René-Mickaël L'aube Te cracher de la poésie au visage L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! » Genèse 2, 21-23 Là-bas, là-bas demeurait un front. Un front comme un temple, Un temple de vapeur. Un front comme un nuage. Un front où des gouttes, Des gouttes de songes, De songes anxieux, Se recueillaient et se cristallisaient. Se cristallisaient dans l’oubli. Dans l’oubli, oui. Suspendu dans un azur, Un azur d’inquiétude, Un azur borné, Ce front aspirait au goût, Au goût de la mort. Non par une évaporation, Une évaporation de ses gouttes, Mais par une déchirure, Une déchirure dans le brouillard, Dans le brouillard de ses rêves. Et ici, non pas là-bas, Ici s’épanouissait un torse. Un torse comme une grotte, Une grotte de branches. Un torse comme une forêt. Un torse où des arbres, Des arbres de désirs, De désirs tremblants, Se réfugiaient et grandissaient. Grandissaient dans le manque. Dans le manque, oui. Planté dans un sol, Un sol d'incohérence, Un sol frustré, Ce torse soupirait vers ce goût, lui aussi. Ce goût de la mort. Non par un déracinement, Un déracinement de ses arbres, Mais par une entaille, Une entaille dans l'écorce, L’écorce de ses envies. Puis un jour — non. Non pas un jour. Une nuit plutôt. Une nuit, plus qu’un jour. Une nuit comme une grâce. Deux astres, Deux astres sanglants, Deux astres palpitants, Se rapprochèrent. Oui, se rapprochèrent. Fatalement. Inexorablement. Sans détour. Sans détour dans l’univers clos, Dans l’univers clos d’une chambre. Et soudain : Ni là-bas, ni ici. Ni distance, Ni séparation. Mais un effondrement. Dans un geste, Un geste lent, Un geste d’abandon, Le front tomba. Le front s’écrasa contre le torse. Et le torse... Le torse ne résista pas. Le torse se courba. Il plia pour lui. Il plia pour l’autre. Il plia pour le front. Et les neurones, Les neurones du front de là-bas, Vinrent se lier, S’entrelacer aux fibres, Aux fibres du torse d’ici. Comme deux échos, Deux échos-sœurs, Deux échos perdus Qui se retrouvent. Se retrouvent dans l’espace, Dans l’espace après un chant. Ils ne s’étaient pas cherchés. Non, jamais. Ni poursuite. Ni quête. Mais la reconnaissance. La reconnaissance d’un avant, D’un avant plus ancien, Plus ancien que le temps. Un avant-tout. Un avant-corps. Un avant-mot. Gravé. Enfoui. Enfoui dans la mémoire, Dans la mémoire de la chair. Et durant, Durant l’infini, L’infini de cette seconde, De cette seconde d’effondrement, Du front contre le torse, Ils moururent. Oui, moururent. Moururent à l’unisson. Comme s’ils avaient été faits pour cela, Pour mourir ensemble. Le front cessa, Cessa de songer. Et le torse cessa, Cessa de désirer. Mais voilà : L’aube. L’aube cruelle. L’aube aux rayons tranchants. L’aube les délia. Oui, les délia. Elle sépara leurs deux peaux. Et entre eux, la perte. Et entre eux, l’absence. Et entre eux, le souvenir du goût, Du goût de la vie, De la vie après la mort. Et depuis, Depuis cette déchirure, Depuis cette entaille. Ils errent. Ils errent encore. Ils errent toujours. Dans l’attente, L’attente muette, L’attente d’une autre grâce, Une grâce fatale, Une grâce inexorable, Dans l’attente de mourir ensemble — à nouveau. Là-bas, là-bas demeurait un front. Et ici, non pas là-bas, ici s’épanouissait un torse.