle : M m e Denise Paulme, M M . Paul Mercier et L.-V. Thomas. Leurs remarques et leurs critiques m'ont permis d'améliorer mon texte avant sa publication. Je remercie également M M . Kurt H . Wolff et Georges Devereux de leur lecture critique du manus- crit. N i les uns ni les autres ne sont évidemment responsables des erreurs méthodologiques, ethnographiques, ou intellectuelles que mon travail peut sans doute recéler. Enfin, je suis très heureux d'avoir ici l'occasion de remercier ma femme, Suzanne Riesman, qui a partagé ma vie sur le « terrain » et toutes les diffi- cultés de la rédaction. Sans elle, je n'aurais sans doute pas pu entreprendre ce travail. Sa gentillesse, sa sensibilité et sa loyauté rendent, où que ce soit, la vie plus agréable. Paris, octobre 1970 Northfield, USA, juillet 1971 P.R. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM INTRODUCTION La division de cet ouvrage en deux parties, l'une concernant les structures de base de la société peule du Djelgôji, l'autre concernant « la vie vécue », est artificielle. Elle n'est d'ailleurs pas rigoureuse, comme on s'en rendra compte à la lecture. Lorsque, avant d'en commencer la rédaction, je dressais le plan de mon travail, j'envisageais de confronter deux méthodes ethnologi- ques, deux manières d'étudier la vie sociale de l'homme, afin de faire ressortir leurs différences tant manifestes qu'implicites. L'une de ces méthodes eût été celle de l'ethnographie classique qui cherche à classer différents aspects de la vie d'une société selon une série de rubriques établies à l'avance d'après les traditions de la discipline ; l'autre est celle que j'ai tenté d'élaborer sur le terrain et qui exigeait de ne jamais perdre de vue la totalité que constitue une société. Cependant, en écrivant, je me suis rendu compte que j'étais incapable de me dédoubler à ce point, incapable d'écrire « comme si » je ne savais pas ce que j'allais dire plus tard. Ma recherche ne trouve pas ici, à mon avis, son aboutissement achevé, mais ce livre marque un début : il déblaie le terrain et me permettra ensuite d'aller plus loin, du moins je l'espère. Après avoir renoncé à comparer deux méthodo- logies, j'ai néanmoins gardé mon idée originelle d'une présentation en deux parties afin de permettre au lecteur de trouver dans ce livre une étude ressemblant à plusieurs égards à une monographie ethnologique. Dans la première partie, du moins, les données sont présentées d'une manière qui permettrait leur utilisation à d'autres fins : par exemple, il serait désormais possible d'inclure la société des Djelgôbé dans des études comparatives futures sur le monde peul, comme celle que vient de publier récemment Mlle Dupire 1 ou de comparer la société djelgôbé avec une autre sur tel ou tel point. Ce n'est pas là, cependant, mon but principal. Cet ouvrage s'écrivit en quelque sorte de lui-même. Son organisation n'apparaît pas dans la disposition des matières — mariage, système de parenté, économie, etc. — mais dans une progression logique des idées à un haut niveau d'abstraction. Cette progression logique ast la même dans les deux parties de l'ouvrage : elle commence par une étude du monde physique et 1. Organisation sociale des Peut, Paris, Pion, 1970, 624 p. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM 14 Société et liberté chez les Djelgôbé social dans lequel baigne la communauté où nous avons vécu et elle aboutit à l'individu après avoir décrit l'influence que les institutions sociales exercent sur lui. Mais, dans la première partie, je présente les données telles que je les vois en tant qu'observateur étranger, tandis que dans la deuxième je tente, autant que possible, de voir les mêmes faits du point de vue des Peul en utilisant ma compréhension personnelle de leur subjectivité. Comme nous le verrons tout à l'heure, c'est par une « introspection » disciplinée que j'essaie d'arriver à cette compréhension subjective. Ainsi retrouvera-t-on dans la deuxième partie certaines des matières déjà traitées dans la première, mais présentées sous une lumière tout à fait différente. Le chapitre VII est comme la jointure de ces deux méthodes, et n'appartient en somme ni à l'une ni à l'autre. Le chapitre XII, de son côté, constitue une tentative de synthèse des deux approches. J'espère que ma façon de formuler l'expérience subjective que les Peul ont de la liberté pourra servir de base pour une discussion de ce problème dans d'autres sociétés, y compris la nôtre. Rédiger ce travail a représenté pour moi une bataille avec la langue française, bataille d'où je sors perdant en raison moins de telle ou telle de mes maladresses, que d'un manque de maîtrise linguistique qui m'a empêché de bien traiter l'un des problèmes fondamentaux que soulève cette étude : celui du rapport entre le chercheur et ceux qui sont l'objet de sa recherche. Dans ce qui suit, chaque fois que j'arrive à ce problème, je l'esquive au lieu de m'y attaquer de front. Sans doute, tout ouvrage est-il une bataille avec la langue dans laquelle il est écrit, mais l'anglais étant ma langue maternelle, c'est dans cette langue que je parviendrai à exprimer — et même à découvrir — l'évolu- tion de mes rapports avec les Djelgôbé pendant mon enquête, et sa signifi- cation. Le but que je tente d'atteindre dans ce travail n'est ni une description ethnographique, ni la construction de systèmes à un niveau ou un autre, ni une analyse fonctionnelle, ni la découverte de déterminismes économiques et sociaux, bien que je me serve un peu de toutes ces voies d'approche. Il serait plus exact de dire que cet ouvrage se veut une résultante de la rencontre d'un homme appartenant à la civilisation occidentale, et hanté par des questions que lui pose la vie quotidienne dans cette civilisation, avec une civilisation radicalement différente qu'il interroge sans jamais oublier les problèmes qui le préoccupent. Deux traits principaux le marquent : d'une part un thème — le problème de la liberté — qui se précise dans la présentation comme il se précisait sur le terrain ; d'autre part, une tentative pour donner au lecteur une idée de la manière dont s'est produite cette rencontre. Cela n'est pas de la décoration, c'est l'essence même de ma méthodologie. Les faits, à mon avis, n'existent pas. Ou plutôt, ils n'existent que dans la mesure où quelqu'un s'y intéresse, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de fait qui ne soit vu à travers l'esprit de quelqu'un. En sciences humaines, la trans- parence d'un travail qui se présente comme l'œuvre d'un Homo scientificus, d'un chercheur qui prétend s'effacer pour transmettre ce qu'il a recueilli, est une illusion à laquelle nous succombons parce que nous partageons avec ce dernier des présuppositions non critiquées et parfois inconscientes. Au contraire, je tente de montrer au lecteur la raison de mon intérêt pour tel ou tel fait, et de lui expliquer comment les questions que je me pose me mènent d'hypothèse en hypothèse et de fait en fait jusqu'à ce que j'aie le sentiment d'avoir compris Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM Introduction 15 quelque chose. Au lieu d'essayer de prouver telle ou telle hypothèse préétablie, je m'efforce de détecter avec le plus de précision possible les facteurs qui dans la réalité sociale peul ont provoqué en moi telle ou telle impression et de la rattacher à la fois à ces composantes « extérieures » et à celles dont l'origine se trouve dans ma propre personnalité. Ainsi cet ouvrage est-il, surtout dans la deuxième partie, largement constitué d'impressions. (En réalité, il l'est tout entier, comme d'ailleurs l'est tout ouvrage, mais, afin de me concentrer sur les problèmes qui m'intéressent, je présente un grand nombre de ces impressions de manière conventionnelle, c'est-à-dire comme si elles étaient des faits.) Le recours à cette approche « introspective » a deux sources étroitement liées, à savoir le problème que je voulais étudier et mon tempérament personnel. Dans la mesure où il n'est qu'un aspect de la question générale de savoir comment l'homme se voit dans son monde et comment il se sent agir, le problème de la liberté ne peut être étudié sans qu'on établisse un contact, plus ou moins imparfait bien sûr, entre la subjec- tivité du chercheur et celle des membres de la société étudiée. Je ne crois pas que les résultats d'une telle démarche puissent jamais être prouvés mathéma- tiquement, ou logiquement. Comment, alors, établir leur validité scientifique ? D'aucuns diront, peut-être, que c'est impossible et que cette recherche ne doit donc pas être appelée « scientifique ». Cependant, cette conception de la science est à mon avis erronée car trop étroite. Au plus haut niveau d'abstraction, la démarche scientifique consiste non pas en la recherche de preuves mathéma- tiques mais en la formation d'hypothèses avec, si possible, une manière appropriée de les mettre à l'épreuve. On parle beaucoup de la « prédiction » dans les sciences. Mais ce n'est là qu'une façon de parler qui correspond non pas à la réalité mais à la séquence inévitablement linéaire de la plupart des expériences scientifiques. Prenons l'exemple de l'une des méthodes employées pour vérifier la théorie einsteinienne de la relativité. On avait « prédit » que si la théorie correspondait à la réalité, la trajectoire d'un rayonnement stellaire serait courbe à proximité du soleil, sous l'influence du champ gravitationnel de ce dernier. Dans ce cas, le terme de « prédiction » signifie simplement qu'il fallait attendre une éclipse, d'une part, et la mise au point d'un appareil capable de détecter la différence à mesurer, d'autre part. Mais en réalité, si la théorie est vraie, les rayons en question ont toujours été courbés par la force de la gravitation et nous ne devons pas nous laisser tromper par notre usage linguistique qui nous fait parler au futur de quelque chose dont la nature est essentiellement non linéaire. En sciences humaines, le chercheur lui-même joue le rôle à la fois du « soleil » et des « instruments de détection » utilisés dans l'expérience que je viens d'évoquer. Pour une recherche comme la mienne, il est inutile et trompeur de parler de « prédiction » parce que le chercheur pense, perturbe une situation et « enregistre » les effets de sa présence en une seule opération. S'il est vrai qu'une part de l'intérêt que pourrait avoir mon travail réside dans mes obser- vations et mes raisonnements sur celles-ci, ce travail ne peut prétendre à être scientifique que dans la mesure où le lecteur possède une certaine possibilité de contrôler ces observations et ces raisonnements 2 . Autrement dit, le lecteur doit 2. Ce n'est qu'après avoir achevé la rédaction de mon travail que j'ai pris connaissance du passionnant ouvrage de Georges Devereux : Front anxiety to Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM 16 Société et liberté chez les Djelgôbé pouvoir se faire une idée de la façon dont je me suis comporté sur le terrain, et dont ma personnalité a pu influencer la sélection et la présentation des données ainsi que l'analyse que j'en fais. Il me fallait donc me présenter moi-même en même temps que les données ostensibles de cette étude. Mais il me faut avouer, en outre, que ce n'est pas par pur désintéressement scientifique que je prends cette position. Le désir fondamental qui me pousse à travailler dans cette discipline est, avant tout, celui de me mieux connaître. Or, quelle meilleure méthode existe-t-il pour le faire que de se plonger dans un autre univers humain pour voir comment l'on s'y adaptera et à quelles limites on se heurtera ? Le choix du problème à étudier et le choix de la méthodologie à employer forment un tout qui m'offre la possibilité d'approfondir ma connaissance de moi-même et du monde dans lequel je me trouve, au moyen d'une sorte de dialogue dont je me fais le truchement entre la civilisation occidentale telle que je l'incarne et la civili- sation des Djelgôbé. Dans la présente étude, cependant, ce dialogue n'est pas poussé jusqu'au bout ; il me donne le moyen principal d'une tentative pour comprendre comment les Djelgôbé vivent leur expérience du monde, mais il n'est pas la fin même de ce travail. Tout au long du livre je donne ainsi des indications sur mon comportement et sur mes réactions dans telle ou telle situation que j'analyse, mais je voudrais dire tout de suite en termes pratiques dans quelles conditions j'ai vécu avec les Djelgôbé et comment, en général, j'ai poursuivi ma recherche 3 Il importe de dire, d'abord, que ma femme a vécu avec moi pendant tout le séjour sur le terrain. Quoique nous n'ayons pas travaillé ensemble en ce qui concerne l'enquête proprement dite, nous avons participé à la vie de la communauté chacun à notre manière et nous avons partagé les joies et les difficultés de cette vie. E n plus du plaisir et de l'équilibre que conférait cette vie à deux, le fait que nous formions un couple a rendu possible une intégration progressive et naturelle à la vie de la communauté, et cela pour deux raisons : d'une part, en ce qui concerne notre équilibre mental, nous pouvions nous parler pour diminuer notre angoisse et notre solitude au lieu de chercher trop rapide- method in the behavioral sciences, Paris-La Haye, Mouton, 1967, 376 p. Il me semble que la manière d'aborder l'étude de l'homme que j'ai « bricolée » sur le terrain ressemble à beaucoup d'égards à la méthodologie élaborée avec tant d'ori- ginalité par M. Devereux. En lisant son livre, je vois également l'immense distance qu'il me reste à parcourir. Mon travail ne cherche pas à construire une théorie du field work, mais à rapporter une expérience ; cependant je peux dire que, sur le terrain, j'avais cette conviction fondamentale qu'exprime M. Devereux : « Since the existence of the observer, his observational activities and his anxieties (even in self observation) produce distortions which it is not only technically but also logically impossible to eliminate. « Any effective behavioral science metholology must treat these disturbances as the most significant and characteristic data of behavioral science research, and [...] « Must use the subjectivity inherent in all observations as the royal road to an authentic, rather than fictitious, objectivity. [...] « When treated as basic and characteristic data of behavioral science [these disturbances] are more valid and more productive of insight than any other type of datum » (p. xvii). 3. Dans une série de deux exposés présentés à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes dans le cadre du séminaire interdisciplinaire de MM. Balandier, Mercier et Sautter (automne 1969), j'ai donné une esquisse plus détaillée de ces conditions. Ces exposés, légèrement modifiés, paraîtront ultérieurement dans Psychopathologie afri- caine, Dakar (voir : Psychopathologie africaine, VI, 3, pp. 263-300). Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM Introduction 17 ment à entamer des relations avec nos hôtes ; d'autre part, nous avons pu nous débrouiller pour vivre sans recourir à une aide domestique extérieure, c'est-à- dire sans boy et sans chauffeur. Comme je cherchais avant tout une rencontre entre moi-même et les Djelgôbé, la présence d'autres étrangers nous aurait compliqué la vie et aurait faussé, peut-être irrémédiablement, nos rapports avec nos hôtes. C'est pour cette même raison que nous n'avons pas voulu d'interprète. Du début jusqu'à la fin de notre séjour nous n'avons parlé que le peul avec eux, dont aucun ne parlait le français. J'avais étudié le peul pendant deux ans avec MM. P.-F. Lacroix et A. Sow à l'Ecole Nationale des Langues Orientales (ma femme l'a étudié pendant un an), mais en dépit de cet apprentissage indispen- sable, il m'a fallu une année de vie chez les Peul pour arriver à parler couramment ; aujourd'hui je continue à faire beaucoup de fautes et jusqu'à la dernière minute de notre séjour j'ai appris sans cesse des tournures et des mots nouveaux. Lorsque je pense à tout ce qu'il me reste à apprendre, je me demande comment j'ai pu écrire toutes les pages qui vont suivre. Dans la communauté où nous avons choisi de vivre, nous étions les hôtes du « chef de village ». C'est lui qui nous a nourris quotidiennement : ses femmes, lorsqu'elles faisaient la cuisine, nous donnaient une part de ce qu'elles avaient préparé, et de temps en temps les autres familles de la communauté nous envoyaient des plats. Pendant la première semaine de notre séjour, le chef a tué tous ses poulets pour nous ; ensuite nous avons mangé la même nourriture que tout le monde. Nous faisions des cadeaux en retour, et tous les cinq jours environ ma femme préparait, avec du riz acheté au marché, un plat qu'elle partageait entre les différentes familles de la communauté. Poussé par la faim, je me suis décidé à acheter un fusil de chasse à un coup. Je n'aime pas vraiment la chasse et je ne suis pas bon chasseur, mais j'ai pu obtenir de temps en temps un peu de viande supplémentaire. Nous avons vécu dans le village avec un matériel aussi réduit que possible — mais c'était déjà beaucoup par rapport aux biens dont disposaient nos hôtes. Cependant, nous avons conservé un équipement matériel complémen- taire à Djibo, chef-lieu du cercle où nous travaillions. Nous nous rendions à Djibo — un parcours de 30 kilomètres environ — toutes les deux ou trois semaines pour recevoir notre courrier, pour nous reposer, et pour combler de mémoire les trous laissés dans mes notes souvent trop rapidement prises. C'est à Djibo que j'ai enregistré les récits de griots que je cite dans le texte. Pour nous déplacer, nous avons utilisé en saison sèche une 2 CV en brousse, et en toute saison sur les grandes routes ; en saison des pluies, pour aller à Djibo et ailleurs en brousse, nous nous sommes servis de bicyclettes. Je suis arrivé sur le terrain sans programme d'enquête préétabli. D'une part, je ne pouvais savoir à l'avance quel genre d'information allait m'être le plus utile ; d'autre part, je ne pouvais expliquer aux gens ce que je voulais savoir car, qu'ils le comprissent ou non, ils auraient tenté de me plaire. Aussi, pour donner aux Djelgôbé une raison vraisemblable de notre présence, nous leur avons dit que notre but était d'étudier le peul. D'ailleurs, tout au long de notre séjour, c'est par le biais de l'étude de la langue que j'ai obtenu une grande partie de ma connaissance de la culture peul. Une partie peut-être même plus importante de cette connaissance est due, comme on le verra par la suite, à l'observation de la vie quotidienne et à une participation progressivement croissante à cette vie. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM 18 Société et liberté chez les Djelgôbé Plus tard, je disais aux gens que je m'intéressais également à leur tawaangal ou al'aada (coutumes), mais ce n'est que rarement que j'arrangeais une véri- table « session de travail » avec quelqu'un pour approfondir tel ou tel point. En général, j'attendais qu'un événement eût lieu et je demandais aux gens de m'éclairer sur un aspect ou sur un autre. C'est pour cela que mes rensei- gnements sur de nombreux points sont très incomplets, faute d'avoir trouvé une occasion ou une ambiance où il eût été « normal » que je pose certaines questions. Nous avons découvert Petaga en février 1967 et nous nous y sommes installés au début d'avril. Nous y sommes restés, avec quelques interruptions, jusqu'à la fin d'octobre 1968. Grâce à une invitation du Peace Corps américain, j'ai pu y passer encore dix jours en février 1969. Tout ce temps s'est écoulé terriblement vite. En quittant ces lieux qui étaient devenus comme « chez nous », et ces gens qui étaient comme notre famille, j'avais l'impression que j'avais tout juste commencé d'apprendre comment sentir cette vie de l'intérieur. Ce qui suit est une tentative pour rattraper cette vision fuyante. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM P R E M I E R E P A R T I E LA « TAWAANGAL » DES DJELGÔBÉ Genèse XIII : 6-9* Le pays ne leur suffisait pas pour habiter ensemble, car leurs biens étaient trop considérables pour qu'il leur fût possible de demeurer réunis. Il y eut une querelle entre les bergers des trou- peaux d'Abram et les bergers des troupeaux de Lot. Les Cananéens et les Phéréziens étaient alors établis dans le pays. Abram dit à Lot : Qu'il n'y ait point, je te prie, de dispute entre moi et toi, ni entre mes bergers et tes bergers ; car nous sommes frères. Tout le pays n'est-il pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi; si tu prends à gauche, firai à droite ; et si tu prends à droite, j'irai à gauche. * Quelques extraits de ces versets ont été cités également par D J . Stenning en exergue de son livre Savannah nomads. Ce n'est pas à cause de son livre que je les cite, mais à cause de la manière dont mon expérience sur le terrain m'a impressionné. A moins que je ne fusse inconsciemment influencé par Stenning, l'idée de citer ces versets m'est venue sans que j'aie remarqué la citation dans son livre. Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM Unauthenticated Download Date | 7/25/19 5:34 PM