La Grand’Goule, septembre 2021 -6- Comprendre les origines et la finalité du véganisme Le moins que l’on puisse dire, c’est que les conditions de vie et de mort des animaux d’élevage sont peu enviables dans le monde actuel. Face à l’horreur qui fuite parfois des abattoirs ou des élevages industriels, le mouvement végan prend de l’ampleur, comme une réponse à la portée des individus. Mais ce mouvement propose des solutions qui sont, et resteront, impuissantes à réduire la souffrance animale. Il sera question dans cette GG du végétarisme et des principes moralisateurs dispensés par les groupes de pression qu’il a produits, ainsi que de son « petit », le véganisme ; et, dans la prochaine GG , on reviendra sur les conceptions très libérales de l’élevage, de la nature et de la mort défendues par les végans. « Vaincre la chair et faire triompher l’esprit » Jusqu’au milieu du XIX e siècle, le végétarisme est limité aux sectes philosophiques ou religieuses. Leurs pratiques ont en commun de prôner le renoncement et de prescrire des interdits alimentaires ; et, en se présentant comme des moyens de salut, elles s’apparentent aux rites ascétiques de certaines croyances religieuses. Mais le végétarisme est aussi, dès le XIX e en Angleterre, un courant politique de réforme sanitaire et social de la société, d’abord évangéliste chrétien, puis plutôt libéral réformateur. On y trouve de manière tenace une vulgate autour de la pureté et de la tempérance des passions... des ouvriers qui sert parfaitement le maintien de l’ordre établi. Le végétarisme en Angleterre : de la secte religieuse à l’utopie philanthropique De la fin du XVII e à la première moitié du XIX e , la diffusion du végétarisme en Angleterre, puis aux Etats-Unis – par le moyen du prêche religieux –, est motivée par le souci d’élever les âmes individuelles afin d’améliorer la société 1 Dans les diverses traditions religieuses, le corps est perçu comme étant le siège de passions qu’il s’agit de contrôler car leur expression menace la stabilité de la société. L’alimentation végétale est ainsi considérée comme le meilleur moyen pour « vaincre la chair et faire triompher l’esprit 2 ». Le végétarisme est d’abord restreint à des cercles aristocratiques, et il est même théorisé par l’un de ses apôtres, George Cheyne, comme étant destiné aux citadins riches dont l’activité est essentiellement sédentaire et intellectuelle. Au début 1 Les arguments de cette partie sont majoritai- rement issus de l’article : Ouédraogo Arouna P. (2000), « De la secte religieuse à l’utopie philan- thropique. Genèse sociale du végétarisme occi- dental ». 2 Selon Thomas Tryon (1634-1703), pour qui « le courage, l’effort, le travail et la continence sexuelle sont les seules vertus qui doivent guider quotidien- nement l’homme désireux de s’élever socialement et spirituellement ». des années 1700, ce médecin londonien donne dans ses ouvrages des arguments médicaux et scientifiques pour justifier le bien-fondé de ce régime, jusque-là plutôt basé sur des considérations éthiques : contre l’« invasion de la sensualité » dans la société, qui produit « des âmes viciées et des corps putréfiés », il est censé permettre aux individus de développer « un corps solide » et « en bonne forme ». C’est à la fin du XVIII e , après des décennies de guerres avec la France et la grande famine de 1795, que le végétarisme se diffuse chez les ouvriers londoniens – à la fois parce qu’il est pour eux un moyen de survivre et parce qu’il permet aux classes dirigeantes de contenir la révolte des classes laborieuses. Toutes les Eglises, tant officielles que dissidentes, mettent sur pied des organisations philanthropiques et élaborent une « pédagogie nutritionnelle à l’adresse des pauvres » qu’elles diffusent en leur servant la soupe. Les classes laborieuses deviennent ainsi de plus en plus dépendantes de ces secours et perméables au discours des classes dirigeantes. Le pasteur Cowherd assure que « la viande fait trébucher l’homme, elle ne nous conduit pas à Dieu » et recommande donc : « N’en mangez pas 3. » C’est à cette condition et à celle de ne pas consommer d’alcool que l’on peut adhérer à l’Eglise biblique chrétienne – une secte fondée par lui en 1809, et qui dispense soupes populaires, combustibles, vêtements en même temps qu’éducation (morale et religieuse) dans les banlieues ouvrières de Manchester. La Vegetarian Society, née en 1847, est quant à elle une émanation de l’Eglise chrétienne biblique. Ses dirigeants en sont tous issus, et les trois premiers proviennent de surcroît de l’aile libérale du patronat manufacturier. Cette Société végétarienne se veut un « instrument de promotion du végétarisme, considéré comme le meilleur moyen de freiner la détresse des ouvriers dans les cités industrielles anglaises des années 1845 », 3 Facts Authentic in Science and Religion : Designed to Illustrate a New Translation of the Bible, 1818. et elle lutte pour une réforme sociale dans ce sens. De l’avis de ses responsables, « le végétarisme est le moyen le plus efficace pour produire des travailleurs industriels sains, purs, vigoureux, endurants à la tâche et respectables, toutes qualités requises par la nouvelle discipline du travail usinier et industriel ». Ils s’évertuent à montrer que « seule l’alimentation végétale peut, en même temps qu’elle calme les instincts, guérir les malades et favoriser le progrès social et économique », ou encore que « défendre la cause du végétarisme c’est défendre doublement celle des ouvriers, puisque le végétarisme permet à ces derniers de se nourrir à bon marché » – il permet également de maintenir les salaires au niveau le plus bas possible. Le développement du végétarisme dans les classes laborieuses correspond donc à une convergence d’intérêts entre industriels et chrétiens bibliques ; l’intériorisation par les ouvriers des principes végétariens (tempérance, abstinence de viande, épargne, continence) a contribué concrètement à redéfinir les conditions du travail industriel, et par conséquent à transformer le statut de l’ouvrier moderne. Le végétarisme en Inde : un outil de ségrégation sociale Si, en Inde, le végétarisme semble avoir joué un rôle moins matériel qu’en Angleterre pour limiter les famines, il a en revanche eu le même rôle de prescription sociale d’une norme vertueuse (celle des classes dirigeantes, bien entendu) vers laquelle tendre 4 . Et c’est dans ce pays qu’il est actuellement le plus pratiqué. Pour expliquer sa prévalence, la fable racontée en Occident souligne fréquemment l’importance de l’ ahimsa (la non-violence) dans la société indienne... Ambedkar 5 , théoricien social et leader 4 Les données de cette partie sont principalement tirées de l’article de Mathieu Ferry « Le terrorisme de la vache », La Vie des idées , 17 novembre 2017. 5 Leader indépendantiste, moins connu que Gandhi mais socialement influent à la même époque. La Grand’Goule, septembre 2021 -7- dalit 6, nous propose une tout autre genèse du végétarisme en Inde : alors que ce sous- continent était dominé par les bouddhistes (qui mangeaient du bœuf), les brahmanes (hindous) ont utilisé l’interdiction de consommer de la vache, animal sacré, et plus largement le végétarisme comme moyens de lutter contre leur suprématie. Plus avant, Ambedkar associe la source de l’intouchabilité au fait d’être en contact avec les carcasses de bœuf, ou de manger du bœuf : le système des castes indien rejette comme hors castes des millions d’adivasis (indigènes), intouchables, dont la fonction traditionnelle est l’équarrissage et le ramassage des bovins morts. Aussi sacrées que soient les vaches en Inde, il leur arrive d’y mourir, et il faut bien que quelqu’un se charge du « sale boulot »... Sous cet éclairage, on comprend mieux la répartition du végétarisme dans la société indienne : étant le modèle alimentaire des hautes castes, c’est le référentiel culturel dominant et il se diffuse dans les castes inférieures comme une « norme à suivre » ; il est cependant peu présent chez les dalits, les adivasis et les « minorités » religieuses (tels les musulmans) pour qui le bœuf constitue une source de protéines abordable. Aujourd’hui, cette norme est entérinée par une loi qui interdit les abattoirs et, dans certaines villes et parfois des régions entières, la vente et la consommation du bœuf (mais la consommation du lait est autorisée...). La stabilité des revenus des paysans, l’avenir de l’industrie laitière et plus largement la sécurité alimentaire indienne s’en trouvent menacés. 6 Les dalits, ou « opprimés » en sanskrit, ont été désignés comme tels dans les années 50 sous l’im- pulsion d’Ambedkar. Le régime végétarien se répand actuellement dans la société indienne, et ce phénomène, nommé « sanskritisation », est une stratégie d’ascension sociale par l’adoption de pratiques culturelles, y compris alimentaires, propres aux castes les plus élevées dans la hiérarchie de la pureté rituelle. Après avoir servi dans la lutte de pouvoir entre les différents courants religieux, le végétarisme est ainsi devenu un moyen de distinction sociale, de ségrégation et d’exclusion des « minorités » religieuses. Pour la non- violence, on repassera. Une alimentation au fondement d’une politique de classe Les végétarismes indien et anglais sont bien différents, mais ils présentent des caractéristiques communes : D’une part, leur genèse est celle d’interdits religieux édictés par des autorités spirituelles pour imposer une norme de comportement valorisée, vertueuse, et un statut du corps conforme à leur représentation de la pureté – y déroger conduisant en Inde à la mort 7 Et, en proposant de tendre à la pureté spirituelle ou morale, par l’abstinence d’aliments d’origine animale (excluant les œufs, pour l’Inde), ils jouent un rôle de tri social : ascension par l’« exemplarité » chez les ouvriers anglais, « sanskritisation » pour progresser dans le système des castes en Inde. D’autre part, ils ont un objectif éminemment politique. En Inde, le régime végétarien est un instrument de 7 La loi sur les abattoirs a également mené aux persécutions et lynchages de l’année 2016, particu- lièrement dirigés contre les dalits. lutte contre le bouddhisme, mais aussi de nos jours un ciment nationaliste de la communauté hindoue. En Angleterre, après avoir été propagé par des religieux pour le triomphe de l’esprit, il a été présenté par ses prosélytes, quand l’alimentation est devenue un enjeu de la question sociale à l’ère industrielle, comme un instrument assurant le « salut » par la santé des corps et non par la lutte sociale. Ainsi, ni la façon de s’alimenter ni les politiques sanitaires ne sont neutres : elles ne procèdent pas d’un choix « libre » et éclairé des individus, mais découlent de conjonctures sanitaires et d’intérêts économiques. Quant aux militants végétariens, ils n’ont de cesse de démontrer que leur régime est à la fois rationnel, moral et économique. Ils font de l’agriculture le mode idéal de production et laissent la responsabilité de l’abattage des bêtes à d’autres – allant parfois jusqu’à rejeter l’élevage comme « prédateur » de ressources végétales et « exploiteur » de la vie animale, tout en valorisant la consommation de lait. Ils justifient ce choix par le fait que les jeunes mammifères sont naturellement nourris avec du lait. Ainsi que le souligne Jocelyne Porcher, « les végétariens consomment des produits d’origine animale, ils délèguent simplement à d’autres la consommation de la viande. Comme si la responsabilité de la mort des animaux était seulement dans la viande ! ». De ce point de vue, les végans sont plus cohérents que les végétariens puisqu’ils prohibent le lait sur le constat que pour en boire il faut tuer des veaux. Les végétarismes modernes peuvent porter une certaine critique du libre- échange, de la transformation des denrées La Grand’Goule, septembre 2021 -8- tous azimuts, mais sans remise en cause générale de l’industrialisme ni du mode de production capitaliste. Ils ne s’éloignent guère de leurs inspirateurs classiques quand ils proposent des réformes sanitaires pour répondre au problème social que constitue la faim dans le monde. De même que leurs prédécesseurs, ils loupent le coche. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’ait surgi sur les bases du végétarisme... le véganisme comme un niveau supplémentaire de l’ascèse individuelle – mais si le premier n’a pas pris position par rapport à l’industrialisme, le second opte nettement en sa faveur. Véganisme, antispécisme et abolition de l’élevage Le mot vegan a vu le jour en Angleterre en 1944 pour nommer la Vegan Society, par contraction des premières et dernières lettres du mot vegetarian , lorsqu’un groupe de personnes excluant les produits laitiers de leur alimentation a scissionné d’avec la Vegetarian Society. Selon L214, « être végan est un mode de vie basé sur le refus de toute forme d’exploitation animale 8 ». C’est à la fois un régime alimentaire, un mode de vie, et une philosophie qui postule que les humains ne devraient pas manger de produits animaux (viande évidemment, mais aussi lait, miel, propolis, présure), ni utiliser de produits animaux (cuir, laine, cire d’abeille, fumier sur les cultures) ou de produits testés sur les animaux (cosmétiques, bien sûr, médicaments ?). Il s’agit donc d’abandonner toute relation d’élevage (qu’il soit à visée domestique ou productive). Le véganisme repose sur l’antispécisme, idéologie selon laquelle l’espèce n’est pas un critère pertinent pour distinguer les « individus » animaux et définir la considération morale à leur apporter. Les antispécistes estiment que les relations entre les humains et les autres espèces se résument à des rapports de domination et d’exploitation. Le spécisme est donc un système de discrimination fondé sur l’espèce, tout comme le racisme est une discrimination fondée sur la race... et le sexisme une discrimination fondée sur le sexe. Les antispécistes mettent ainsi sur le 8 Suite de la citation : « Une personne vegan (...) fréquente les cirques sans animaux, observe les animaux dans la nature sans les chasser, se régale en mode 100 % végétal, choisit pour se vêtir des ma- tières non issues de l’exploitation des animaux (co- ton, matières synthétiques...) et utilise des produits cosmétiques et d’entretien non testés. » C’est donc une personne parfaitement capitalo-compatible. même plan les relations sociales humaines et les relations interespèces. Or, si des relations sociales spécifiques à l’espèce humaine telles que le sexisme ou le racisme font l’objet de luttes de la part de ceux et celles qui les subissent (et si elles ont été nommées et mises en évidence par ces luttes), le « spécisme » est défini par des humains qui se posent en défenseurs de la cause des animaux, sans concertation avec ces derniers, si j’ose dire. Ces théories sont dans la droite ligne de la « libération animale » initiée par Peter Singer, et elles recourent à un vocabulaire qui renvoie au champ des luttes sociales (cause animale, libération, abolitionnisme...). Mais, tout en décrétant qu’humains et autres animaux sont parfaitement semblables et que pour cette raison les uns ne devraient pas « dominer » les autres, elles affirment l’existence d’une spécificité humaine, le sens moral, qui justifierait que les humains se soucient des rapports qu’ils entretiennent avec les autres espèces. Semblables, mais suffisamment différents quand même pour admettre un « propre de l’homme » ? Très spéciste, tout cela. L’argumentation du mouvement végan repose sur la complicité et la culpabilité (de meurtre, si les animaux sont considérés comme des individus) en cas de consommation de produits animaux. La lutte est placée sur le champ de l’éthique individuelle, et ses apôtres militent pour des changements dans les comportements individuels : le mode d’action préconisé repose sur le boycott de la consommation, censé provoquer un changement social. Mais si, ce faisant, on peut soulager quelques bêtes, on ne peut avoir d’impact sur le sort de la grande majorité d’entre elles : des milliards de poulets continueront de naître, vivre et mourir en cage, sous antidépresseurs, que l’on boycotte leur achat ou non ; et les intérêts fondamentaux des animaux seront bafoués quelles que soient les décisions des consommateurs pris individuellement. Face à l’évidente inefficacité du boycott, celui-ci ne servirait-il donc pas plutôt à soulager sa conscience personnelle ? A éviter de se sentir complice ou coupable, en suivant des avant-gardes sur la voie de la pureté morale ? A un niveau plus politique, il est demandé aux autorités de légiférer sur le statut des animaux – par exemple en abandonnant toute relation d’élevage. En parallèle, des organisations influent voire financent des industriels afin que soit développée et fabriquée de la viande de synthèse (« in vitro »), pour permettre à ceux qui le souhaitent de manger de la viande... sans tuer. Tout cela pourrait, si la production de viande et ses impondérables (éleveurs et animaux) cessaient d’être rentables, trouver un écho étatique et s’apparenter à une grande réforme sanitaire et sociale – sur fond de profits faramineux pour quelques boîtes commercialisant ces « viandes » de synthèse, ce qui renforcerait du même mouvement l’Etat, son emprise sur les individus, et l’artificialisation du monde. Les mouvements qui se développent autour de l’« éthique animale » prennent de l’ampleur depuis les années 70. De même que les autres courants postmodernes, ils rejettent l’organisation politique collective comme moyen d’action et sont convaincus qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme : comment expliquer autrement leur demande de réforme « sociale » concernant uniquement la libération animale ? On devrait donc continuer à produire des marchandises et acheter notre nourriture, MAIS ne plus interagir avec les « autres animaux » ? Si l’objectif est bien de réduire les souffrances animales, ce n’est pas la bonne stratégie. Le problème vient, selon moi, de la manière qu’ont ces mouvements de circonscrire la source de la souffrance animale observée et documentée actuellement à l’« élevage », compris comme une catégorie ayant eu les mêmes caractéristiques de tout temps et à toutes les époques, en faisant fi des modifications imposées à cette activité et à ceux qui la pratiquent par le développement de la logique marchande, de l’organisation industrielle et du capitalisme. Ils prônent ainsi l’abolition pure et simple du rapport d’élevage sans prendre en compte le système économique dans lequel ce rapport s’organise aujourd’hui, et en éliminant la possibilité de le modifier pour améliorer le sort des animaux. Or, s’il est vrai que la révolution sociale n’engendrera pas forcément une amélioration de la condition des animaux, il est faux de croire qu’il peut y avoir une amélioration de cette condition sans révolution sociale : on n’obtiendra une telle amélioration qu’en sortant du capitalisme et en libérant les humains de leur exploitation par le travail. (Suite dans le prochain numéro.) Camille