Dossier pédagogique Conversations entre acteurs du Théâtre d’art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923 n o 1 Après la représentation : pistes de travail Une spectacle de Richard Nelson 2 Une pièce de Richard Nelson Mise en scène, Richard Nelson Traduction, Ariane Mnouchkine Avec les comédiens du Théâtre du Soleil : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan Assistanat à la mise en scène et interprétariat, Ariane Bégoin, Alexandre Zloto Production Théâtre du Soleil (Paris) Le Festival d’Automne à Paris est coproducteur de ce spectacle REMERCIEMENTS Nos remerciements chaleureux à Richard Nelson, qui nous a ouvert les portes de sa salle de répétition, à Ariane Mnouchkine, Sylvie Papandré - ou, Svetlana Dukovska, Ariane Bégoin et toute l’équipe du Théâtre du So- leil pour leur accueil et leur aide dans la préparation de ce dossier Coordination : Hélène Chevrier , Cyrano Education Philippe Guyard , directeur de l'ANRAT, Jean-Claude Lallias, membre du conseil d'administration de l'ANRAT Marie-Lucile Milhaud , membre du bureau de l'ANRAT Comité de pilotage : Les membres du conseil d'administration de l'ANRAT Autrices du dossier : Marie-Laure Basuyaux et Caroline Bouvier - ANRAT Secrétaire d'édition : Lou Dujeancourt - ANRAT Conception graphique et mise en page : Damien Moreau - collaborateur de l'ANRAT La collection Pièce (dé)montée a été créée et dirigée par Jean-Claude Lallias pour le réseau Canopé de 2003 à 2022 (ex CNDP, centre national de documentation pédagogique) Les 375 numéros produits sont archivés et consultables sur ce site : http://crdp.ac-paris.f r/piece-demontee/ o m a r p. 2 I/ Un frêle esquif entre deux mondes p. 11 II/ U ne troupe au quotidien : un jeu choral p. 20 III/ Être artiste par temps troublés p. 29 IV/ Traduire pour le théâtre I/ Après la représentation : pistes de travail. I dispositif scénographique Aller v oir Notre vie dans l’art au Théâtre du Soleil, surtout lorsqu’on ne connait pas la Cartoucherie, c’est faire un voyage, c’est-à-dire une expérience d'abord liée à un espace singulier. Revenir avec les élèves sur les étapes de leur arrivée au théâtre, leur découverte des espaces d’accueil, et interroger le regard qu’ils portent sur le dispositif scénographique. 5 Décrire collectivement les étapes du trajet jusqu’à la salle. Chaque élève énonce un « je me souviens » sur son arrivée à la Cartoucherie, ou sur l’espace d’accueil, le restaurant, les loges... Comment ces différentes étapes nous préparent-elles à recevoir le spectacle ? La localisation géographique de la Cartoucherie dans le Bois de Vincennes, le Théâtre du Soleil et ses lumières, son espace vaste, le restaurant, les plats russes, les loges des comédiens, la collecte pour l’Ukraine : autant de souve - nirs visuels, auditifs ou gustatifs. Le spectacle apparaît ainsi dans la continuité d’un cheminement qui rompt avec le quotidien et installe les spectateurs dans une écoute active. © C. Bouvier 6 Par groupes de deux, dessiner précisément le dispo- sitif scénographique de Notre Vie dans l’art sur une feuille. Chaque duo complète ce croquis en inscrivant en majuscule sur sa feuille trois mots résumant l’im- pression que produit ce dispositif sur le spectateur assis dans les gradins et trois mots mettant en lien ce dispositif et l’action de la pièce. Les croquis sont présentés à la classe et servent de support à l’analyse collective du dispositif et de ses enjeux. Pour lancer la réflexion, lire le propos de Patrice Pavis ci-dessous : Rapport scène-salle. La disposition relative du public et de l’aire du jeu influe sur la transmission et la réception du spectacle. On ne parle pas indifféremment des mêmes choses sur une scène à l’italienne, un théâtre en rond ou une scène élisabéthaine. Chaque scène possède son propre mode de relation au public : illusionnisme, par- ticipation, interruption du jeu, consommation, etc. (...) La mise en scène contemporaine apporte le plus grand soin à l’établissement d’un rapport approprié, au be- soin en construisant une scénographie spécifique à l’in- térieur de l’enveloppe extérieure du théâtre existant. Patrice PAVIS, Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, 1996 2 https://festi- val-avignon.com/ fr/edition-2007/ programma- tion/les-ephe- meres-25272 7 La troupe du Soleil retrouve pour Notre Vie dans l’art l’espace et le dispositif bi-frontal qui a été ima- giné en 2006 pour le spectacle Les Éphémères , créé par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil. Le spectacle se joue ainsi dans un lieu plus restreint que la grande salle avec deux gradins de bois disposés de part et d’autre du pla- teau, ce qui aménage un espace central tout en longueur. Deux bancs installés perpendiculaire- ment sur les petits côtés peuvent également accueillir du public et transformer ainsi la scène en un espace presque quadri-f rontal. Une telle disposition suggère de multiples pistes de réflexion : Les deux gradins face à face évoquent les deux camps opposés dans la pièce, les États-Unis contre la Russie dans le contexte des années 20, et renvoient à une symbolique du clivage et de l’affrontement. Les gradins s’appellent d’ailleurs « Est » et « Ouest », comme pour mettre à distance les deux blocs politiques et idéologiques de l’URSS et des EU. La troupe du Théâtre d’Art, en tournée à Chicago, se retrouve au centre et subit la pression des deux entités distinctes. Le dispositif crée aussi une forme de proximité entre le public et les comédiens : le premier rang est presque en contact avec eux et les deux bancs installés de part et d’autre de la scène invitent les spec - tateurs à faire partie de la troupe. Un tel dispositif crée ainsi une sen- sation d’intimité que la pièce elle- même va déployer : car il s’agit bien ici de dévoiler le quotidien de Stanislavski et de ses compagnons, dans sa trivialité comme dans ses grandes interrogations. Le public est le « décor » : nous voyons les autres spectateurs. Ainsi, l’action se déroule sur fond de public, « l’histoire » se retrouve sous le regard du « présent ». Le dispositif en sur- plomb avec ses bancs en bois suscite de nombreuses images. On songe à une assemblée, à un tribunal, voire à un théâtre anatomique où seraient comme « disséquées » quelques heures du théâtre d’art de Moscou. © C. Bouvier 8 Pour aller plus loin : Proposer aux élèves une recherche sur Les Éphémères. Dans quelle mesure Notre vie dans l’art s’inscrit-il dans la continuité de ce spectacle ? Confronter ces ré- flexions avec la discussion entre Béatrice Picon-Vallin, Ariane Mnouchkhine et le scénographe Guy Claude François, « Rêver à un espace qui permettrait toutes les apparitions ». Ariane Mnouchkine : Il est vrai que lorsqu'on se promène dans le théâtre, on trouve des traces des espaces précédents : il y a là quelques briques, un mur, un morceau du cimetière de La Ville parjure , ou une inscription qui date de Tartuffe , etc. Lorsque nous avons détruit une partie de la scène pour Le Dernier Caravansé- rail , nous avons découvert six strates différentes superposées. G.-C. F. : Nous avons fait à plus petite échelle ce que fait une ci- vilisation sur des millénaires. Je m'intéresse beaucoup à l'ar- chéologie, et c'est pour moi exactement la même chose, à la différence près que ce que nous retrouvons, nous l'avons nous- même vécu. C'est ce qui est formidable dans le monde du spec - tacle : nous pouvons vivre des histoires universelles en raccourci. B. P.-V. : Le Théâtre du Soleil construit ses spectacles sur sa propre histoire. Celle-ci est inscrite dans le lieu et ne disparaît pas complète - ment, alors que dans les théâtres à l'italienne, il n'y a que les fan- tômes qui demeurent. Est-ce que cela entraîne une certaine énergie, une certaine force qui se transmettrait d'un spectacle à un autre ? G.-C. F. : Oui, parce que c'est un théâtre que nous avons inventé. Quand on parle du théâtre " à l'italienne ", il s'agit du théâtre des autres ». https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/a-lire/rever-a-un-espace- qui-permettrait-toutes-les-apparitions-guy-claude-francois-4283 ©Everest Canto https://www.theatre- du-soleil.fr/fr/la-ga- lerie-multimedia/ en-images/scenogra- phies/181 9 La scénographie s’organise autour de la salle à man- ger et plus précisément autour de la table. Quelle image de la troupe ce choix crée-t-il ? Dans son article « Lire l’espace », dans le numéro de Théâtre d’aujourd’hui consacré à la scénographie, Yan- nic Mancel évoque tout d’abord « le plateau nu » avant d’en venir aux premiers éléments du mobilier qui viennent occuper l’espace : la chaise tout d’abord puis la table, dont il sou- ligne alors l’extraordinaire polysémie : « Et maintenant, à table ! La table est dans l'imaginaire scénique le com- plément obligé de la chaise [...] Mais à la différence de la chaise, son oc - cupation peut être solitaire ou plu- rielle, singulière ou chorale. On y mange seul ou à plusieurs, on y tra- vaille, on y étudie, on y écrit, on s'y réunit aussi pour échanger et déli- bérer, pour y décider ensemble ». 1 La didascalie de la scène 1 pré - cise : « la salle à manger de la pen- sion. Table, chaises. D’un côté, on sort vers la cuisine et le salon, de l’autre on sort vers le hall, qui mène vers l’extérieur, vers l’escalier et vers les chambres à l’étage ». Lieu central de la pièce, la salle à manger est l’espace qui réunit tous les personnages : c’est le lieu du re - pas d’anniversaire et toutes les ac - tions concrètes qui sont liées à ce repas sont minutieusement mon- trées : mettre la table, apporter les plats, les différentes boissons, servir chacun, manger, débarrasser. Cha- cun met la main à la pâte, même si les femmes (Masha, Lydia, Varva- ra, Nina) assurent de manière plus marquée le service avec la cuisine. La table apparaît ici comme symbole de partage, de com- munauté, de joie collective. © Michèle Laurent A gauche, au bout : Stanislavski (Mau- rice Durozier). A droite, à l’autre bout de la table : Moskvine (Georges Bigot). De dos, de gauche à droite : Olga (Hé- lène Cinque), Lydia (Clémence Fougea), Nina (Nirupama Nityanandan), Lev Bulgakov (Agustin Letelier). De face, de gauche à droite : Masha (Ju- dit Jancsò), Richard Boleslavsky (Arman Saribekyan), Varvara (Shaghayegh Behesh - ti), Vassili Kacha- lov (Duccio Bellu - gi-Vannuccini) 1 Théâtre d’aujourd’hui, n°13, La Scénographie, Sceren 2012, p. 109. 10 Faire une recherche sur les « pelmenis » : de quel type de plat s’agit-il ? A quelle occasion se consomme-t-il ? Comment réagissent les personnages devant les « pelmenis » cuisinés par Masha ? Les pelménis sont des sortes de raviolis (viande hachée de bœuf et de porc avec des oignons et de l’ail) que l’on prépare pour les repas de fête lorsqu’on reçoit des invités. Il s’agit d’un plat tradition- nel, très largement répandu en Russie depuis le XV ème siècle. Quand Masha les apporte sur la table, Moskvine s’ex- clame : « Ma mère les faisait comme ça, aussi, Masha... ( En plaisantant .) Je vais pleurer » ( Notre vie dans l’art, scène 3 A, p. 39 ). Il s’agit d’un plat qui renvoie cha- cun à la Russie, au passé familial heu- reux, à l’enfance. C’est aussi un plat qui exige une longue préparation, qu’a prise en charge toute la journée Masha, cette jeune actrice dont Stanislavski s’est assurée la présence dans cette pension, parce que sa mère tenait un restau- rant à Petrograd (Ivan Moskvine : « La mère de Masha tient un restaurant à Pétrograd. Notre Masha a fait la cuisine toute sa vie. Constantin Stanislavski s'est assuré que nous l'ayons dans notre pen- sion. Que les autres se débrouillent... », Notre vie dans l’art , scène 2). Mais la salle à manger est aussi le lieu des discussions et des échanges. Le lieu où se prennent des déci- sions. Deux réunions importantes s’y tiennent, réservées aux sociétaires, i.e. aux membres du Théâtre d’Art asso- ciés originellement à son financement, Stanislavski, Olga, Moskvine, Kachalov (Vassia), Nina. La première a pour but de régler le différend entre Lev Bulga- kov et Piotr Bakshiv, la seconde permet à Richard Boleslavsky de révéler les problèmes financiers de la troupe. Métaphoriquement, cette image de la table prise entre les deux gradins massifs peut évoquer une tempo- ralité suspendue, un radeau entre deux continents hostiles, un es- pace modeste voué à l’art et secoué par les tensions géopolitiques qui agitent le monde des années 1920. © Michèle Laurent De dos, de gauche à droite, premier plan: Moskvine (Georges Bigot), Lev Bulgakov (Agustin Letelier), Richard Boleslavsky (Arman Saribekyan), Stanislavski (Mau- rice Durozier). De face, de gauche à droite au second plan: Nina (Nirupama Nityanandan), Varva- ra (Shaghayegh Be- heshti), Lydia (Clé- mence Fougea), Masha (Judit Jancsò), Olga (Hélène Cinque). 11 4 Une constante dramaturgique : la table chez Richard Nel- son. Confronter les photos ici proposées avec celles du spectacle Notre vie dans l’art. Quelles différences et quelles analogies ? Que révèlent-elles de la dramaturgie de Richard Nelson ? De 2010 à 2021, Richard Nelson a composé The Rhinebeck panorama , du nom d’une petite ville de l’É tat de New York qui sert de cadre à plusieurs familles dont il retrace l’évolution tout au long de ces années. Ce panorama comporte douze pièces : The Apple fa - mily , une tétralogie, The Gabriel’s , une trilogie, A pandemic trilogy , une autre trilogie qui interroge les années dites « Covid », et enfin The Gabriel’s, a fa - mily at home and abroad , deux pièces. 1 ) The Apple : première pièce : That hopey changey thing Mise en scène : Richard Nelson Voir aussi la vidéo de présentation du spectacle sur le site de la Schaubühne 2) The Gabriel’s : Election year in the life of one family (Première pièce : Hungry) Mise en scène : Richard Nelson Voir aussi la vidéo de présentation du spectacle sur le site de la Schaubühne 3) The Michael’s : a family at home and abroad (Deuxième pièce: What happened ? ) ©Joan Marcus https://www.schau- buehne.de/en/ produktionen/the- apple-family-plays-1- that-hopey-changey- thing-2.html ©Joan Marcus https://www. schaubuehne.de/ en/produktionen/ the-gabriels-elec- tion-year-in-the- life-of-one-family- teil-1-hungry.html ©Courtesy Jason Ardizzone-West https://www.timeout. com/newyork/thea- ter/what-happe- ned-the-michaels- abroad 12 Si Tchekhov réunit souvent les person- nages de ses pièces autour d’un mo - ment de repas ou de partage de nour - ritures et de boissons (voir par exemple le début des Trois sœurs ), la prépara- tion des plats, la réunion d’une famille autour de la table, la consomma- tion de ces nourritures apparaissent comme des éléments fondamentaux dans les œuvres de Richard Nelson. Ces moments, qui s’inscrivent entre la banalité et l’extraordinaire (moments de fête, situations extérieures com- plexes, changements politiques, pan- démie de la covid) suggèrent le par - tage, la volonté d’être ensemble, mais témoignent aussi des fractures fami- liales ou des souffrances intimes. A cet égard, les photos du Rhine - beck panorama sont peu différentes des photos de Notre vie dans l’art : les chaises, la table en bois, les tapis se retrouvent d’une image à l’autre, les nourritures et les boissons éga- lement. Seuls quelques ustensiles plus modernes connotent l’époque contemporaine. On reste également frappé du peu de différences dans les costumes car rien dans les vê - tements portés par les comédiens de Notre vie dans l’Art ne renvoient particulièrement aux années 20. Ainsi la pièce consacrée aux acteurs du Théâtre de Moscou poursuit la recherche de Richard Nelson : un théâtre au plus près du quotidien, explorant l’ordinaire de vies qui se débattent dans le monde, parta- gées entre leur passé, leurs aspira- tions et la réalité politique, sociale et économique du moment. Ces photos et vidéos témoignent aussi des partis pris de mise en scène chez Richard Nelson, en particulier le choix de dispositifs qui mettent le spectateur au plus près des acteurs (bi ou quadri-frontal le plus souvent). II/ I I a APRÈS LA REPRÉSENTATION : PISTES DE TRAVAIL. Nourrie d’une dense intertextualité tchékovienne, la pièce de Richard Nelson met en scène, comme les pièces du dramaturge russe, un personnel dramatique nombreux et propose un riche travail de choralité. 14 Projeter l’affiche du spectacle et la décrire. Quels aspects met-elle en avant ? Distribuer la liste des personnages et as- socier chaque visage de comédien au nom de son personnage. Ce travail est-il aisé ? Pourquoi ? L’affiche est placée sous le signe du collectif, tous les comédiens y appa- raissent, rassemblés. C’est l’image d’une troupe, mais présentée comme une famille attablée. 1 15 Le graphisme renvoie à la modernité des années 1920 avec de hauts buil- dings américains (Chicago ?). Le logo emblématique du Théâtre d’Art de Moscou (inspiré de La Mouette , premier grand succès de la troupe) et repris pour le programme de salle de La Mouette pendant la tournée américaine, est pla- cé juste en dessous du nom du Théâtre du Soleil, soulignant ainsi la parenté entre les deux troupes. On éprouve quelques difficultés à re- trouver le nom des personnages en rai- son de leur nombre, de la complexité des noms russes qui sont souvent composés de trois parties et qui alternent avec des diminutifs, mais aussi en raison de la ré- partition équitable du dialogue qui ac- corde une importance presque égale à tous les personnages. Ivan Moskvine (de dos, à gauche) Richard Boleslavsky (à gauche) Masha (à gauche, debout) Piotr Bakshiv (à gauche, en chemise blanche) Vassili Kachalov (Vassia) (tout au fond, au centre) Lev Bulgakov (au centre) Nina Litovtseva (Ninotchka ) (au centre) Varvara Bulgakova (Varia) (au fond, le visage caché) Lydia (Lida, Lidotchka) (à droite, ca- chée) Olga Knipper-Tchékhova (Oletchka) (à droite) Constantin Sergeiévitch Stanislavski (Kostia) (à droite) Les comédiens du soleil qui incarnent les personnages de la pièce sont des « figures » du Théâtre du Soleil : Mau- rice Durozier (qui incarne Stanislavski) est le plus ancien d’entre eux ; comme Duccio Bellugi-Vannuccini (Vassili Kachalov), Nirupama Nityandan (Nina) ou Hélène Cinque (Olga), ce sont des pi- liers de la troupe. 16 Décrire la circulation de la parole dans la pièce. Comment est-elle distribuée ? Quelle impression produit cette répartition ? Les onze comédiens prennent la parole de manière très équilibrée, pour des ré - pliques souvent courtes. La pièce offre peu de scènes de dialogue à deux et peu de tirades qui mettraient en avant telle ou telle individualité. Comme le souligne le sous-titre : « Conversa- tions entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou », la parole circule de ma- nière fluide entre les personnages et donne à entendre une polyphonie, qui construit une impression de col- lectif et crée une forme de choralité. Certes certains personnages émergent (Constantin Stanislavski, Olga Knipper, Vassili Kachalov, Richard Boleslavski) mais on observe une forme de « dé - hiérarchisation de la constellation des personnages dramatiques » comme le dit Jean-Pierre Sarrazac au sujet du théâtre de Tchekhov dans Poétique du drame moderne : « plus vraiment de personnages principaux et de per - sonnages secondaires : chacun, à au moins un moment dans la pièce, peut être considéré comme le protago - niste », l’importance respective des personnages devient très relative. Choralité, communauté, discordance. Lire les deux ex- traits suivants qui définissent la notion de chorali - té et ses enjeux dramaturgiques pour en proposer une reformulation synthétique, puis recenser les éléments de l’action qui contribuent à construire la cohésion du groupe et ceux qui contribuent à son éclatement. Le chœur est absent des dramaturgies modernes et contemporaines. Sauf cas très particulier : lorsqu’une véritable communauté se forme autour d’une idéo- logie, d’un combat politique ou d’une religion (...). Dans les dramaturgies modernes et contemporaines, une telle cohésion d’ensemble est pratiquement impossible, faute d’une authentique communauté. Aujourd’hui, nous n’avons plus de la communauté qu’une nostalgie tortu- rante et du chœur qu’un lointain avatar : la choralité. Enten- dons un chœur dispersé, disséminé et, surtout, discordant. Une polyphonie rompue : « une multiplicité de voix et de consciences indépendantes et non confondues » (Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevksi , Ed. du Seuil, 1970, p. 10). Jean-Pierre SARRAZAC, Poétique du drame moderne, Paris, Seuil, « Poétique », 2012, p. 203. 2 3 17 La forme chorale, entendue ici comme un groupe d’énon- ciateurs parlant à l’unisson ou récitant un texte distribué en répliques, parfois accompagné de musique, n’a de cesse de réapparaître au cours de l’histoire du théâtre. (...) Le terme de « choralité » permet alors de désigner une tendance majeure des écritures dramatiques qui, de Tchekhov à Vinaver, traduisent l’effritement du lien unissant les voix du chœur antique (...). En effet, choisir de parler de « choralité » plutôt que de « polyphonie », c’est refuser de se cantonner dans une di- mension esthétique du spectacle – la choralité permettant un traitement musical de la matière sonore – et poser la question du politique : celle de la communauté. Si le terme de « chœur » renvoie à ce moment privilégié du théâtre où l’apogée de la démocratie coïncide exactement avec le plein épanouissement de la tragédie à Athènes au Ve siècle av. J.-C., celui de « choralité » traduit l’aveu du relâchement du lien social dans le monde contemporain et l’absence de référence globale. Mais il exprime aussi le désir de proposer, grâce au théâtre, l’expérience d’un partage et invite à pen- ser la possibilité d’un avenir commun et d’un monde ouvert. Michel CORVIN, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 2008, « Choralité » La cohésion du groupe se construit autour du projet artistique qu’ils défendent, de l’amour de l’art, de l’amitié, du passé commun, du repas, de l’anniversaire, de la fragilité de leur situation. Les discordances restent cependant présentes, qu’elles soient sentimen- tales (le flirt de Vassili Kachalov avec Lydia et la réaction de Nina), écono- miques (la colère de Vassili Kachalov qui a investi pour une datcha et qui voit cet argent perdu), ou politiques (la querelle entre Lev Bulgakov, qui choisit de rester aux États-Unis avec sa femme Varvara, et Bakshiv, partisan des bolcheviks). 18 A partir des extraits suivants, envisager plusieurs propositions de jeu qui tantôt mettent en évidence les oppositions entre les personnages, tantôt tendent à les lisser. Quel choix a opéré la mise en scène de Richard Nelson ? Comment ces deux énergies (cohésion/ discordance) se traduisent-elles sur scène ? Extrait 1 : Scène 1 Lev : Hier soir, ma femme et moi étions au bar, à côté du théâtre. Vassili : Nous connaissons tous ce bar. Lev : On vit notre vie. On rigole. Et Varia me dit : « Je vais retourner dans la chambre et prendre une douche ». Ça, ça a été un de ses plus grands plaisirs, pour vous aussi non ? Prendre une douche après la représentation, dans notre propre chambre. Nous pourrions facilement en prendre l'habitude, non ? R. Nelson, Notre vie dans l’art, trad. Ariane Mnouchkine, L’avant-scène théâtre, p.13 © Michèle Laurent De dos, assise : Varvara (Sha- ghayegh Beheshti) A la table, de gauche à droite : Moskvine (Georges Bigot), Richard Boleslavsky (Ar- man Saribekyan), Vassili Kachalov (Duccio Bellu- gi-Vannuccini). 19 Extrait 2 : Scène 3b Lev : Varvara et moi avons entendu dire que Germanova se débrouille bien maintenant à Prague. Elle a plein de travail. Moskvine : Bonne actrice. Varvara : Richard trouve du travail. Richard : Je travaille avec vous. Nina : Quand on sera partis. Tu trouveras du travail ici. Je veux dire, en plus de ta femme faisant des ménages chez des gens riches. R. Nelson, Notre vie dans l’art, trad. Ariane Mnouchkine, L’avant-scène théâtre, p.67 Extrait 3 : Scène 3b Constantin : il y a un bâtiment au bout de la rue. Olga : À Chicago ? Constantin : (il acquiesce) Je passe devant tous les jours. Un immeuble d'habitation. Le jaune. Quelqu'un d'autre a-t-il remarqué qu'il est similaire à celui qui est juste au coin de notre théâtre ? Varvara : Quel théâtre ? Nous en avons tant connu pendant cette tournée. Constantin : Notre théâtre à Moscou, Varia. Il n'y a qu'un seul « notre » théâtre... ( il continue .) Même dimension. L'entrée, le perron – au-dessus de ça, les corniches. Exacte - ment pareil. Je passe devant et je pense à chez nous. Je me demande si vous avez tous eu des expériences semblables... Soudain venu on ne sait d'où – le sou- venir de la maison. R. Nelson, Notre vie dans l’art, trad. Ariane Mnouchkine, L’avant-scène théâtre, p.70 20 Placements et déplacements, jeu des chaises, regards, contacts, au- tant d’éléments qui maintiennent cette tension entre cohésion et dis- cordance. Le choix de Richard Nelson tend cependant à privilégier la cho - ralité, d’autant que la chanson finale réinstaure complicité et cohésion. Lire l’extrait suivant de Ma Vie dans l’art, l’autobiogra- phie de Stanislavski, dans laquelle le metteur en scène expose les changements qu’il a introduits avec sa troupe du Théâtre d’Art de Moscou dans l’art de la mise en scène et du jeu d’acteur. Comment la mise en scène de Notre vie dans l’art fait-elle écho à certains des principes défen- dus par Stanislavski ? En quoi le type de jeu adopté par les comédiens accentue-t-il ce sentiment de choralité ? Le programme de la nouvelle entreprise était un pro - gramme révolutionnaire. Nous condamnions l’an- cienne manière de jouer, le faux théâtre, la fausse émotion, la fausse déclamation, le cabotinage, le mensonge de la mise en scène et des décors, les ve - dettes qui nuisent à l’harmonie d’ensemble (...). Quant à l’art de la mise en scène, il se rédui- sait jusqu’ici à fort peu de choses : un divan à droite ; à gauche, une table et des chaises. Une scène se pas- sait près du divan ; la suivante, près de la table, la troi- sième, devant le trou du souffleur, et puis on retournait au divan. Nous choisîmes les plantations les plus inat- tendues, recoins, angles, meubles tournés de dos aux spectateurs pour faire allusion au quatrième mur. (...). Il était admis que l’acteur devait toujours jouer de face. Nous le fîmes tourner le dos à la salle, et cela dans les scènes les plus pathétiques. (...) Constantin STANISLAVSKI, Ma Vie dans l’art, trad. Nina Gourfinkel et Léon Chancerel, 1934, Paris, éditions Albert, « Bibliothèque de l’amateur de théâtre », p. 129-131.