France métropolitaine : 2,90 € / vendu sans supplément uniquement à l’international / BEL : 2,50 € / CH : 3,70 FS / DOM : 3,20 € / REU : 3,20 € / ESP : 2,80 € / LUX : 2,40 € / MAR : 27 MAD / PORT cont. : 3,20 € / TUN : 9 DIN www.lejdd.fr ANTHONY QUITTOT ; LARA TCHEKOV VISUAL/STARFACE ÉQUIPE DE FRANCE DE FOOT LA VIE DES BLEUS SANS GRIEZMANN Page 27 FISCALITÉ Grandes entreprises, retraités: comment Michel Barnier prépare l’offensive DIMANCHE 6 ET LUNDI 7 OCTOBRE 2024 N° 4056 2,90 € (Avec le JDNews) eprises, La bataille des impôts CONFIDENCES Réduction du nombre de fonctionnaires: ce que le ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, a en tête BUDGET 2025 MICHEL-ÉDOUARD LECLERC «Je suis contre toutes les hausses d’impôts» OPPOSITIONS Attal et Darmanin veulent-ils faire tomber le Premier ministre? La réaction de l’ambassadeur d’Israël à la veille des commémorations du 7 octobre James Ellroy HEZBOLLAH, IRAN... Michel Blanc NOUVEAU Page 39 L’interview sans filtre du maître américain du roman noir Pages 32-33 HOMMAGE AU PLUS TOUCHANT DES ANTIHÉROS DU CINÉMA Page 20 ARNAUD DUMONTIER/LE PARISIEN/MAXPPP ; TOM NICHOLSON/SIPA ; ANTHONY QUITTOT ; STEPHANE LE TELLEC/ABACA ; VICTOR JOLY/ABACA ; VINCENT ISORE/IP LE JOURNAL DU DIMANCHE 2 DIMANCHE 6 OCTOBRE 2024 L’événement Michel Barnier Dans le secret des derniers arbitrages SOUVERAINETÉ Au- delà de la crédibilité de la France auprès de ses emprunteurs, Matignon cherche à préserver ses marges de manœuvre IMPÔTS Grandes entreprises, ménages les plus aisés, retraités : Matignon détaille ses choix auprès du JDD n peut choisir m a i n t e n a n t où trouver des économies pour réduire le déficit ou attendre que le FMI nous impose ses choix ! À quelques jours de la présentation du budget, Bercy joue la dramatisation. Moins alarmiste, Matignon souligne que l’écart entre les taux d’emprunts de la France et de l’Allemagne sur les marchés s’est légèrement réduit après la confirmation par le Premier ministre, cette semaine, d’un plan d’économie de 60 milliards d’euros. « Le trésor a levé 12 milliards d’euros sur les marchés ces derniers jours, à un taux raisonnable , indique une source haut placée, mais il faut res- ter vigilants. » Soucieux de placer les parlementaires face aux enjeux du budget, le duo Matignon-Bercy saire préservation de la signature de la France sur les marchés et la trajectoire imposée par Bruxelles pour ramener le déficit sous la barre des 3 % en 2029, mais pas seule- ment. « Il faut bien comprendre que si les contributions des Français sont absorbées par le remboursement des intérêts croissants de la dette au détriment du financement de l’économie, on ne sera plus capable de déclencher des protections type chômage partiel, comme lors de la crise Covid, ou bouclier tarifaire, lors de la crise énergétique » , explique- t-on à Bercy. En clair : préserver des marges de manœuvre revient à réarmer un État protecteur en cas de besoin. Pour autant, le cabinet du Pre- mier ministre récuse toute inver- sion de la politique de l’offre et d’allègement de la fiscalité déployée par Emmanuel Macron depuis 2017, qui a notamment permis de renfor- cer l’attractivité et de faire baisser le chômage. « Nous ne relèverons pas l’impôt sur les sociétés qui est tombé de 33 % à 25 % » , confirme-t-on au JDD. Le dispositif arbitré défini- tivement ce week-end consiste en une contribution exceptionnelle des très grandes entreprises, répar- tie en deux paliers : un premier taux pour celles réalisant entre un et trois milliards d’euros de chiffre d’affaires, et une taxe un peu plus élevée au-dessus de trois milliards. « La temporalité de cette contribu- tion sera inscrite noir sur blanc dans le texte budgétaire pour une durée maximale de deux ans » , nous pré- cise-t-on. Seraient concernées un peu plus de 300 entreprises pour un gain attendu : 8,5 milliards d’euros. Laurent Saint-Martin « Ne pas tailler dans les financements publics serait irresponsable » DIÈTE Pour le ministre du Budget, tous les ministères ou presque vont devoir « tailler » dans leurs dépenses. Une façon d’accroître la pression sur les collectivités territoriales dont les élus sont entrés en résistance Après avoir siégé cinq ans comme député lors du premier quinquen- nat d’Emmanuel Macron, Laurent Saint-Martin s’apprête à camper nuit et jour au banc des ministres pour défendre le budget. L’homme chargé d’imposer une cure d’amaigrissement aux administrations publiques a un rôle ingrat. En attendant les arbi- trages définitifs, le cabinet de Saint-Martin fixe quelques grands axes : « Il y aura des tailles dans les effectifs, mais tous les ministères ne seront pas concernés, celui des Armées devrait être préservé par exemple. » On comprend néan- moins que les exceptions seront prépare ces dernières heures un argumentaire implacable sur lequel Michel Barnier va s’appuyer, notamment au travers d’un certain nombre de mises au point, dont le JDD a obtenu le détail. Première mise au point, la France n’entre pas dans une période d’aus- térité. La dépense publique va continuer de croître en 2025 à hau- teur de 2,21 %. Le gouvernement s’impose simplement un peu plus de discipline, après les augmenta- tions de 4,2 % en 2023 et 2024. Un choix dicté en partie par la néces- rares. Le ministère de l’Intérieur devrait être lui-même touché au prix d’une restructuration de ses effectifs visant à « déployer plus de “Bleu” sur l’espace public ». La Cour des comptes veut 100 000 suppressions Suivant les consignes de Mati- gnon, le ministre s’apprête à négocier des contrats avec les directions des agences publiques soumises à « des objectifs exigeants en termes de rationalisation des dépenses et des effectifs ». Certains organismes seront fusionnés, voire supprimés. Pour mémoire, on recense 1 200 agences d’État représentant un coût de 80 mil- liards d’euros. « On est à un moment où il faut savoir débran- cher un certain nombre de finance- ments publics , se fâche le ministre de la réduction des dépenses, si on ne le fait pas, c’est irresponsable. » D’autant qu’il s’agit d’être « carré, exemplaire » , pour entraîner les collectivités territoriales à faire des efforts, sinon, prévient le ministre, « on va se prendre un mur ». Car c’est bien « la terri- toriale » qui est dans le viseur de Bercy, avec à sa main le dernier rapport de la Cour des comptes, qui préconise 100 000 suppres- sions de postes dans les collectivi- tés, pour une économie de plus de 4 milliards d’euros par an dès 2030. « Il va falloir réduire le nombre d’agents dans certains échelons, en lien avec les compétences exercées par les communes et intercommu- nalités » , identifie un proche du ministre du Budget. N’en déplaise à David Lisnard, le maire de Cannes et président des Maires de France, qui dénonce « les démagogues du gouvernement ». Un conseiller du ministre le renvoie à « une forme de clientélisme » pour flatter ses élec- teurs cannois, en parfaite « contra- diction avec les valeurs libérales qu’il défend au plan national ». Insistant sur l’enjeu d’un « budget de nécessité », Laurent Saint-Martin reprend l’antienne de Matignon consistant à ouvrir le débat à l’Assemblée nationale. « Nous ne sommes pas isolés, notre bloc de soutien, qui va de Renaissance aux Républicains, est exigeant , glisse Laurent Saint- Martin. On ne décide pas seul, il va falloir aller chercher des com- promis. » La partie ne fait que commencer. g GEOFFROY ANTOINE O REYNAUD JULIEN/APS-MEDIAS/ABACA ALAIN ROBERT/SIPA Michel Barnier et le ministre de l’Économie Antoine Armand à l’usine Constellium, à Issoire. LE JOURNAL DU DIMANCHE DIMANCHE 6 OCTOBRE 2024 3 L’événement Marine Le Pen est convaincue d’une chose : une partie de sa force réside dans sa capacité à surprendre. Ses alliés comme ses adversaires. Mardi, lors de la décla- ration de politique générale, elle a d’ailleurs remanié son discours en temps réel pendant l’intervention du Premier ministre. Une façon de ne pas être prévisible, y com- pris pour ses propres troupes. Un culte du secret qu’elle cultive de façon d’autant plus appliquée depuis la nomination de Michel Barnier à Matignon. Ainsi, sur les premiers arbitrages budgétaires, rien n’a fuité des intentions et de la stratégie de la chef du RN. Une prudence en écho à celle d’un Premier ministre qui progresse dans le débat à la façon d’un Sioux. « On n’a aucune info, juste quelques miettes vite étouffées par un Bar- nier soucieux de ne rien laisser sor- tir » , glisse son entourage. Si l’on en croit les premiers indices, les quelques gages donnés par Michel Barnier – limiter l’effort fiscal aux très riches en épargnant les classes populaires – l’éloignent pour l’heure d’une menace de censure. Fidèle à sa ligne depuis deux ans, Marine Le Pen s’en tient à son mantra : « L’esprit d’ouver- ture » , sans se départir de ses incon- tournables « lignes rouges » . Pour éviter toute velléité, elle a prévenu ses troupes : hors de question de verser dans la « stratégie du chaos » qui surgirait dans la foulée de la chute du gouvernement Barnier. Revêtue du noble drapé de la bâtis- seuse, Marine Le Pen s’est élevée à un niveau qui ne souffrirait pas la compromission d’une « censure bas de gamme ». Si censure il doit y avoir, ce sera sur un sujet dont la gravité s’imposerait à tous. Le RN n’a donc aucune intention de préci- piter la censure. « On va les regarder s’effondrer doucement et sortir la censure, au plus tôt, début 2025 » , pronostique un proche de Le Pen. Certes, le RN table sur des législa- tives anticipées, mais il souhaite rester maître du calendrier. Confortablement campés dans une posture attentiste, les élus RN participent au débat, mais sans invectives ni éclats de voix. Les 125 députés se décrivent arbitres des élégances. « Entre la folie dépensière de LFI et la folie austéritaire de la nouvelle majo- rité, le RN est le point d'équilibre de cette Assemblée » , confie Laure Lavalette, qui pose en « vigie du peuple français » . Le RN évalue son pouvoir d’influence en sachant s’en contenter. Quitte à surjouer : « On contrôle complètement l’exécutif », veut se convaincre un proche de Le Pen. Le storytelling fonctionne plutôt bien jusqu’ici, si l’on en croit les cris d’orfraie du Nouveau Front populaire qui dénonce un gouver- nement « dans la main du RN ». À nouveau au centre du jeu , le RN n’a jamais semblé aussi « sage ». Ainsi, jeudi soir, à l’issue de l’interview de Michel Barnier sur France 2, le député Laurent Jacobelli s’est-il retrouvé à devoir défendre « monsieur le Premier ministre Michel Barnier [...] qui essaye [...] qui propose des choses raisonnables » , désarçonnant les représentants de la gauche appe- lant à la censure immédiate du gouvernement. La présentatrice en plateau elle-même a semblé un instant perdue, ne sachant plus si c’était de la fiction ou la réalité. g JULES TORRES « Punaise ! C’est sept ans de boulot qu’on s’apprête à envoyer en l’air ! » La copie budgétaire de Michel Bar- nier fait bondir le député Ensemble pour la République (EPR) Charles Sitzenstuhl. Si les détails du pro- chain projet de loi de finances n’ont pas encore été présentés, le Premier ministre a annoncé la couleur : sur 60 milliards d’euros à trouver, il pré- voit 20 milliards d’impôts supplé- mentaires. Un chiffre qui vaut pro- vocation pour le camp présidentiel. Gabriel Attal, dans un long message aux députés EPR jeudi soir, a pris la tête de la résistance. En substance : « Pas question de laisser défaire ce que nous avons accompli depuis sept ans. » Rejoint sur cette ligne par Gérald Darmanin qui a d’ores et déjà menacé de ne pas voter toute « augmentation d’impôts, reprenant la direction de François Hollande avec laquelle Emmanuel Macron a rompu », le duo tente d’embarquer les troupes dans une « stratégie de la terre brûlée », dénoncent certains. Réputé pour son orthodoxie en matière de gestion des comptes publics, Éric Woerth s’oppose à leurs arguments. « Je comprends le point de vue de Gérald sur les hausses d’impôts, mais au regard de la gravité de la situation, c’est une impasse » , estime-t-il. Plus que la philosophie budgétaire insufflée par le nouveau Premier ministre, c’est le goût de la revanche qui anime Attal et Darma- nin. « Gabriel n’a pas réussi à Mati- gnon, donc après lui personne ne doit réussir » , tacle un pilier du groupe. Quant à son acolyte, « il fait payer à Barnier son départ du gouverne- ment , cingle un ancien ministre. S’il avait été nommé au Quai d’Orsay, il n’aurait pas moufté ». Qu’il soit cohérent ou revanchard, l’attelage est suffisamment puissant pour entraîner les « forts en gueule » du groupe. Le week-end dernier, 27 d’entre eux ont publié une tribune pour s’opposer à toute augmentation de la fiscalité. À l’initiative de ce texte avec Mathieu Lefèvre, le député Charles Rodwell soutient qu’un autre chemin est possible et, sur- tout, il n’a guère apprécié la saillie de Michel Barnier à l’endroit de son prédécesseur « Monsieur Attal, je serai très attentif à vos propositions d’économies supplémentaires, très attentif... pour faire face au déficit que j’ai trouvé en arrivant. » Rod- well dégaine à son tour : « Sauf son respect, nous n’avons pas attendu Michel Barnier pour nous mettre à bosser. » Mathieu Lefèvre enquille en brandissant les réformes bou- clées avant la dissolution qui n’at- tendent que d’être mises en œuvre, comme celles de l’assurance chô- mage ou de la fonction publique. « C’est sur le bureau du Premier ministre, il n’y a plus qu’à signer » , lance Lefèvre sur le ton d’un ins- pecteur des travaux finis. Le député du Val-de-Marne a déjà le doigt sur la gâchette. « Que les choses soient claires, je ne voterai pas la hausse de l’impôt sur les sociétés, ni une réduc- tion de l’allègement des cotisations sociales sur les bas salaires. » En seconde ligne, les silencieux, voire les hagards encore sonnés par la dissolution, confessent une certaine gêne devant la radicalité de leurs collègues : « Que ça plaise ou non, Barnier hérite d’une situa- tion dont nous sommes en partie responsables. Cela devrait nous conduire à un minimum de modes- tie, pas à nous ériger en garants de la stabilité budgétaire... » souffle un proche d’Élisabeth Borne. Une autre figure du camp présidentiel déplore des postures politiciennes hors-sol : « S’ils passaient un peu plus de temps en circo, ils se ren- draient compte que leurs électeurs ne voient pas forcément d’un mauvais œil l’effort demandé aux plus aisés, et qu’ a contrario , ce petit jeu cynique qui consiste à fragiliser Barnier est très mal accueilli. » Ce matin, conscient de la divi- sion qui gagne, Gabriel Attal réu- nit en visioconférence l’ensemble des députés du groupe « pour que chacun puisse s’exprimer » , pro- met-il, avant de fixer la ligne au journal de 20 heures. On imagine mal la piétaille élever la voix pour contredire publiquement l’ancien Premier ministre et l’ex-ministre de l’Intérieur. g VICTOR-ISAAC ANNE Hausse d’impôts La stratégie de la « terre brûlée » du duo Attal-Darmanin Soit près de la moitié de l’effort fiscal total demandé par Michel Barnier. En coulisses, le gouver- nement a testé la mesure auprès des principaux concernés. « Cela n’est jamais agréable de devoir payer un peu plus, mais nos interlocuteurs font preuve de compréhension et ont bien compris que ça ne remet pas en cause la politique de l’offre » , précise un agent traitant de l’État auprès des grands patrons. Politiquement, il sera compliqué pour Gabriel Attal et Gérald Darmanin de prétendre que cette mesure est une remise en cause des engagements d’Emma- nuel Macron dont ils seraient les gardiens. En 2017, alors même que la baisse de la fiscalité des entre- prises n’était pas encore amorcée, Bruno Le Maire et son ministre des Comptes publics, un certain Dar- manin, avaient eu recours au même dispositif de surtaxe temporaire pour tenir l’objectif des 3 %. « C’est un copier-coller de ce qu’ils avaient mis en place, souligne l’entourage de Michel Barnier, et pour le coup avec un IS à 33 %, cela représentait un vrai coup de massue supplémentaire ! » Il n’y aura donc, selon Matignon, aucun accroc majeur à la compé- titivité. Autre contre-vérité sur laquelle Matignon peaufine son contre- argumentaire : l’effort demandé aux retraités. Le décalage de l’in- dexation des pensions de retraite de six mois, du 1 er janvier au 1 er juillet serait injuste et insupportable pour les plus fragiles, du point de vue des oppositions. « Faux » , tranche-t-on à Matignon. Pour rappel, au 1 er janvier 2024, les pensions de retraite ont été indexées à hauteur de 5,3 % alors que l’inflation, cette année, pourrait au final passer sous les 2 %. Même en décalant de six mois l’indexation pour 2025, le gain de pouvoir d’achat des pensionnés resterait supérieur à la hausse du coût de la vie. Étant précisé que le minimum vieillesse, lui, sera bien rehaussé au 1 er janvier. En volume, l’effort consenti par les anciens représenterait 4 milliards d’euros sur un poste de dépenses de 400 milliards. Ajoutés aux 8,5 milliards de contribution des entreprises, le gouvernement atteindrait ainsi, avec ces deux postes fiscaux, près de 13 milliards de recettes, le reste pour atteindre la barre des 20 étant prélevé sur les revenus des contribuables les plus riches, sur la base de 500 000 euros de reve- nus annuels pour un couple sans enfant. Reste que cette répartition n’est pas gravée dans le marbre, a insisté Michel Barnier lui-même. « Pas d’idéologie » , « des solutions concrètes » , « je n’ai pas réponse à tout » ... Face aux levées de boucliers et aux lignes rouges brandies par- fois par ses propres soutiens dans les rangs LR ou macronistes, le Pre- mier ministre n’a aucune exigence intangible. Si pour atteindre 20 mil- liards de recettes fiscales, d’autres ont de meilleures idées capables de faire consensus, Michel Barnier est preneur. g ANTONIN ANDRÉ L’effort consenti par les retraités représenterait 4 milliards d’euros REVANCHE Malgré la sanction des urnes et la dégradation des comptes publics, la fronde gagne le camp macroniste Censure Le RN veut laisser sa chance à « monsieur le Premier ministre » TACTIQUE À entendre les élus lepénistes, on se demande s’ils n’ont pas été endormis par Barnier. Marine Le Pen, elle, prépare la suite ALAIN JOCARD/AFP CLEMENT MARTIN/HANS LUCAS LE JOURNAL DU DIMANCHE 4 DIMANCHE 6 OCTOBRE 2024 L’événement Agences de notation Fitch, Moody’s et S&P mettent la France sous pression CRÉDIBILITÉ Dans quelques jours, leur verdict tombera : la France est-elle solvable ou ses emprunts sont-ils toxiques ? Enquête au cœur du système de ces agences qui font trembler Bercy Pour Bercy, le compte à rebours est lancé. Les 11 et 25 octobre pro- chains, les agences de notation Fitch et Moody’s rendront leur verdict sur la capacité de la France à rembour- ser sa dette. Gardiens de la stabilité économique, ces acteurs privés éva- luent la solvabilité des entreprises et des États, fixant le prix du risque qui s’ajoute aux intérêts. Leur influence est capitale : les investisseurs se basent sur ces notations pour orien- ter leurs placements et ces dernières ont un impact direct sur les marchés financiers. Ainsi, une note dégra- dée peut faire grimper les coûts de financement, éroder la confiance des investisseurs et compliquer la mise en place de réformes ou de plans de relance. « La réglementation euro- péenne exige que les États soient éva- lués au moins deux fois par an, selon un calendrier précis » , explique un employé d’une agence de notation au JDD, ajoutant : « Cela n’interdit pas une révision exceptionnelle hors calendrier. » Actuellement, il existe trois principales agences de notation dans le monde : Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch Ratings. Les notes sont révisées chaque année, voire plusieurs fois en cas de nouveaux facteurs imprévus. Chaque agence applique son propre barème, de A à D, avec des nuances comme « + », « - » ou « 1 », « 2 ». Plus la note est haute, plus le risque est faible. AAA garantit la qualité de crédit la plus élevée. La note A inférieure indique une bonne solva- bilité, mais avec un risque de défaut plus élevé. BBB signale une solva- bilité moyenne. CCC, en revanche, alerte d’une situation financière pré- caire avec un risque élevé de non- remboursement. Enfin, la lettre D indique un état de défaut. Le fonctionnement des agences Chez Fitch Ratings, 1 500 analystes scrutent tous les acteurs écono- miques : de la gestion des États aux banques, en passant par des projets d’infrastructures et les finances des grandes villes comme Paris. Ils éva- luent la taille et la diversification de l’économie, sa résilience face aux chocs, les grands agrégats des finances publiques (comme la dette par rapport au PIB), ainsi que la gou- vernance, le respect du droit privé et la stabilité politique. Rien n’échappe à leur radar financier. Les interlocuteurs des agences parlent peu mais connaissent dans le détail l’état des finances du pays. D’après l’agence Fitch, « la direc- tion du Trésor et la Banque de France font partie des contacts habituels » , mais c’est surtout à Bercy que se concentrent leurs échanges. Parfois, le ministre des Finances lui-même est soumis à interrogatoire. « C’est envisageable, pas exclu, rien n’est gravé dans le marbre. Nos analystes s’adressent à ceux qui peuvent fournir les informations essentielles à notre méthodologie » , nous dit-on. Peut-on imaginer qu’un analyste financier soit aussi reçu par des conseillers de l’Élysée ? « Rien n’est interdit » , répondent les cabinets de notation. Les experts ont toujours à portée de main une bible de 250 pages, le Rating Process Manual , qui codi- fie précisément leur procédure. Les agents, formés en continu, respectent une rotation imposée par la réglementation européenne. « Travailler plus de quatre ans sur un État, une ville, un “souverain” – selon l’expression consacrée –, est impos- sible, au risque de dénaturer notre expertise » , explique une source. Un respect rigoureux des procédures qui s’illustre dans le fonctionnement du comité de notation, le saint des saints, qui requiert au minimum cinq analystes. « Une certaine séniorité est exigée pour tous les participants, y compris le président » , indique l’agence. Il se réunit peu avant d’émettre sa recommandation, parfois le jour même, et ses déli- bérations peuvent durer plusieurs heures. Une fois la décision actée, il suffit qu’un seul des analystes ait émis des réserves pour qu’une nouvelle délibération soit conduite, en appel. Tout comme l’État, qui peut contester le verdict et faire appel sous vingt-quatre heures. La procédure prévoit dans ce cas que de nouveaux éléments matériels soient communiqués. Tout recours doit être justifié. En mai dernier, Standard & Poor’s a rétrogradé la note de la France du troisième cran, AA, au quatrième, AA-. La raison ? Une « détérioration de la position budgétaire » inquiétante, selon l’agence américaine. Jusque-là, la France parvenait à maintenir une note AA, gage de stabilité finan- cière, mais sous la menace d’une prévision défavorable. À peine nommé Premier ministre, Michel Barnier a dressé un constat sans appel sur la dette colossale de la France, évaluée à plus de 3 200 mil- liards d’euros, avec « 50 milliards d’intérêts à payer » annuellement. Le 9 octobre, le gouvernement s’ap- prête à déposer son projet de loi de finances pour 2025, avec un objectif clair : éviter le dérapage budgétaire. Si les 30 milliards d’économies ne sont pas atteints, le déficit pourrait exploser à 6 % du PIB l’an prochain, bien au-delà des 5,1 % visés. Depuis la crise grecque de 2011, on aurait pu s’attendre à ce que les agences de notation tiennent davantage compte des répercussions de leurs décisions : à l’époque, Athènes, asphyxiée par une dette gigan- tesque, avait subi une envolée de ses taux d’intérêt après une série de dégradations de Standard & Poor’s et Moody’s qui lui avaient attribué la note de C. Résultat ? Un véritable casse-tête pour réduire la dette, et des investisseurs dépités. Les agences de notation rappellent que « leur jugement doit rester indépen- dant de l’effet que leur note pourrait entraîner » et qu’ils ne doivent pas tenir compte de l’impact extérieur. « Nous nous en tenons strictement à notre méthodologie. » Une neutralité méthodologique qui n’empêche pas les agences d’émettre des avis critiques, voire de commenter les perspectives éco- nomiques des pays qu’elles évaluent. Ainsi, Fitch et Moody’s ne cachent pas leurs doutes à l’égard de la France : ramener le déficit sous les 3 % du PIB d’ici 2027, comme l’exige Bruxelles, leur semble irréaliste. D’autant que le coût du crédit de la France est désormais voisin de celui de la Grèce. Les 11 et 25 octobre, si la note de la France est abaissée à deux reprises, l’exécutif, déjà sous pres- sion, risque de perdre encore un peu plus de sa marge de manœuvre. g LARA TCHEKOV Mathieu Lefèvre, député du Val-de-Marne « Les agences jouent un rôle clé dans notre économie » Quel poids réel ont les agences de notation sur l’économie française ? Compte tenu du poids de la dette, détenue massivement par des investisseurs étran- gers, les agences de notation jouent un rôle clé dans le financement de l’économie et de la dette française. Même si les dernières décisions, rétro- gradations incluses, n’ont pas fait grimper le coût de finan- cement pour les Français, souvent déjà anticipé par les marchés. Qu’attendre des notations à venir en octobre ? On ne gouverne pas pour les agences de notation, mais elles restent un excellent indicateur. Notre problème en France est l’accumulation de déficits excessifs, qui ont conduit à une dette colossale. Chaque jour, on lève 1 milliard d’euros sur les marchés. Pour garder une signature crédible, il faut rapprocher nos recettes de nos dépenses. Avons-nous déjà des signaux précurseurs ? La dernière notation d’avril affichait une perspective stable. Depuis, la situation politique freine les réformes structurelles pourtant cru- ciales pour le pays. J’espère que la perspective restera stable et que les agences ne dégraderont pas notre note, car aucune raison objective ne le justifie. Quelles actions concrètes pourraient être déclenchées si les agences abaissaient la note française ? Tout doit être fait pour réduire notre besoin de financement annuel. La clé, c’est de baisser les dépenses publiques, qui ont doublé depuis 2000. C’est ce qui nous fait dévier par rap- port à nos voisins européens. Il faut aussi augmenter la quan- tité de travail en France, bien inférieure à celle des autres pays européens. g PROPOS RECUEILLIS PAR L. T. INTERVIEW Le ministre des Finances lui- même est soumis à interrogatoire La France a perdu son triple A en 2012. Désormais notée AA-, elle attend le nouveau verdict des agences qui tombera les 11 et 25 octobre prochains. ULRICH BAUMGARTEN/GETTY IMAGES LAFARGUE RAPHAEL/ABACA PHILIPPINE, PLUS JAMAIS ÇA ! Les solutions pour la justice PORTRAITS Onze ‘‘bâtisseurs’’ se retroussent les manches pour la France N° 003 Supplément du Journal du Dimanche N° 4056 du 06 octobre 2024 - Ne peut être vendu séparément - Commission Paritaire : 0425 C 86 368 BUDGET 2025 Agnès Verdier-Molinié, ric Woerth : leurs pistes d’économies Retrouvez les pistes d’économies de nos experts sur le budget 2025, dans le JDNews. LE JOURNAL DU DIMANCHE DIMANCHE 6 OCTOBRE 2024 5 L’événement TRANSPARENCE Trop dépensières, mal gérées ? Le directeur de la banque publique SFIL, Philippe Mills, qui finance les collectivités, révèle la vérité de leurs comptes Les collectivités territoriales représentent 20 % des dépenses de l’État. Bruno Le Maire avait pointé leur responsabilité dans le creusement du déficit public. Michel Barnier leur demande des efforts. Est-ce un constat que vous partagez ? Dans un contexte global de déficit public très élevé, il est normal de s’interroger sur la façon dont les dif- férentes administrations publiques y contribuent. Ce qui est exact, c’est que les dépenses des collectivités locales augmentent. En 2023, elles ont évolué un peu plus vite que l’in- flation. Et cela continuera en 2024 sur un rythme de + 2 à + 2,5 % en volume. Mais j’opposerai deux bémols à ce constat. Le premier est que, sur ces dépenses de fonctionnement, une part importante résulte de facteurs qui ne sont pas à la main des collectivités locales. Les dépenses de personnel – qui représentent le tiers de leurs dépenses – augmentent à cause des majorations des points d’indice et donc des hausses de salaires des fonctionnaires, décidées par l’État central à l’été 2023, et à l’hiver 2024. J’ajoute que compte tenu des compétences de plus en plus étendues et complexes confiées aux collectivités, elles recrutent des fonctionnaires de plus en plus diplômés, donc la rémunération moyenne augmente. Deuxième bémol, si les collectivités repré- sentent un peu moins de 20 % des dépenses publiques, elles ne pèsent, en 2023, que 7 % du montant total de la dette, soit environ 200 mil- liards sur 3 100 milliards d’euros. Ce qui signifie, pour faire simple, qu’elles sont gérées de façon plutôt rigoureuse. Les collectivités ont-elles, ces dernières années, davantage, voire trop, emprunté ? Non. Il y a eu une stabilité du volume d’emprunt jusqu’en 2023 inclus, parce que les collectivités locales avaient vu leur situation financière, je parle globalement, s’améliorer de façon continue entre 2015 et 2022. Leur épargne brute, c’est-à-dire leur excédent, n’a cessé d’augmenter entre 2015 et 2022, avec un petit bémol en 2020 dû au Covid. Ce qui signifie qu’elles ont eu davantage tendance à auto- financer leurs investissements, Collectivités territoriales «La gestion des élus locaux est rigoureuse» sans systématiquement emprunter. En 2023, avec la hausse des taux de la Banque centrale européenne, elles ont puisé dans leur trésore- rie plutôt que de recourir à des prêts. En revanche, cette année, elles empruntent à nouveau, mais dans des proportions raisonnables. Diriez-vous que leur faire porter le chapeau de la mauvaise gestion de la dépense publique est excessif ? Oui, c’est excessif, les collectivités locales ont une situation finan- cière solide. Encore une fois, prenons les chiffres : elles repré- sentent 20 % des dépenses, mais moins de 7 % de la dette, moins de 4 % du déficit et, en face, elles assument 60 % de l’investissement public. Dans cette affaire, ce qu’il faut justement préserver est leur capacité à investir. Le pays en a besoin notamment pour répondre à l’exigence du Premier ministre, Michel Barnier, de résoudre la dette écologique. D’un point de vue financier et de réductions des coûts auxquels une banque s’attache lorsqu’elle prête à un acteur privé ou public, voyez-vous un intérêt à réduire le nombre de strates dans le millefeuille territorial ? La spécificité française, c’est le nombre de communes. Dans ce domaine, la Cour des comptes préconise une meilleure effica- cité par la mutualisation des tâches entre les intercommunalités et les communes. Il y a là, sans doute, des sources d’économies. C’est un gage, j’allais dire, de bonne gestion, qui est d’ailleurs de plus en plus largement pratiqué, je le constate lorsque je me déplace sur le terrain. Mais, pour en revenir à votre ques- tion, les compétences des régions, des départements et des communes sont clairement réparties et je note que, dans son récent rapport sur la décentralisation, Éric Woerth, ancien ministre du Budget, ne pro- pose pas de supprimer une strate de collectivité locale mais plutôt d’en clarifier encore plus précisément les rôles. L’un des griefs à l’encontre des collectivités concerne le temps de travail trop réduit de leurs agents et leur tendance à recruter sans compter. La Cour des comptes préconise une réduction de 100 000 postes dans la territoriale. Est-ce une nécessité économique ? Le temps de travail relève du débat entre les collectivités et les règles fixées par l’État. Moi, ce qui m’intéresse, c’est leur masse financière, l’évolution de leur solde et leur capacité à rembour- ser leur emprunt. Ce que je peux vous dire, c’est que nous travaillons avec 11 000 collectivités locales de tailles différentes. Du petit village à la plus grande région. Depuis la création de la SFIL avec nos partenaires, La Banque postale et plus récemment la Banque des ter - ritoires, nous leur avons consenti 46 milliards d’euros de prêts. Ces 11 000 collectivités locales, on les note, comme le font les agences de notation, en se basant sur de multiples critères. Elles sont classées en sept catégories diffé- rentes. De la plus solide, « l’excel- lence », à la plus fragile, « mauvaise situation financière ». La grande majorité des collectivités locales que nous soutenons se classent dans les quatre premières catégories, c’est-à-dire entre « excellent » et « situation assez bonne ». 90 % de nos clients qui appartiennent au bloc communal intègrent les quatre premières catégories de notation. Et la note moyenne de l’ensemble de nos clients a eu tendance à aug- menter jusqu’en 2022. Un dernier chiffre, sur les 46 milliards d’euros du prêt que nous avons consenti, nous n’avons que 2 millions d’im- payés. Ce que j’en conclus, c’est que les collectivités territoriales sont des clients très fiables, très sûrs, et à très faible risque. Vous parliez de leur rôle dans la transition écologique. Les collectivités locales en font-elles assez aujourd’hui dans ce domaine ? Nous venons d’éditer un rapport sur ce sujet. Notre conclusion est que les collectivités ont investi, certes, mais pas à la hauteur de ce qu’elles doivent faire pour atteindre les objectifs de la stratégie nationale bas-carbone à l’horizon 2030. C’est la raison pour laquelle depuis cinq ans nous proposons des prêts verts dans cinq domaines d’action : les mobilités douces, la gestion de l’eau et son assainissement, la gestion des déchets et leur valorisation, l’effi- cacité énergétique des bâtiments et le financement des énergies renouvelables. Nous n’avons pas de contrainte en matière de financement durable. Étant une banque spécialisée, on se finance sur les marchés en émettant des obligations. Ce que je dis aux collectivités, c’est que lorsqu’on émet des obligations « vertes » ou des obligations « durables », nous attirons plus d’investisseurs, qui nous offrent plus d’argent, à des taux moins élevés. Nous avons donc décidé de faciliter fortement les conditions de prêts verts aux collectivités locales. Il faut bien comprendre que c’est maintenant qu’il faut redoubler d’efforts et de moyens en préservant les capa- cités d’investissement des collectivités. Si on ne le fait pas, l’effet boomerang in fine sur la dette financière sera très significatif dans quelques années. Donc ce n’est pas le moment de les étrangler ou de les contraindre à l’excès. g PROPOS RECUEILLIS PAR ANTONIN ANDRÉ INTERVIEW « Les obligations ‘‘vertes’’ attirent plus d’investisseurs » ÉRIC DENISET Xavier Bertrand présidant une séance du Conseil régional, à Lille. BLANQUART/ANDIA.FR Philippe Mills. LE JOURNAL DU DIMANCHE 6 DIMANCHE 6 OCTOBRE 2024 Opinion LA CHRONIQUE DE u te souviens du temps béni de notre enfance en Tunisie lorsque juifs et musulmans vivaient en paix sur une même terre ? » Les pre- miers mots de la lettre reçue en début de semaine en provenance de Tel-Aviv m’intriguent au plus haut point, d’autant que le nom de la destinataire m’est totalement inconnu. Il m’a fallu parcourir les quatre feuillets d’un courrier imbibé de nostalgie pour finir par me souvenir de ma camarade de jeu juive tunisienne. Il faut dire que Sarah ne m’a pas facilité la tâche en ne mentionnant son nom de jeune fille qu’à la toute fin de sa lettre. Malgré tout, je m’interroge sur les raisons de cette éclipse mémorielle. Pourquoi ai-je enfoui si loin dans mon incons- cient cet épisode pourtant heureux ? La première explication qui me vient à l’esprit me serre le cœur en faisant déborder les yeux. La plupart de ceux qui ont perdu un être fondateur dans leur vie ont tendance à ne pas convoquer trop souvent, du moins en public, toutes les souvenances liées à l’être cher, afin de ne pas craquer à tout bout de champ. La lettre de Sarah était cachetée de la main invisible de ma mère. Toutes les phrases étaient endeuillées d’amour et d’or. L’encrier bleu nuit de la plume de mon amie était couleur rouge sang. C’est probablement la première cause de la migration de mes souvenirs d’enfance. Souvenirs d’un temps révolu Depuis la disparition de mon être fondateur, je m’évertue à enfermer dans un cloître toutes les pensées assassines qui me brûlent les yeux et l’âme. Chacun se préserve comme il peut. Mais ce n’était pas la seule raison de mon oubli volon- taire. Je crois que je ne voulais tout simplement plus me souvenir de Sarah. Son courrier était entré par effraction dans mon esprit. Ma complice d’enfance me ren- voyait à un temps qui n’est plus. Un temps où juifs et musulmans ne parlaient que très rarement de leurs différences pour ne s’entendre que sur leurs ressemblances. Chacune des phrases de sa lettre me transportait vers un pays imaginaire, la Tunisie de mes premières années, marquée par un amour maternel égaré aujourd’hui dans l’absence. Chaque lettre de l’al- phabet de ce courrier était gravée par une main gantée d’aurore. C’est tout cela que je ne voulais plus voir. Je ne voulais plus me souvenir des tablées du dimanche où les plats traditionnels de nos différentes ascendances se côtoyaient, mettant en valeur le riche patrimoine culi- naire de la communauté des juifs de Tunisie. Je ne voulais pas non plus me souvenir des longues siestes sur les plages de la Marsa, parfumées d’insouciance, sans l’ombre des burquinis et autres déguisements sous cou- vert d’entrisme islamiste. Qu’elles étaient belles nos mères juives et musulmanes, cheveux au vent et regard vers l’avant ! Je ne voulais pas non plus me souvenir des fêtes partagées sans jamais avoir honte de célébrer ensemble Roch Hachana et l’Aïd. Les enfants que nous étions adoraient l’idée de pouvoir cumuler toutes les fêtes. Nous avions le même dieu, celui des petites reines aux robes légères. Je ne voulais pas me remémorer les bribes de conversations de nos parents sur le Proche-Orient. Assises en haut de l’escalier pour mieux épier les adultes, Sarah et moi tentions de comprendre ce qui se jouait déjà à l’époque. Je retiens de ces conversations un profond respect mutuel. Malgré les désaccords sur le devenir de cette région, il n’y avait chez nos parents aucun éclat de voix, ni la moindre insulte lors de leurs échanges d’un autre temps. Nous étions si heureux. Rester fidèle à un serment d’enfance Et puis, un jour, tout s’est arrêté. Je me souviens de cette journée comme si c’était hier. Brassards de natation au bras, Sarah et moi étions assises au bord de la piscine d’un hôtel dans le village de Sidi Bou Saïd. Chaque vague emportait au loin notre mémoire commune. Mon amie était venue me dire au revoir. On ne devrait pas dire adieu à l’âge de 7 ans. Mais la famille de Sarah ne se sentait plus totalement en sécurité. Tandis que la communauté juive était forte de 100 000 âmes à l’époque de l’indépendance tunisienne, en 1956, ce chiffre n’a cessé de décroître et de se réduire comme peau de chagrin. Du chagrin, justement, j’en ai eu beaucoup. J’en ai même voulu à Sarah. Je lui ai repro- ché de manière irrationnelle tout et son contraire. Peut- être n’aimait-elle pas les musulmans comme moi, me suis-je demandé pour tenter d’apaiser ma peine ? Et si c’était nous qui ne les aimions pas, me suis-je aussi interrogée ? D’autant que des proverbes anciens ouvertement antisé- mites fleurissaient dans certaines conversations de l’époque. L’antisémitisme culturel est une réalité tangible. J’ai appris à m’en éloigner pour construire mon propre univers mental et moral loin de tels préju- gés. Ce cadre me permet aujourd’hui de condamner avec la plus grande fermeté les attaques mons- trueuses du 7 octobre 2023, tout en dénonçant l’enclave ensanglantée de Gaza. Cette position qui convoque la nuance ne relève pas d’un lâche « en même temps ».