Chrysalide Par Félix Pilon Disons que j’ai eu une adolescence assez mouvementée. Je n’étais pas entouré d’amis et de parents qui étaient très ouverts d’esprit quand je suis sorti du placard... Ce qui m’a le plus rendu indifférent aux insultes et moqueries des autres, c’est l’espoir. L’espoir qui était de me dire qu’un jour, un couple de même sexe pourrait sortir dans la rue, main dans la main, sans se faire pointer du doigt. Parce que la différence, quand on y pense... Mais quelle différence ? C ’ é tait bien agr é able les samedi s apr è s - midi quand je jouais au hockey avec les gars sur la rue Bouchette proche de chez nous. C ’ est d ’ ailleurs lors d ’ une de ces parties o ù il y avait un coucher de soleil incroyable que j ’ ai tout compris ! On pourrait dire qu ’ on vivait vraiment l ’ une des plus belles journ é es de notre vie parce qu ’ il faisait tellement beau, on n ’ avait aucun souci, on é tait libre et l ’ on avait la vie devant nous ! Une seule ombre au tableau, c ’ est qu ’ à ce moment - l à dans ma vie, j ’ avais d é j à des doutes sur mon homosexualit é J ’ avais seize ans et je me mentais à moi - m ê me. Ce que je veux dire par l à , c ’ est qu ’ effectivement j ’ avais un faible pour David. Il é tait assez beau, s é duisant, parfait et dr ô le... Mais il ne fallait pas q ue je le montre parce que je savais que s'il apprenait que j ’ avais une attirance pour lui, cet apr è s - midi parfait n ’ aurait pu continuer d ’ ê tre si parfait. J ’ ai souvent v é cu des moments comme celui - ci o ù tout semblait parfait en surface, mais avec du recul, ne l ’ é tait pas tant. Tout comme lors de cet apr è s - midi de mars, berc é par le rythme d ’ une musique dansante ... J e pense sinc è rement que la musique permet de s ’ identifier à certains artistes, de s ’ é vader , tu vois ? Mon idole c ’ é tait Boy George. Je me reconnaissais tellement à travers ce chanteur - l à ! Non, je ne suis vraiment pas le genre de gars qui se maquillerait, mais c ’ est plus le sentiment de libert é et d ’ ouverture que Boy George d é gageait qui me rattachait à lui ; le d é sir d ’ ê tre respect é pour l ’ homme que j ’ é tais. Di s ons que dans ces ann é es - l à , ê tre publiquement ga i , surtout dans un petit village catholique, c ’ é tait tr è s mal vu, autant pour sa propre r é putation que pour celle de sa famille. Mon p è re travaillait dans une usine proche de chez nous, un homme viril, de milieu typiquement macho. Il revenait souvent tr è s tard le soir. Un soir o ù ma m è re é tait partie avec des amies, j ’ ai d é cid é de profiter de la maison, que j ’ avais pour moi seul, et de me fa ire à souper... hum, du d é licieux Kraft Dinner, en é coutant mon poste favori, MusiquePlus J ’ é tais en train de couper un morceau de beurre quand soudainement... Boy George est apparu à la t é l é ! Il n ’ y avait rien de mieux que ma chanson pr é f é r é e Karma Chameleon pour me mettre de bonne humeur et me donner le go û t de danser. J ’ é tais tellement dedans, je chantais et dansais comme si rien ne pouvait m ’ arr ê ter, du pur bonheur ! Ce que je ne savais pas, c ’ est que mon p è re avait eu la chance de terminer plus t ô t ce soir - l à . J ’ avais mis la musique tellement forte dans la salle à manger que je ne l ’ avais m ê me pas entendu arriver. Il est rentr é dans la pi è ce, me jetant un regard de jugement pendant que je dansais et chantais à tue - t ê te. Je sentais q u ’ il allait exploser de d é gout. Il m ’ a cri é en serrant les dents : « Osti de musique de fif ! T ’ as - tu pogn é sa maladie toi avec? » Je me suis senti tellement bless é ! À ce moment - l à dans ma t ê te, je crois que je sentais que je devais absolument lui faire du mal à mon tour, autant qu ’ il m ’ en faisait. En voyant le d é gout qu ’ il ressentait à l ’ id é e que son fils é coute de la musique d ’ un chanteur androgyne et que ç a pourrait le « rendre ga i » , j ’ ai cru bon de le faire chier royalement. « Ben oui, tu l ’ a s dit ! J ’ suis ga i . J ’ suis fif ! Tu pourras rien y changer, tu sais ? » lui ai - je r é pondu d ’ une voix forte et tremblante. Je savais que ce que je venais de faire venait de me lib é rer d ’ un secret bien trop longtemps gard é , mais que les cons é quences qui allaient en d é couler n ’ allaient vraiment pas me plaire, surtout dans une famille religieuse et conservatrice comme la mienne. Mon p è re a attrap é mon baladeur par le fil et l ’ a garroch é sur le plancher. Il s ’ est bris é en mille morceaux. Je trouvais mon p è re tellement agressif et immoral ! Je suis mont é à ma chambre, en pleurant « Pis y ’ a juste les tapettes qui pleurent ! On va devoir te faire sortir c ’ te maladie - l à du corps, mon homme. Demain, on t ’ emm è ne chez l ’ cur é ! Tu vas voir, y va te remettre sur le droit chemin ! » m ’ a - t - il cri é de l ’ é tage du bas. J ’ é tais fig é devant ma porte, le regard vide, choqu é et surtout craintif. Je savais qu ’ à cette é poque, la religion catholique offrait des th é rapies r é paratrices aux jeunes hommes et jeunes filles pour lesquels les parents auraient d é couvert un signe d ’ homosexualit é . Il y avait une fille dans mon village qui y avait é t é f orc é e et elle é tait revenue compl è tement diff é rente... Elle ne parlait plus comme avant, ne s ’ habillait plus comme avant, ne marchait plus comme avant... Elle é tait devenue une nouvelle personne totalement traumatis é e de son exp é rience, une magnifique coquille vid ée de son contenu auparavant si color é Je savais que je devais m'enfuir au plus vite... Je ne voulais pas vivre une vie en me cachant et en é tant quelqu ’ un d ’ autre. Ce soir - l à , je suis sorti par la fen ê tre de ma chambre avec mon petit baluchon et je me suis sauv é pour aller à Montr é al. J ’ ai r é u ssi à trouver une communaut é d ’ aide aux homosexuels dans la m é tropole. Je me suis cach é un bout, j ’ ai fait ma vie et je n ’ ai plus jamais r é entendu parler de mes parents - Je vois que tu as vécu quelques épreuves difficiles à surmonter dans ton passé, dont tu m’as beaucoup parlé... Mais que prévois - tu faire dans ton avenir avec tout ça? Je fige, hanté par mon passé et ces mauvais souvenirs et traversé par ce ressentiment, celui qui me rappelle mon père. Je remarque q u’elle voit que je suis déstabilisé. Après to ut , je sais qu’elle sait que cette question me ferait réfléchir . Elle est toutefois prête à noter cette réflexion sur son calepin de note. On dirait un interrogatoire. Mais bon , pour revenir à sa question, c’est quoi exactement mon p’tit rêve à moi? Pris dans mes pensées, j e rêve que par un bel après - midi, la musique joue au salon . Je prépare le souper avec mon chum et il met la table pendant que je démarre le four en me dandinant . On reçoit mes parents pour souper. C’est la première fois que je les revoie en personne depuis mon adolescence. J’ai un bon pressentiment... ça va bien aller. C’est vraiment un bel après - midi, il fait tellement beau, on est libre et l’on a la vie devant nous... - Allô, t’es toujours avec moi? - Oui, oui, excuse - moi... - Alors, comment tu vois ça ton avenir avec tout ça? J’hésite, toujours entre mon état onirique et la réalité. Cet idéal me semblait être la meilleure situation, mais j’ai de la difficulté à l ’imaginer dans m a vie futur e - Moi tout ce que je veux, c’est d’être aimé... - Mais tu ne l’es pas déjà avec tes amis et ton ch um ? Je m’éloigne de ma rêverie. J’y pense bien et oui. Peut - être que je me suis trouvé une nouvelle famille, une qui m’en a beaucoup plus appris que celle qui m’a portée dans ses bras. Je souris légèrement en me rappelant les plus beaux souvenir s avec eux en m’imaginant ceux qui sont à veni r. Et à ce rêve qui peut sembler inaccessible, j’entretiens l’espoir...