Rights for this book: Public domain in the USA. This edition is published by Project Gutenberg. Originally issued by Project Gutenberg on 2020-11-14. To support the work of Project Gutenberg, visit their Donation Page. This free ebook has been produced by GITenberg, a program of the Free Ebook Foundation. If you have corrections or improvements to make to this ebook, or you want to use the source files for this ebook, visit the book's github repository. You can support the work of the Free Ebook Foundation at their Contributors Page. The Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Post-scriptum de ma vie Author: Victor Hugo Release Date: November 14, 2020 [EBook #63768] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) ŒUVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO POST-SCRIPTUM DE MA VIE DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA SUÈDE ET LA NORVÈGE VICTOR HUGO Post-scriptum de ma vie PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 3, rue Auber, 3 1901 Des manuscrits inédits laissés par Victor Hugo, il ne reste à publier que deux volumes, le présent livre de prose et un volume de vers. Les derniers manuscrits de prose se composent d'assez forts cahiers de grand format et de nombreuses feuilles volantes. Les cahiers portent ce titre mélancolique : Post-scriptum de ma vie. Ils datent de l'exil, et des années où la santé de Victor Hugo subissait une crise assez grave. Il y a deux parts à faire de ces pages, la part littéraire et la part philosophique : dans la première, les idées sur l'art, la poésie et les poëtes ; dans la seconde, les hautes méditations sur l'âme et la destinée, sur la création et Dieu. Les feuilles volantes portent ce titre modeste : Tas de pierres. Ces pierres, ce sont des pensées ; des pensées mêlées et variées sur toutes sortes de matières : morale, histoire, politique, les sentiments, l'amour, les femmes, etc., etc. A ce tas de pensées l'auteur avait déjà puisé pour beaucoup de ses livres, mais il en restait un bon nombre, et des meilleures. Pour ménager l'attention du lecteur, on les a espacées, selon les sujets, entre les morceaux plus développés. L'ensemble donne ainsi une sorte de testament de la pensée du poëte, la somme de son expérience et de sa sagesse, le dernier mot de sa critique littéraire et de sa philosophie religieuse. Le volume de poésie paraîtra en février 1902, au moment du Centenaire de Victor Hugo, sous le titre : Dernière gerbe. L'Esprit Tas de pierres I O écrivains, mes contemporains, vous nés avec le siècle, et vous plus jeunes, avenir vivant de la France, je vous salue et je vous aime. Les écrivains et les poëtes de ce siècle ont cet avantage étonnant qu'ils ne procèdent d'aucune école antique, d'aucune seconde main, d'aucun modèle. Ils n'ont pas d'ancêtres, et ils ne relèvent pas plus de Dante que d'Homère, pas plus de Shakespeare que d'Eschyle. Les poëtes du dix-neuvième siècle, les écrivains du dix-neuvième siècle, sont les fils de la Révolution française. Ce volcan a deux cratères, 89 et 93. De là deux courants de lave. Ce double courant, on le retrouve aussi dans les idées. Tout l'art contemporain résulte directement et sans intermédiaire de cette genèse formidable. Aucun poète antérieur au dix-neuvième siècle, si grand qu'il soit, n'est le générateur du dix-neuvième siècle. Nous n'avons pas un homme dans nos racines, mais nous avons l'humanité. Si vous voulez absolument rattacher la littérature de ce siècle à des hommes antérieurs à notre époque, cherchez ces hommes, non dans la littérature, mais dans l'histoire, et allez droit à Danton, par exemple. Mais ce mouvement vient de plus haut que les hommes. Il vient des idées. Il est la Révolution même. * J'aime tous les hommes qui pensent, même ceux qui pensent autrement que moi. Penser, c'est déjà être utile, c'est toujours et en tout cas faire effort vers Dieu. Les dissentiments des penseurs sont peut-être utiles. Qui sait? au fond, tous vont au même but, mais par des voies différentes. Il est peut-être bon que les routes soient diverses pour que le genre humain ait plus d'éclaireurs. A force de battre le buisson des idées, les philosophes, même les plus lointains et les plus perdus, finissent par faire lever des vérités. J'écrivais cela un jour à un rêveur, rêveur autrement que moi, qui voulait m'entraîner dans sa croyance, et j'ajoutais : — Je vous suivrai du regard dans votre route, mais sans quitter la mienne. * J'appartiens à Dieu comme esprit et à l'humanité comme force. Pourtant l'excès de généralisation mène à s'abstraire en poésie, et à se dénationaliser en politique. On finit par ne plus adhérer à sa vie et par ne plus tenir à sa patrie. Double écueil que je tâche d'éviter. Je cherche l'idéal, mais en touchant toujours du bout du pied le réel. Je ne veux ni perdre terre comme poëte, ni perdre France comme citoyen. * L'art existe de plein droit, aussi naturellement que la nature. L'art, c'est la création propre à l'homme. L'art est le produit nécessaire et fatal d'une intelligence limitée, comme la nature est le produit nécessaire et fatal d'une intelligence infinie. L'art est à l'homme ce que la nature est à Dieu. * La poésie contient la philosophie comme l'âme contient la raison. * La logique est la géométrie de l'intelligence. Il faut de la logique dans la pensée. Mais on ne fait pas plus de la pensée avec la logique qu'on ne fait un paysage avec la géométrie. * L'intelligence est l'épouse, l'imagination est la maîtresse, la mémoire est la servante. * Quand l'homme de guerre a fini sa besogne de héros, il rentre dans sa maison et pend son épée au clou. Il n'en va pas de même pour les penseurs. Les idées ne s'accrochent pas au clou comme les épées. Quand le philosophe, quand le poëte, se repose, ses idées continuent de combattre. Elles s'en vont en liberté, comme se repose, ses idées continuent de combattre. Elles s'en vont en liberté, comme des folles sublimes, tout briser dans les mauvaises âmes et remuer le monde. * L'intelligence et le cœur sont deux régions sympathiques et parallèles ; l'une ne s'élargit pas sans que l'autre s'agrandisse ; l'une ne se hausse pas sans que l'autre s'élève. Dans le domaine de l'art, il n'y a pas de lumière sans chaleur. * L'art a pour résultat, lors même qu'il ne l'a pas pour objet apparent, l'amélioration de l'homme. Un bien immense et réel, quoiqu'il échappe souvent aux esprits superficiels, unit le beau, d'un côté au vrai, de l'autre à l'honnête. Les chefs-d'œuvre, parfois même sans que la volonté de leurs auteurs y ait part (ô infirmité du génie!), dégagent continuellement, mystérieusement, divinement, et répandent, pour ainsi dire, dans l'air autour d'eux, une moralité pénétrante et saine. Celui qui passe auprès d'eux et qui respire leur atmosphère s'en imprègne à son insu. Il n'a voulu que devenir plus intelligent, il devient meilleur. * La civilisation s'exhale de l'art comme le parfum de la fleur. * Voulez-vous vous rendre compte de la puissance civilisatrice de l'art, de l'art pur, même sans mélange d'intention humaine et sociale? Cherchez dans les bagnes un homme qui sache ce que c'est que Mozart, Virgile et Raphaël, qui cite Horace de mémoire, qui s'émeuve de l' Orphée et du Freyschütz , qui contemple un clocher de cathédrale ou une statue de Jean Goujon, cherchez cet homme dans tous les bagnes de tous les pays civilisés, vous ne le trouverez pas. Être sensible à l'art, c'est être incapable de crime. * Les lettrés, les érudits, les savants, montent à des échelles ; les poètes et les artistes sont des oiseaux. * Voulez-vous voir d'un seul coup d'œil, dans une sorte d'abrégé clair, frappant, profond et vrai, qui donne la solution en même temps que le problème, la figure de beaucoup de questions, et entre autres de la question littéraire de ce siècle? regardez un chêne au printemps : tronc séculaire, vieilles racines, vieilles branches ; feuilles vertes, fraîches et nouvelles. La tradition et la nouveauté, la tradition produisant la nouveauté, la nouveauté surgissant de la tradition. Tout est là. * L'homme, même le plus vulgaire et le plus positif , comme on dit de nos jours, a besoin de rêverie. Ne fût-ce qu'un instant. Ne fût-ce qu'un éclair. Il lui en faut. Mais toutes les âmes n'ont pas le don merveilleux de rêver spontanément. Ce qui fait que la musique plaît tant au commun des hommes, c'est que c'est de la rêverie toute faite. Les esprits d'élite aiment la musique, mais ils aiment encore mieux faire leur rêverie eux-mêmes. * Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette à s'évaporer en rêverie. * Une voix crie au poëte : Sois le poëte de l'avenir, sois l'homme de la génération qui vient après la nôtre, étudie les lois et les abus et préoccupe-toi de la société. Une autre voix lui dit : Sois le poëte du présent pour toutes les générations futures, sois l'homme perpétuel, contemple les arbres et les étoiles et préoccupe- toi de la nature. Laquelle écouter? — Toutes les deux. Sois le poëte de la nature, tu seras le poëte des hommes. * * Fixez votre regard sur l'œuvre des poëtes complets, voici ce que vous trouvez : dans le détail, dans la forme, une précision sévère, et dans le fond, une grandeur étrange et presque illimitée et qu'on ne peut contempler sans y découvrir à chaque instant de nouveaux horizons pleins du rayonnement mystérieux de l'infini. Cela est la vraie poésie, qui se compose du beau et de l'idéal et qui les combine. Fusion d'éléments presque contraires que le génie seul peut accomplir! Le beau veut des contours ; l'idéal veut de l'infini. Utilité du Beau Un homme a, par don de nature ou par développement d'éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le en présence d'un chef-d'œuvre, même d'un de ces chefs- d'œuvre qui semblent inutiles, c'est-à-dire qui sont créés sans souci direct de l'humain, du juste et de l'honnête, dégagés de toute préoccupation de conscience et de faits, sans autre but que le beau ; c'est une statue, c'est un tableau, c'est une symphonie, c'est un édifice, c'est un poëme. En apparence, cela ne sert à rien ; à quoi bon une Vénus? à quoi bon une flèche d'église? à quoi bon une ode sur le printemps ou l'aurore? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui? Le Beau est là. L'homme regarde, l'homme écoute ; peu à peu, il fait plus que regarder, il voit ; il fait plus qu'écouter, il entend. Le mystère de l'art commence à opérer ; toute cette œuvre d'art est une bouche de chaleur vitale ; l'homme se sent dilaté. La lueur de l'absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d'être pure. L'homme s'absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s'introduire en lui. Le beau est vrai de droit. L'homme, soumis à l'action du chef-d'œuvre, palpite, et son cœur ressemble à l'oiseau qui, sous la fascination, augmente son battement d'ailes. Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde ; il a le vertige de cette merveille entr'ouverte. Les doubles fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet homme, soumis à l'épreuve de l'admiration, s'en rende bien clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute perfection, la quantité de révélation qui est dans le beau, l'éternel affirmé par l'immortel, la constatation ravissante du triomphe de l'homme dans l'art, le magnifique spectacle en face de la création divine d'une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l'audace qu'a cette chose d'être un chef-d'œuvre à côté du soleil, l'ineffable fusion de tous les éléments de l'art, la ligne, le son, la couleur, l'idée, en une sorte de rhythme sacré, d'accord avec le mystère musical du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation féconde. Une inexprimable pénétration du beau lui entre par tous les pores. Il creuse et sonde de plus en plus l'œuvre étudiée ; il se déclare que c'est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être n'en sont pas capables ni dignes ; il y a de l'exception dans l'admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne ; il se sent élu ; il lui semble que ce poëme l'a choisi. Il est possédé du chef-d'œuvre. Par degrés, lentement, à mesure qu'il contemple ou à mesure qu'il lit, d'échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il pense, il s'attendrit, il veut. Il ferme les yeux pour mieux voir, il médite ce qu'il a contemplé, il s'absorbe dans l'intuition, et tout à coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l'éblouissant spectre solaire de l'idéal apparaît ; et voilà cet homme qui a un autre cœur. Quelque chose en lui se redresse et quelque chose se penche ; la contemplation est devenue éblouissement, la méditation est devenue pitié. Il semble que cet esprit ait renouvelé sa provision d'infini. Il se sent meilleur. Il déborde de miséricorde et de mansuétude. S'il était juge, il absoudrait ; s'il était prêtre, il éteindrait l'enfer. Le chef-d'œuvre, inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion dans le sens du bien lui est venue de ce bloc de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une vocalise de fauvette, de cette strophe où il n'y a que des fleurs et de la rosée. La bonté a jailli de la beauté. Il y a de ces étranges effets de source qui tiennent à la communication des profondeurs entre elles. Lady Montagu, après avoir vu au Trippenhaus d'Amsterdam l'Amalthée de Jordaëns, s'écriait : Je voudrais avoir là un pauvre pour lui vider ma bourse dans les mains! Être grand et inutile, cela ne se peut. L'art, dans les questions de progrès et de civilisation, voudrait garder la neutralité, qu'il ne pourrait. L'humanité ne peut être en travail sans être aidée par sa force principale, la pensée. L'art contient l'idée de liberté, arts libéraux ; les lettres contiennent l'idée d'humanité, humaniores litteræ . L'amélioration humaine et terrestre est une résultante de l'art, inconscient parfois, plus souvent conscient. Les mœurs s'adoucissent, les cœurs se rapprochent, les bras embrassent, les énergies s'entresecourent, la compassion germe, la sympathie éclate, la fraternité se révèle, parce qu'on lit, parce qu'on pense, parce qu'on admire. Le beau entre dans nos yeux rayon et sort larme. Aimer est au sommet de tout. L'art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les émus sont les bons, les émus sont les grands. Tout martyr a été ému ; c'est par l'émotion qu'il est devenu impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs. Le héros songe à la patrie, et ses yeux se mouillent. Caton commence par l'attendrissement. Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante : l'art, à la seule condition d'être fidèle à sa loi, le beau, civilise les hommes par sa puissance propre, même sans intention, même contre son intention. Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères terrestres, en face des catastrophes et des attentats, en présence de toutes ces choses que nous nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, a représenté la volonté absolue d'indifférence, c'est Horace. Cette vaste rage de Juvénal contre le mal, cette écume du lion juste, cherchez-la dans Horace ; vous trouverez le sourire. Horace, c'est le neutre ; il veut l'être du moins. Un esprit qui se veut eunuque, quel froid terrible! S'il a une foi, elle est contraire au progrès. C'est l'indifférent implacable. La satiété, voilà le fond de sa sérénité. Horace fait sa digestion. Il a le contentement accablé du repu. Il a bien soupé chez Mécène, ne lui en demandez pas plus ; ou il vient de faire une partie de paume avec Virgile, chassieux comme lui. On s'est fort diverti. Quant aux temps présents ou passés, quant au fas et au nefas , quant au bien et au mal, quant au faux et au vrai, il n'en a cure. Sa philosophie se borne à l'acceptation bienveillante du fait, quel qu'il soit. L'iniquité qui donne de bons dîners, est son amie ; il est le commensal né du crime réussi. Prendre l'horreur publique au sérieux, fi donc! Cela nuancerait d'une teinte foncée son style qui veut rester transparent ; son hexamètre, si libre devant la prosodie, est esclave devant César ; cette danse s'achève à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de sagesse qu'a eue La Fontaine plus tard : «Le sage dit selon le temps : Vive le roi! vive la ligue!» Ses satires n'exercent sur les lois et les mœurs aucune surveillance ; l'affreux spectacle permanent des Esquilies obtient de lui en passant un vers insouciant. Ses odes mentionnent les dieux, font écho presque machinalement à l'ode sacerdotale grecque, et mettent en équilibre Jupiter et César ; et quant à l'amour, le puer auquel elles s'adressent volontiers est frère du Bathylle d'Anacréon et du Corydon de Virgile. Ajoutez, à chaque instant, l'obscénité toute crue. Voilà le poëte. Qu'est-ce que l'homme? un poltron qui a jeté son bouclier dans la bataille, un sophiste des appétits, n'ayant qu'un but, la jouissance, un douteur ne croyant qu'à la possession de l'heure, un enfant du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin du lendemain de la république morte, un Romain qui a derrière lui Rome tuée par Octave et qui ne retourne même pas la tête pour regarder le cadavre sacré de sa mère. C'est là Horace... Eh bien, lisez-le. Ce sceptique vous consolidera, ce lâche vous enflammera, ce corrompu vous assainira ; et de la lecture de cet homme qui n'est pas bon, vous sortirez meilleur. Pourquoi? c'est qu'Horace, c'est beau. Et qu'à travers le mal, qui est à la surface, le beau, qui est au fond, agit. Forma , la beauté. Le beau, c'est la forme. Preuve étrange et inattendue que la forme, c'est le fond. Confondre forme avec surface est absurde. La forme est essentielle et absolue ; elle vient des entrailles mêmes de l'idée. Elle est le Beau ; et tout ce qui est le beau manifeste le vrai. L'émotion de lire Horace est exquise. C'est une jouissance toute littéraire, et singulièrement profonde. On s'absorbe dans ce rare langage ; chaque détail a une saveur à part. Une forte quantité de bon sens est malheureusement conciliable avec l'abaissement moral ; tout ce bon sens-là est dans Horace. Entre les quatre murs du fait accompli, comme il raisonne juste! Mais c'est ici qu'on apprend à distinguer justesse de justice. Du reste, il n'est pas bon, nous venons de le dire, mais il n'est pas méchant. Être méchant, c'est un effort ; Horace ne fait pas d'effort. Son style se place entre le lecteur et lui, d'abord comme un voile, puis comme une clarté, puis comme une forme d'autre chose qui n'est plus Horace, qui est le Beau. Une certaine disparition d'Horace se fait. Le côté méprisable se dérobe sous le côté aimable. La turpitude atténuée devient bagatelle : Nescio quid meditans nugarum . Cette philosophie lâche dans ce style souple est douce à voir flotter comme la ceinture défaite de Vénus ; nul moyen de faire la grosse voix contre cet enchantement. Ce vers Phryné montre sa gorge, et il n'y a plus là de juges ; il y a des hommes vaincus. Cette victoire du style sur le lecteur est-elle malsaine? Loin de là. L'extase littéraire est essentiellement honnête. Il est impossible de la mal prendre et de s'en mal trouver. Une certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie. Peu à peu le bon sens d'Horace perd la mauvaise odeur de son origine, ce style pur le filtre, et l'on ne sent plus que l'ascendant de cette raison. Horace est limpide et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si clair dans un esprit, à travers une épaisseur de deux mille ans. Horace est un composé de raison qui peut être divine et de sensualité qui peut être bestiale ; ce composé, espèce d'être mixte fort humain d'ailleurs, discute dans l'épitre, rit dans la satire, chante dans l'ode, se condense dans le vers, y produit on ne sait quelle lumière, et s'y transfigure en sagesse. C'est de la sagesse d'oiseau. Boire, manger, dormir, gazouiller à l'aube, faire le nid et l'amour. Cette sagesse, qui, avant d'être celle d'Horace, était celle de Salomon, devient bonne dans cette poésie, tant cette poésie est saine. Dans cette Salomon, devient bonne dans cette poésie, tant cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a du parfum, il y a du baiser, il y a du rayon. Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là : prosodie disloquée, césure dédaignée, mots coupés en deux ; mais, dans cette licence, que de science! Tel hémistiche est une joie, et l'on se récrie. Le contact de ce vers fin et fort est tout éducation pour la pensée ; c'est une volupté de manier ces hexamètres avec les doigts de lumière de l'esprit ; on devient délicat à toucher ce divin style ; et le plus barbare en sort civilisé. Louis XVIII, philosophe relatif, disait : C'est Horace qui m'a rendu libéral. On médite ces ressources infinies de légèreté et de force. Le vers, familier, se tourne, se dresse, saute, va, vient, se fouille du bec, et n'a qu'un souci : être beau. Quoi de plus charmant qu'un moineau-franc tout à l'arrangement de ses plumes! Horace arrive à cette toute-puissance qu'a la gentillesse des enfants ; il s'impose indolemment et insolemment ; il a la pleine liberté de la grâce ; le despotisme de l'élégance est en lui. C'est le railleur, qui, à volonté, est le lyrique ; et quand il lui plaît d'être lyrique, il devient, cette aventure-là lui arrive, presque grand. Telle de ses odes est un triomphe. Les odes d'Horace font vaguement songer à des vases d'albâtre. Telle strophe semble portée par deux bras blancs au-dessus d'une tête lumineuse. C'est ainsi que de certains versets de la Bible semblent revenir de la fontaine. Tel est Horace. D'autres ont des dons plus augustes, le flamboiement terrible, la foudre aux serres, la vertu fière et planante, l'offensive aux méchants, les colères du sublime, tous les glaives qu'on peut tirer de ce fourreau, l'indignation, les grands espaces, les grands essors, une réverbération de Cocyte ou d'Apocalypse ; Horace, lui, règne par le charme serein. Il a ce qu'on pourrait nommer la blancheur du style. Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements croissants de l'art contemplé, oui, l'on peut affirmer que les idées dans Horace, ce qu'on nomme le fond, ce n'est que la surface, et que le vrai fond c'est la forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère insondable du Beau, se rattache à l'absolu. Voulez-vous un autre exemple? Prenez Virgile. Qu'y a-t-il de plus misérable comme idée que ceci : Octave-Auguste admis parmi les astres, et les étoiles se rangeant pour lui faire place. Jamais la flatterie fut-elle plus abjecte? C'est l'idée, c'est le fond, n'est-ce pas? Et c'est plat et honteux. Voici la forme : Tuque adeo, quem mox quæ sint habitura deorum Concilia, incertum est ; urbesne invisere, Cæsar, Terrarumque velis curam et te maximus orbis Auctorem frugum tempestatumque potentem Accipiat, cingens materna tempora myrto ; An deus immensi venias maris, ac tua nautæ Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule, Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis ; Anne novum tardis sidus te mensibus addas, Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes Panditur : ipse tibi jam brachia contrahit ardens Scorpius, et cœli justa plus parte relinquit : Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem, Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido, Quamvis Elysios miretur Græcia campos, Nec repetita sequi curet Proserpina matrem), Da facilem cursum, atque audacibus annue cœptis, Ignarosque viæ mecum miseratus agrestes, Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari. Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est son premier effet? J'oublie Auguste, j'oublie même Virgile ; le lâche tyran et le chanteur lâche s'effacent ; comme Horace tout à l'heure, le poëte s'éclipse dans sa poésie ; j'entre en vision ; le prodigieux ciel s'ouvre au-dessus de moi, j'y plonge, j'y plane, je m'y précipite, je vois la région incorruptible et inaccessible, l'immanence splendide, les mystérieux astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant chaque mois au zénith un archipel de soleils, ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la profondeur, l'azur ; et, par l'idée, par ce que vous nommez le fond, j'étais dans le petit, et par le style, par ce que vous nommez la forme, me voilà dans l'immense. Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond? Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan et un poëte ; le poëte esclave du courtisan, hélas! comme l'âme de la bête dans la machine humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l'a confiée au poëte, l'aigle avec un ver de terre dans le bec n'en vole pas moins au soleil, et de l'idée basse le poëte a fait une page sublime. O sainteté involontaire de l'art! splendeur propre à l'esprit de l'homme! Beauté du beau! Tous les développements qu'on donne à une vérité convergent, et c'est pourquoi nous sommes ramenés ici à une observation déjà faite à propos d'Horace : il y a dans cette page superbe une surface et un fond ; la surface, c'est ce que vous appelez l'idée première, c'est la louange courtisane à Auguste ; le fond, c'est la forme. Par la vertu du grand style, la surface, la flatterie au maître, immonde écorce du sublime, se brise et s'ouvre, et par la déchirure, le fond étoilé de l'art, l'éternel beau, apparaît. Idéal et Beauté sont identiques ; idéal correspond à idée et beauté à forme ; donc idée et fond sont congénères. Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une vérité presque dangereuse : l'art civilise par sa puissance propre. L'œuvre, participant de l'influence générale du beau, a une action indépendante, au besoin, de la volonté de l'ouvrier et, même à travers le vice de l'artiste, la vertu de l'art rayonne. La Fontaine, immoral, civilise ; Horace, impur, civilise ; Aristophane, inique et cynique, civilise. En réalité, si l'on veut s'élever, pour regarder l'art, à cette hauteur qui résume tout et où les distinctions comme les collines s'effacent, en réalité, il n'y a ni fond ni forme. Il y a, et c'est là tout, le puissant jaillissement de la pensée apportant l'expression avec elle, le jet du bloc complet, bronze par la fournaise, statue par le moule, l'éruption immédiate et souveraine de l'idée armée du style. L'expression sort comme l'idée, d'autorité ; non moins essentielle que l'idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse dans les profondeurs, l'idée s'incarne, l'expression s'idéalise, et elles arrivent toutes les deux si pénétrées l'une de l'autre que leur accouplement est devenu adhérence. L'idée, c'est le style ; le style, c'est l'idée. Essayez d'arracher le mot, c'est la pensée que vous emportez. L'expression sur la pensée est ce qu'il faut qu'elle soit, vêtement de lumière à ce corps d'esprit. Le génie, dans cette gésine sacrée qui est l'inspiration, pense le mot en même temps que l'idée. De là ces profonds sens inhérents au mot ; de là ce qu'on appelle le mot de génie.