SOUS LA DIRECTION DE MAXIME QUIJOUX • Bourdieu et le travail • PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES Bourdieu et le travail Collection « Le Sens social » Dirigée par Pierre Perier, Françoise Le Borgne, Rémi Le Saout et Sami Zegnani Anne Unterreiner, Enfants de couples mixtes. Liens sociaux et identités , 2015, 310 p. Laurent Nowik et Alain Thalineau (dir.), Vieillir chez soi. Les nouvelles formes du maintien à domicile , 2014, 240 p. Sylvain Maresca, Basculer dans le numérique. Les mutations du métier de photographe , 2014, 190 p. Antoinette Chauvenet, Yann Guillaud, François Le Clère et Marie-Pierre Mackiewicz, École, famille, Cité. Pour une coéducation démocratique , 2014, 368 p. Charlotte Debest, Le choix d’une vie sans enfant , 2014, 216 p. Simone Pennec, Françoise Le Borgne-Uguen et Florence Douguet (dir.), Les négociations du soin. Les professionnels, les malades et leurs proches , 2014, 288 p. Yolande Benarrosh, Les sens du travail. Migration, reconversion, chômage , 2014, 208 p. Séverine Depoilly, Filles et garçons au lycée pro. Rapport à l’école et rapport de genre , 2014, 222 p. Cornelia Hummel, Isabelle Mallon et Vincent Caradec (dir.), Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques , 2014, 408 p. Thierry Berthet et Joël Zaffran (dir.), Le décrochage scolaire. Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation , 2014, 192 p. Frédérique Giuliani, Accompagner. Le travail social face à la précarité durable , 2013, 192 p. Gabriel Girard, Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention , 2013, 410 p. Caroline Mazaud, L’artisanat français. Entre métier et entreprise , 2013, 218 p. Philippe Bregeon, Parcours précaires. Enquête sur la jeunesse déqualifiée , 2013, 192 p. Bernard Zarca, L’univers des mathématiciens. L’ethos professionnel des plus rigoureux des scientifiques , 2012, 362 p. Pascal Guibert et Pierre Périer (dir.), La socialisation professionnelle des enseignants du secondaire. Parcours, expériences, épreuves , 2012, 164 p. Catherine Monnot, De la harpe au trombone. Apprentissage instrumental et construction du genre , 2012, 228 p. Karine Roudaut, Ceux qui restent. Une sociologie du deuil , 2012, 306 p. Vincent Caradec, Servet Ertul et Jean-Philippe Melchior (dir.), Les dynamiques des parcours sociaux. Temps, territoires, professions , 2012, 274 p. Christel Coton et Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture. Sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement , 2012, 262 p. Collection « Le Sens social » Sous la direction de Maxime Q uijoux Bourdieu et le travail © P resses universitaires de R ennes UHB Rennes 2 – Campus de La Harpe 20 rue du doyen Denis-Leroy 35044 Rennes Cedex ....pur-editions.fr Mise en page par Bénédicte F louriot ISBN 978-2-7535-3695-1 ISSN 1269-8644 Dépôt légal & 1 er semestre 2015 Pour Naïm, Leïna et Linda 9 RemeRciements Cet ouvrage est l’aboutissement d’une longue entreprise scientifique née au cours de l’année 2011. De sa formulation à sa réalisation finale0 ce projet a connu un ensemble de protagonistes essentiels à son accomplissement. En premier lieu0 je tiens à remercier chaleureusement Paul Bouffartigue et Gérard Mauger qui se sont engagés dès le départ dans cette aventure. Leur soutien aura été une ressource scientifique et humaine indispensable dans la préparation et l’organisation du colloque qui est à l’origine de cet ouvrage. Je souhaite remercier ensuite l’ensemble du comité scientifique qui a réalisé un travail rigoureux d’évaluation des articles et bien souvent de discussion ou d’animation pendant les ateliers & Osvaldo Battistini0 Stéphane Beaud0 Christophe Brochier0 Michael Bura.oy0 Paul Bouffartigue0 Florent Champy0 Sébastien Chauvin0 Julien Duval0 Jean-Pierre Faguer0 Pierre Fournier0 William Gasparini0 Michel Gollac0 Nicolas Hatzfeld0 Mathieu Hély0 Annie Lamanthe0 Cédric Lomba0 Gérard Mauger0 Michel Pialoux0 G.enaële Rot0 Delphine Serre0 Yasmine Siblot0 Marcos Supervielle0 Laure de Verdalle0 Tassadit Yacine. Leur participation a indiscutablement contribué à la réussite de cet événement. Mais ce succès tient aussi aux près des cinquante contributeurs du colloque. Si tous ne sont pas publiés ici0 ils ont0 chacun à leur manière0 apporté à notre objet de recherche. De même je suis extrêmement reconnaissant à l’égard de Michaël Bura.oy et Tassadit Yacine qui ont accepté cette lourde tâche d’introduire le colloque0 en apportant un éclairage singulier sur Bourdieu et son œuvre. Enfin0 ce colloque et l’ouvrage qui en est issu n’auraient tout simplement pas vu le jour sans le concours humain du personnel du CESSP et du centre Pouchet – merci à Catherine Bailleux – ; du soutien éditorial de Chloé des Courtis ; de l’évaluation scientifique de Carine Ollivier pour les PUR ; de l’appui logistique des laboratoires CNRS qui ont soutenu ce projet – respectivement le Centre européen de socio- logie et science politique (CESSP-Paris 10 UMR 8209)0 le Laboratoire institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES-ENS Cachan0 UMR 8533) et le Laboratoire d’économie et sociologie du travail (LEST-Aix- Marseille0 UMR 6123) – ; enfin du soutien financier de la région Île-de-France à travers son programme DIM-GESTES. B ourdieu et le travail 10 Pour finir0 je tiens à remercier plus personnellement mes collègues de l’IDHES et du PRINTEMPS qui ont suivi – parfois subi – avec beaucoup d’inté- rêt et de sympathie mes pérégrinations dans les méandres de la pensée de Pierre Bourdieu. 11 Maxime Q uijoux PRéambule À défaut d’avoir levé complètement le scepticisme récurrent qui pèse sur elle0 tant sur ses méthodes de recherche que sur ses intentions épistémologiques0 la sociologie française paraît toutefois suffisamment ancienne pour mieux s’affirmer et pour consolider sa légitimité 1 . Depuis le début des années 20000 cette discipline semble en effet entrer dans un nouvel âge de son histoire & si sa genèse intellectuelle est aujourd’hui bien située0 on oublie souvent que son existence institutionnelle est plus récente et date de la fin des années 1950 2 . Son expansion scientifique0 en sous-disciplines ou écoles0 ou sa diffusion au-delà des enceintes universitaires – dans les lycées mais aussi dans les librairies par exemple – constituent alors les effets les plus évidents de son développement dans l’Hexagone0 ainsi que dans le monde. Le changement de millénaire coïncide donc ici avec le passage symbolique du demi-siècle de la sociologie française. Loin d’une consécration ou même d’un droit d’inventaire 3 0 cette étape n’a pas suscité d’événements à proprement parler sur la genèse et les formes d’institutionnalisation de la sociologie en France 4 1. Je tiens à remercier Didier Demazière0 Claude Didry0 Matthieu Hély et Frédéric Lebaron pour leurs lectures attentives de la première version du préambule et de la première partie. Leurs commentaires m’ont permis d’amender ces contributions0 bien que les propos n’enga- gent que l’auteur. 2. On aurait pu préciser que le CNRS crée un laboratoire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais compte tenu de ses moyens très limités0 il nous a semblé plus pertinent de suivre le propos de Chapoulie & C hapoulie J.-M.0 « Un regard rétrospectif sur un demi-siècle d’enquêtes empiriques dans la sociologie française »0 Éducation et sociétés 0 n o 300 2/20120 p. 33-48. 3. À l’exception peut-être de quelques analyses0 ici et là. Voir par exemple j uan S.0 « La socio- logie française d’aujourd’hui & au cinquantième anniversaire de la création de la licence de sociologie à l’université française »0 Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie 0 5/20100 mis en ligne le 13 avril 20100 consulté le 5 mai 20140 [http&//socio-logos.revues.org]. 4. À l’exception d’un colloque organisé en 2005 ( C hapoulie j.-M., K ourChid . o., r obert J.-L. et s ohn A.-M. [dir.]0 Sociologues et sociologies. La France des années 60 0 Paris0 L’Harmattan0 2005)0 d’un ouvrage dirigé par b ezes p. et al . ( b ezes p., C hauvière M., C hevallier j., M ontriCher N. de et o CQueteau F. [dir.]0 L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la V e République 0 Paris0 La Découverte0 2005) et d’un M axiMe Q uijoux 12 Si la sociologie du travail0 par l’intermédiaire de sa revue éponyme 5 et d’un ouvrage consacré à son émergence 6 0 a partiellement réalisé ce travail de mise en abyme0 l’examen – embryonnaire – du passé de la discipline paraît privilégier d’autres formes d’historicité0 constituant en soi une donnée même sur l’histoire de la sociologie. En effet0 plutôt que de s’intéresser à l’origine de ses formes institutionnelles0 en particulier à ses politiques publiques ainsi qu’à ceux qui les ont portées0 l’anamnèse de la sociologie française semble passer pour l’instant0 et encore de manière très indirecte0 par les commémorations de certains de ses auteurs les plus célèbres. Au moment où disparaissent les membres fondateurs de la sociologie contemporaine 7 0 les événements et ouvrages qui ont suivi le décès précoce de Pierre Bourdieu en 2002 tendent à conforter cette hypothèse & entre les témoignages issus des publications éditées peu de temps après sa mort 8 0 les initiatives organisées à l’occasion des dix ans de sa disparition 9 ou de certains de ses « classiques 10 »0 les sources possibles d’histoires et de « lectures » se multiplient0 bien que0 suivant Passeron0 elles restent souvent un matériau fragile0 car « sans garantie0 ni archives 11 ». Surtout0 bien que Pierre Bourdieu demeure le sociologue français le plus représenté au monde 12 0 il ne résume pas0 bien article récent de Chapoulie sur la question ( op. cit. )0 peu de chercheurs se sont employés pour l’instant à faire une histoire de la discipline. h oudeville G.0 Le métier de sociologue en France depuis 1945. Renaissance d’une discipline 0 Rennes0 PUR0 coll. « Le sens social »0 2007. 5. Voir p ouChet A. (coord.)0 Sociologie du travail, 40 ans après 0 Paris0 Elsevier0 2001. Voir aussi b orzeix A. et r ot G.0 Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue 0 Paris0 Presses de l’université Paris Ouest0 2010. 6. Voir t anguy L.0 La sociologie du travail en France, enquêtes sur le travail des sociologues 1950-1990 0 Paris0 La Découverte0 2011. 7. Au cours de la seule année 20130 la sociologie française a perdu des sociologues aussi illustres que Raymond Boudon0 Robert Castel0 Michel Crozier ou Alain Desrosières. 8. e nCrevé P. et l agrave R.-M.0 Travailler avec Bourdieu 0 Paris0 Flammarion0 2004 ; b ouveresse J. et r oChe D.0 La liberté par la connaissance, Pierre Bourdieu (1930-2002) 0 Paris0 Odile Jacob0 2004 ; h eilbron j., l enoir R. et s apiro G.0 Pour une histoire des sciences sociales, hommage à Pierre Bourdieu 0 Paris0 Fayard0 2004 ; p into L.0 s apiro G. et C haMpagne P.0 Pierre Bourdieu, sociologue 0 Paris0 Fayard0 2004 ; h einiCh N.0 Pourquoi Bourdieu 0 Paris0 Gallimard0 2007. Enfin0 mentionnons l’ouvrage de M artin -C riado E.0 Les deux Algéries de Pierre Bourdieu 0 Bellecombe-en-Bauges0 éditions du Croquant0 20080 qui constitue peut-être l’une des rares tentatives de recherches historiques sur la genèse de la pensée de Pierre Bourdieu. 9. « Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu »0 colloque organisé le 6 septembre 2012 par le CLERSE à l’université Lille 1. 10. Voir C oulangeon P. et d uval J.0 Trente après La distinction de Pierre Bourdieu 0 Paris0 La Découverte0 2013. Voir aussi le séminaire inter-laboratoires « 50 ans après les héritiers » organisé en 2014 à l’initiative du CENS (université de Nantes)0 du CESSP (CNRS/université de Paris 1-Panthéon Sorbonne)0 du CRESSPA (CNRS-université de Paris 8)0 du CURAPP (CNRS-université de Picardie Jules Verne)0 du Circeft Escol (université de Paris 8) et du GRESCO (universités de Poitiers et de Limoges). 11. In e nCrevé P. et l agrave R.-M.0 op. cit. 0 p. 18. 12. Voir s apiro G.0 « Du théoricien du social à l’intellectuel global & la réception internationale de l’œuvre de Pierre Bourdieu et ses effets de retour »0 in M auger G. et l ebaron F.0 Lectures de Bourdieu, Paris0 Ellipses0 20130 p. 373-389. P réaMBule 13 entendu0 à lui seul0 la sociologie produite en France. Au-delà de ses auteurs0 une véritable histoire de la sociologie hexagonale reste donc à écrire. S’il comporte peu de contributions historiques sur la sociologie française0 y compris sur Bourdieu0 cet ouvrage est issu d’un colloque 13 dont le projet participait initialement d’une volonté d’interroger0 non seulement l’œuvre du sociologue0 mais aussi sa position historique dans le « champ » français de la sociologie du travail. La notoriété de Bourdieu s’est fondée en grande partie sur la création d’un ensemble de concepts 14 transversaux qui lui ont permis d’échap- per à l’enfermement dans une discipline et d’embrasser une multitude d’objets de recherche. Répondant autant à une ambition intellectuelle de « faire école » qu’à un parti pris scientifique de dépasser les frontières qui diviseront progressi- vement le travail de la recherche sociologique0 Bourdieu s’est rapidement imposé dans des sciences sociales aussi diverses que la sociologie de l’éducation0 de la famille0 des classes sociales0 de l’art0 du genre0 de l’économie0 de l’état ou bien encore des médias. Et bien que ses théories0 tout comme ses prises de position politiques0 lui aient valu continûment contradicteurs et détracteurs 15 0 sa socio- logie a durablement influencé la construction contemporaine de la discipline0 opérant même0 pour certains0 une « révolution symbolique 16 ». Pourtant0 il existe un domaine où cette ubiquité scientifique semble moins nette0 laissant entrevoir un aspect méconnu de sa sociologie. Si ses enquêtes algériennes viennent spontanément à l’esprit0 la contribution de Bourdieu aux analyses du travail contemporain0 tout comme l’usage de sa « boîte à outils »0 sont a priori loin d’être aussi évidents. éclipsées par le succès des 3éritiers et de la Distinction 0 ses recherches sur le salariat sont ensuite définitivement reléguées par Le sens pratique au sein duquel s’impose la dimension rurale de son expérience algérienne. Du moins0 c’est l’impression dominante qui se dégage de l’œuvre de Bourdieu & la plupart des publications dédiées à la vulgarisation 13. Les 13 et 14 décembre 20120 le Laboratoire institutions et dynamiques et historiques de l’économie (IDHE-ENS Cachan)0 le Centre européen de sociologie et science politique (CESSP-Paris 1) et le Laboratoire d’économie et sociologie du travail (LEST-CNRS-Aix- Marseille) organisaient à Paris le colloque « Bourdieu et le travail » au centre Pouchet du CNRS. Pour consulter le programme0 voir [http&//gestes.net/.p-content/uploads/2012/10/ programme-colloque-Bourdieu-et-le-travail-13-et-14-de % CC % 81cembre-2012.pdf]. 14. Dans La distinction 0 Bourdieu propose cette formule mathématique qui constitue0 selon nous0 une synthèse aussi efficace que ludique de ses concepts & « [(habitus)(capital) + champ = pratique] » ( b ourdieu P.0 La distinction 0 Paris0 Les éditions de Minuit0 19790 p. 112). 15. La sociologie de Bourdieu0 et parfois « sa manière » de faire de la sociologie0 ont suscité des oppositions au sein de la sociologie tout comme à l’extérieur de la discipline. Nombreuses et multiples0 il serait vain ici d’en faire l’inventaire. Le « témoignage » critique et person- nel de Passeron ( in e nCrevé P. et l agrave R.-M.0 op. cit .) constitue une contribution très éclairante de la complexité des rapports que Bourdieu entretenait avec différents acteurs du monde de la recherche et plus largement du monde social. 16. p into L.0 Pierre Bourdieu et la théorie du monde social 0 Paris0 éditions du Seuil0 coll. « Points »0 2002. M axiMe Q uijoux 14 de son œuvre obéissent à une vision souvent uniforme de sa bibliographie ; ses analyses du salariat sont généralement tronquées 17 0 quand ce n’est pas tout simplement l’ensemble de son travail sur l’Algérie qui est mis de côté 18 Ses premières enquêtes ont été depuis rééditées partiellement 19 0 elles semblent néanmoins encore passer souvent inaperçues0 y compris parmi les sociologues du travail. Et0 bien qu’on puisse se réjouir d’une telle initiative éditoriale0 la contribution de Bourdieu au travail ne peut raisonnablement pas se réduire à ses « esquisses algériennes ». Nous reviendrons sur ce point. Si le « travail » a subi la « domination » d’autres objets au sein de son œuvre0 Bourdieu semble à son tour avoir été dominé par d’autres auteurs au sein de la sociologie du travail. Bien que cette affirmation mériterait sans doute une démonstration plus approfondie0 l’examen des ouvrages parus récemment sur l’histoire de la sociologie du travail ou faisant un état général de la question atteste d’une relégation évidente du sociologue dans ce domaine des sciences sociales 20 . Ainsi0 à l’exception de Lallement qui attribue au travail le principe de « di-vision »0 c’est-à-dire de « catégorie pertinente d’ordonnancement et de hiérarchisation 21 »0 les sociologues du travail mobilisent peu ses concepts ou ses enquêtes & les traités récents n’y font qu’allusion0 souvent en notes de bas de page0 pour illustrer l’influence d’un domaine extérieur au travail0 comme l’école. Le dictionnaire du travail 22 constitue ici un exemple emblématique de la position actuelle du chercheur dans ce domaine de recherche & parmi les 140 articles – 860 pages – rédigés par les plus grands spécialistes français0 Bourdieu n’appa- raît qu’à trois reprises 23 . Mais cette absence n’est pas nouvelle0 et en ce sens l’histoire de la sociologie du travail se fait encore plus explicite. Si0 comme l’affirme Tanguy « Bourdieu [n’a...] pas d’influence sur les sociologues du travail des années 1960-1970 24 »0 il ne semble pas en exercer davantage par la suite0 comme en témoigne la troisième partie de son ouvrage sur la période 1980-19900 17. Voir par exemple la contribution de M artin -C riado E.0 « L’Algérie comme terrain d’appren- tissage du jeune sociologue »0 in M auger g. et l ebaron F. 0 op. cit. 18. Sont principalement concernés ici des ouvrages de vulgarisation de l’œuvre de Bourdieu. On peut citer0 sans forcément épuiser la liste0 à titre d’exemples0 les ouvrages de j ourdain A. et n aulin S.0 La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques 0 Paris0 Armand Colin0 coll. « 128 »0 2011 ; M ounier P.0 Pierre Bourdieu, une introduction 0 Paris0 Poc–et0 2001. 19. b ourdieu P. ( y aCine T. [coord.])0 Esquisses algériennes 0 Paris0 éditions du Seuil0 2008. 20. Nous reviendrons plus en détail en conclusion de la première partie sur la contribution de ses collaborateurs et de sa revue. 21. l alleMent M.0 Le travail, une sociologie contemporaine 0 Paris0 Gallimard0 coll. « Folio »0 20070 p. 28. 22. b evort a., j obert a., l alleMent M . et M ias A.0 Le dictionnaire du travail 0 Paris0 PUF0 2012. 23. Il est mobilisé dans les entrées « Catégories socioprofessionnelles » (p. 89-95)0 « Travail artistique » (p. 798-803) et « Domination » (p. 196-202). Dans cette dernière contribu- tion0 bien que Bourdieu soit cité en introduction0 ses travaux sur la question ne sont pas évoqués au cours de l’article0 ibid. 24. t anguy l. 0 op. cit .0 p. 117. Constat néanmoins tempéré par le témoignage de Reynaud0 avec qui Bourdieu a collaboré au début des années 1960. Voir b orzeix a. et R ot g. 0 op. cit. P réaMBule 15 ou encore le numéro anniversaire publié pour les 40 ans de la revue Sociologie du travail 25 au début des années 2000. Les sciences sociales hexagonales se trouvent alors face à un étonnant paradoxe & comment le sociologue (français) le plus cité au monde peut-il être si marginal dans le domaine de recherche le plus important 26 de la sociologie de son pays ? Pour le dixième anniversaire de sa disparition0 c’est cette « double absence » apparente – le travail dans la sociologie de Bourdieu0 et Bourdieu dans la sociolo- gie du travail – que nous avons voulu éprouver au cours du colloque & Bourdieu n’a-t-il vraiment jamais analysé le « travail »0 en particulier après l’Algérie ? Comment aborde-t-il cet objet et dans quelle mesure ses concepts peuvent-ils contribuer à ce champ de recherche ? Enfin0 pourquoi la sociologie du travail en France l’a-t-elle si longtemps « boudé » ? En somme0 cet événement entendait contribuer à une double histoire intellectuelle0 celle d’un penseur et celle d’une discipline ; mais il nous a semblé judicieux aussi d’interroger0 par des terrains contemporains0 l’actualité de cet auteur sur cet objet0 quand on sait à quel point sa pensée a pu faire l’objet de controverses. Avec près de quatre-vingts proposi- tions de communications et une cinquantaine d’intervenants0 cet événement a montré toute la pertinence et l’engouement que ces questions pouvaient susciter dans le débat scientifique aujourd’hui. Le présent ouvrage est le résultat préliminaire et parcellaire de ces réflexions et ce pour deux raisons & les contraintes éditoriales qui laissent dans l’ombre une multitude d’entrées possibles sur ces questions et les approches encore lacunaires des problématiques soulevées par ce projet ; à cet égard la partie historique demeure largement sous-étudiée 27 . Autrement dit0 loin d’épuiser la 25. Parmi les 27 contributions0 Bourdieu n’est cité qu’une seule fois (voir p ouChet 0 op. cit .). 26. À partir d’une analyse statistique des thèses réalisées ces cinquante dernières années0 un article récent ( j uan s. 0 op. cit. ) met bien en évidence la suprématie permanente de la sociologie du travail dans la sociologie hexagonale. 27. À la manière de Bourdieu0 insistant sur l’indispensable historicisation des conditions de production d’une œuvre et de son auteur (Bourdieu P.0 Méditations pascaliennes 0 Paris0 éditions du Seuil0 coll. « Liber »0 1997)0 il faudrait appliquer ses principes méthodo- logiques et épistémologiques pour véritablement comprendre le rapport que Bourdieu entretenait lui-même avec l’objet « travail » & quel rapport avait-il avec la discipline ? Avec ses représentants ? Avec ses institutions0 ses revues0 ses débats ? Quelle place avaient ses collaborateurs de la discipline dans ce « champ » ? Quelles « relations » avaient-ils avec ses principaux acteurs ? Différentes sources récentes témoignent des oppositions entre Bourdieu et certains fondateurs de la sociologie du travail & si Delsaut évoque des opposi- tions avec Tréanton à son arrivée à Lille ou lors de la sortie des 3éritiers ( in C hapoulie et al. 0 op. cit. )0 l’hostilité la plus manifeste est celle qui l’oppose à Touraine & on connaît leur différend théorique (voir r eynaud J.-D. et b ourdieu P.0 « Une sociologie de l’action est-elle possible ? »0 Revue française de sociologie 0 vol. 70 n o 40 19660 p. 508-517 ; t ouraine A.0 « La raison d’être d’une sociologie de l’action »0 Revue française de sociologie 0 vol. 70 n o 40 19660 p. 518-527)0 mais des chercheurs de sa génération ont pu livrer dernièrement des détails de l’intensité de leur concurrence ( C hapoulie et al. 0 op. cit. ; b orzeix a. et r ot g. 0 op. cit. ). L’helléniste Vidal-Naquet se rappelle ainsi que « dans la maison que dirigeait Fernand Braudel0 la sociologie avait deux pôles & Pierre Bourdieu et Alain Touraine. Il était M axiMe Q uijoux 16 question0 ce livre se pose davantage comme une invitation à revenir sur l’apport d’un sociologue majeur dans un domaine où il semble a priori marginal ; et si notre ambition initiale était d’interroger et de confronter les théories de Bourdieu au monde du travail0 nous souhaitons avant tout ouvrir un nouveau chantier historique et épistémologique afin de voir la place qu’occupe cet auteur dans l’analyse du travail contemporain. Associer Bourdieu et le travail comme nous le proposons ici impose un double exercice scientifique & réaliser une exégèse et mesurer ses capacités heuristiques dans un domaine particulier des sciences sociales. Or0 entre une œuvre foisonnante et redondante d’un côté0 et un champ très dispersé et clivé de l’autre0 l’exercice s’est avéré périlleux. La structure qui compose l’ouvrage tente néanmoins d’y répondre. Après avoir éclairé l’analyse du travail faite par Bourdieu tout au long de sa carrière (première partie)0 en interrogeant en particulier son époque algérienne (deuxième partie)0 nous avons retenu les communications qui nous paraissaient le mieux articuler les points majeurs du sociologue aux grandes questions de la sociologie du travail depuis sa fonda- tion & ainsi0 pendant que la troisième partie s’intéresse aux objets qu’il a le plus étudiés0 à savoir l’école et le monde artistique0 tant dans son œuvre que dans son usage actuel0 les deux derniers ensembles rassemblent des articles qui mettent en lumière l’importance de certaines de ses notions à de grandes questions du travail. À partir d’enquêtes contemporaines0 la quatrième partie montre ainsi les apports et les spécificités de l’habitus aux formes de socialisation au travail et à ses stratifications. Quant à la dernière partie0 elle réunit des articles qui renvoient à un objet capital tant pour Bourdieu que pour le travail & la domina- tion. Toujours à partir d’enquêtes empiriques0 les contributeurs proposent non seulement d’explorer les formes de « la double vérité » du monde professionnel0 mais ils s’efforcent aussi de questionner cette notion en l’associant plus large- ment à la conflictualité. B iBliographie B evort a., j obert a., l alleMent M. et M ias A.0 Le dictionnaire du travail 0 Paris0 PUF0 2012. b ezes p., C hauvière M., C hevallier j., M ontriCher N. de et o CQueteau F. (dir.)0 L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la V e République 0 Paris0 La Découverte0 2005. b orzeix A. et r ot G.0 Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue 0 Paris0 Presses de l’université Paris Ouest0 2010. b ourdieu P.0 La distinction 0 Paris0 Les éditions de Minuit0 1979. difficile d’imaginer deux hommes plus contrastés. [...] la rivalité avec Alain Touraine se poursuivit jusqu’au collège de France » ( in e nCrevé P. et l agrave R.-M.0 op. cit. 0 p. 92-93). À cet égard0 il reste à faire un véritable travail d’enquêtes auprès de sociologues du travail0 ce que certains ont déjà commencé à faire (voir C orouge C. et p ialoux M.0 « Engagement et désengagement militant aux usines Peugeot de Sochaux dans les années 1980 et 1990 »0 Actes de la recherche en sciences sociales 0 n o 196-1970 1/20130 p. 20-33). P réambule 17 B ourdieu P., Méditations pascaliennes , Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1997. B ourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse , Paris, Raisons d’agir, 2004. B ourdieu P. ( Y acine T. [coord.]), Esquisses algériennes , Paris, Éditions du Seuil, 2008. 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