B I B L I O T H È Q U E D E L A C A S A D E V E L Á Z Q U E Z B I B L I O T H È Q U E D E L A C A S A D E V E L Á Z Q U E Z V O L U M E 4 6 J E A N - B A P T I S T E M A U D E T TERRES DE TAUREAUX LES JEUX TAURINS DE L’EUROPE À L ’ A M É R I QU E P R É F A C E D E J E A N - R O B E R T P I T T E M A D R I D 2 0 1 0 Directeur des publications : Jean-Pierre Étienvre. Responsable du service des publications : Marie-Pierre Salès. Secrétariat d’édition et mise en pages : Blanca Naranjo. Traitement des illustrations : Carlos Sánchez. Maquette de couverture : Manigua. Traduction : Alistair Ross (anglais). ISBN : 978-84-96820-37-1. ISSN : 0213-9758. © Casa de Velázquez 2010 pour la présente édition Casa de Velázquez, c/ de Paul Guinard, 3. Ciudad Universitaria 28040 Madrid España Tél. : (34) 91 455 15 80. Fax : (34) 91 549 72 50. 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Pourtant, oui, nos ancêtres du Magdalénien étaient déjà saisis de crainte et d’admiration face à la majesté de l’aurochs mâle, au point de recouvrir de ses représentations les parois d’une salle de la grotte de Lascaux. Plus tard, une dizaine de millénaires avant notre ère, comme l’a naguère montré Jacques Cauvin, les civilisations mésolithiques du Proche-Orient commencèrent à rendre un culte à des figures de déesses-mères et de taureaux, principes de fécondité et de puissance de la vie. Dès lors, les hommes apprirent à dompter l’univers sauvage, tant végétal qu’animal. Ils comprirent qu’au lieu de se comporter en cueilleurs, chasseurs et pêcheurs, ils pouvaient maîtriser le processus de repro- duction. De prédateurs fragiles, ils devinrent agriculteurs et éleveurs ingénieux, conscients de leur statut procréateur, comme des moyens d’assurer la pérennité de l’espèce humaine et son expansion sur terre. La révolution néolithique était en marche, fondée sur une révolution culturelle et non sur une réponse technique au changement du climat et à la nécessité démographique. C’est au moins de ces époques reculées que date la fascination de l’homme pour le taureau que l’on retrouve dans toutes les grandes civilisations méditerranéennes de l’Antiquité et aussi dans d’autres aires culturelles de la planète. Bien des siècles plus tard, alors que le christianisme semblait avoir balayé les cultes païens, la péninsule Ibérique, puis le Midi de la France, réinventent le singulier rituel du combat d’un homme avec un taureau. Qu’il n’y ait aucune continuité entre les croyances anciennes et les jeux modernes et contemporains, que ceux-ci aient peu de lien avec la religion, comme Jean-Baptiste Maudet tient beaucoup (trop ?) à le souligner, n’enlève rien à la proximité des significations et des expressions. Il n’existe aucune parenté directe entre les ziggourats méso- potamiennes, les pyramides d’Égypte, celles des Mayas et celle de Pei au Louvre. Pourtant, les formes et les significations sont proches, car il existe un patrimoine mental commun à toutes les civilisations. C’est là l’énigme de la condition humaine, de son histoire et de sa géographie. Pourquoi là ? Comment ces jeux taurins sont-ils devenus constitutifs d’une identité, d’une fierté, d’une aire culturelle ? Comment se répartissent-ils dans préface VIII l’espace du Sud-Ouest européen avec d’innombrables variantes, ici décrites par le menu, mêlant dans des configurations diverses le cheval au taureau ? Com- ment s’est diffusé le phénomène outre-Atlantique ? Pourquoi survit-il envers et contre tout, malgré les clameurs des bien-pensants de l’Europe et de l’Amérique du Nord ? C’est à toutes ces questions que répond Jean-Baptiste Maudet dans l’essai le plus complet qui soit sur ce phénomène envisagé sous l’angle de la géo- graphie, c’est-à-dire de la localisation et de la répartition. Il faut être aficionado pour y consacrer des années de recherche, mais il faut aussi conjuguer sa passion avec des méthodes scientifiques éprouvées, avec une vraie culture géographique et avec le désir de donner à comprendre. Toutes les sciences de l’Homme ont été sollicitées pour concourir à dégager les explications que demande la très fine cartographie intégrée à cet essai et qui en est même la base documentaire la plus originale. Il est fait appel à l’anthropologie, à l’histoire, à l’archéologie, à la psychologie, à la sociologie, à l’économie, au droit, aux sciences politiques, à la linguistique, etc. C’est là le signe d’une maturité qui se traduit aussi par la limpidité d’expression et l’intégration discrète au développement de la pensée de l’appareil théorique nécessaire. Avant de devenir un livre, ce fut une thèse, au vrai sens du terme. La gymnastique des échelles est l’un des talents du géographe. Elle est ici pratiquée avec bonheur et l’on passe constamment des villages aux quartiers urbains, aux villes, aux régions, aux pays, aux portions de continents, aux solidarités transatlantiques selon les besoins de la démonstration. Notre Europe est faite d’espaces culturels contigus et parfois emboîtés. La tauromachie dessine l’un d’entre eux, l’un des plus insolites qui soit dans un univers dominé par la technique. Elle prouve que l’humanité ne vit pas seule- ment de pain, dans une perspective purement matérialiste, et qu’elle a besoin de rêve. L’utile et le nécessaire ne se laissent pas si facilement enfermer dans des statistiques de production, de consommation et de disponibilités monétaires, ce qui est plutôt rassurant. Le sport, la poésie, la musique, le bon vin et l’amour sont biologiquement parlant inutiles ; ils n’en sont pas moins nécessaires à la survie de l’espèce humaine sur terre. Dans cette partie latine de l’Europe et de son miroir déformant américain, les jeux taurins expriment l’affirmation exa- cerbée de la virilité dans un univers affectif dominé par les femmes. Ils disent aussi la supériorité de l’homme sur la bête et sur tout ce qu’il est convenu d’ap- peler « nature », ce qui n’empêche pas une véritable admiration pour le taureau. Ce sont des constantes chez les riverains de la Méditerranée et, singulièrement, dans les sociétés de tradition catholique. La tauromachie concerne l’affrontement de l’homme avec toutes sortes de bovins. Souvent ce sont des vaches, plus légères que les mâles, mais dotées néan- moins de cornes et se livrant à des charges et des ruades qui ne sont pas sans risque. Lorsqu’il s’agit de taureaux, c’est une autre histoire. Cet animal est le plus puissant du cortège animal des sociétés d’éleveurs. Il est domestiqué, mais jamais débarrassé de ses pulsions violentes. Il est indispensable à la multipli- cation des vaches, pourvoyeuses de lait et de veaux, mais un seul individu par troupeau suffit. L’idée même d’élevage de taureaux est une folie du point de vue du projet et des besoins de l’élevage. Le Sud-Ouest européen et une partie du préface IX continent américain l’ont codifié et développé afin d’offrir les plus beaux spé- cimens possibles à l’admiration des foules. Là où la mise à mort se pratique, la chance de survie de l’animal face à l’épée du torero est faible, mais elle n’est pas nulle et c’est ce risque de transgression, de renversement de la norme qui donne toute sa grandeur au rite, dans un monde qui remplace chaque jour un peu plus l’art de vivre et de gouverner par le frileux principe de précaution. Lecteurs qui allez entrer dans la somme érudite, patiemment rassemblée et mise en forme élégante par Jean-Baptiste Maudet, quel que soit votre sentiment vis-à-vis de ces jeux qui dérangent parfois en dehors des régions où ils se dérou- lent, nul doute que vous en ressortirez plus riches, ayant mieux compris ce que représente la tauromachie pour ceux qui en ont besoin afin d’habiter pleinement leur territoire. Vous saurez aussi que la géographie a changé, qu’elle s’intéresse désormais à tout, porte un regard éclairant sur chaque réalité qui s’inscrit à la surface de la terre, y compris lorsqu’elle relève de l’immatériel et de la culture. L’amour des taureaux n’est pas la moins intrigante d’entre elles, lui qui enflamme les cœurs et qui exacerbe les sens jusqu’aux larmes qui se mêlent au sang de la bête et, parfois, de l’homme. Sans cette tension venue du tréfonds des cultures méditerranéennes, qu’elle possède ou non une fonction symbolique sacrificielle (laissons cette question pendante), l’Europe manquerait de ressort, de ce senti- ment tragique de la vie hors duquel les peuples s’ennuient. Que des Allemands ou des Anglais assistent subjugués, tous les étés, aux fêtes et spectacles taurins d’Espagne, du Portugal ou de France, montre combien le Nord a besoin du Sud. Que le drapeau espagnol flotte sur bien des lieux tauromachiques d’Europe et d’Amérique montre que le souvenir des guerres européennes et coloniales a laissé enfin place à l’écoute et à l’estime. Que l’amour des taureaux contribue à la compréhension mutuelle est une belle et bonne chose. Jean-Robert PITTE Membre de l’Institut REMERCIEMENTS S’intéresser aux jeux taurins à l’échelle de leur extension géographique a nécessité des kilomètres d’aventure humaine pour rencontrer les autres, ceux qui en savent plus que moi, ceux qui en parlent mieux que moi, éparpillés du Sud-Ouest européen à l’Amérique. Je les remercie pour ce voyage qui s’achève avec ce livre. Ce livre commence dans le bureau de Jean-Robert Pitte, lorsque je décidai de partir en Espagne et qu’il me dissuada de travailler sur les objets géogra- phiques qui n’existent pas, en l’occurrence : le magnifique fleuve qui ne traverse pas Madrid. — À part ça, qu’est-ce qui vous intéresse en Espagne ? — Les taureaux. — Alors travaillez sur les taureaux et entourez-vous. Je ne m’imaginais pas alors à quel point j’allais m’intéresser à un sujet de géo- graphie qui existait si peu et qui, de proche en proche, me fit depuis l’Espagne rejoindre l’Amérique, depuis la corrida, la grande famille des rodéos, et finale- ment traverser tant de lieux où s’affrontent des taureaux et des hommes. De la maîtrise jusqu’au doctorat, Jean-Robert Pitte n’a cessé de passer mes recherches au crible du bon sens scientifique : poser d’abord des questions simples, donner toujours des réponses claires et surtout éviter les jargons d’écoliers pour être lu de tous. M’entourer fut effectivement le meilleur des apprentissages qui me permet aujourd’hui de remercier ceux qui n’ont pas été surpris que je débarque chez eux, avec mon sac-à-dos et mes questions. Ne sachant pas alors qu’il deviendrait aussi un ami, la rencontre la plus décisive d’un point de vue scientifique fut celle de Frédéric Saumade, en 1999, dans son village du Cailar, en Camargue, tout étonné de savoir que l’on pouvait arriver en train jusque chez lui depuis la capitale. Un soutien de la première heure me fut également accordé par Pedro Romero de Solís, sans lequel je n’aurais jamais pu travailler à Séville et jamais compris jusqu’à quel point il était possible de marier la truculence d’un sourcil pointu et la curiosité scientifique. Parmi les soutiens de la première et de la der- nière heure, je remercie également Araceli Guillaume-Alonso, pour ses conseils remerciements XII clairvoyants et ses lectures irremplaçables sur l’histoire de la corrida qui malheu- reusement fait encore l’objet d’étranges détournements. Je remercie également Luís Capucha et José María Sotomayor pour tout ce qu’ils m’ont apporté sur le Portugal et l’Espagne taurine, en m’ouvrant leur bibliothèque, leurs archives et finalement leur maison pour avoir le temps d’en apprendre le plus possible. Je souhaite ensuite remercier les géographes qui m’ont guidé dans mes réflexions ou qui m’ont apporté des informations utiles à mon propos : Michel Favory, habité d’une docte passion pour la tauromachie, Marilys Dauga pour tout ce qu’elle sait sur la course landaise, Jean-Pierre Augustin, Guy Di Méo, André Humbert, Sophie Lignon, Claire Guiu et Jean-René Trochet qui ont tou- jours fait preuve d’attention à l’égard de mon travail chaque fois que je les ai sollicités. Plus largement, je tiens à remercier le laboratoire « Espace, Nature et Culture » ainsi que toute l’équipe du laboratoire « Société, Environnement, Territoire » avec qui je travaille depuis déjà quelques années. Merci aussi à tous ceux qui m’ont encouragé et m’ont fait profiter de tout ce qui était en leur pouvoir pour m’éclairer : Annie Maïllis, Antoinette Moli- nié, Jean-François Jouneau, Jean-Michel Gouffrand, Jean-François Claverie, Bernard Traimond, François Zumbiehl, Francis Jauréguiberry, Dominique Fournier, Francis Wolff, Jean-Pierre Digard, Miguel Darrieumerlou, Jean-René Laval, José Carlos Arévalo, Bénédicte Langue, Jean-Marie, Odile, Marco, Marie- Anne, Cyril, Mathieu, David, Sophie, Thomas, Matthieu, Torrente. J’exprime également toute ma reconnaissance à ceux qui m’ont accompagné pendant mes enquêtes, parfois pour de longues heures, parfois pour quelques instants qui n’ont pas moins d’importance dans le rythme curieux du terrain : Alberto de Jesús en Espagne, Nuno Carvalho au Portugal, Bartolomé Puiggros Plana, Pablo Gómez de Barbieri, Claudio Sillero, Fanni Muñoz et Juan Ossio au Pérou, Janan, Hernán Tapia, Santiago Yepes, David Alemán en Équateur, Javier Arriola au Mexique. Merci aussi à ceux que je n’ai pas pu rencontrer physiquement, mais avec qui j’ai pu échanger par courrier, parfois sur plusieurs années : Raúl Gor- don Blasini pour le Venezuela, Julián Parra Díaz pour la Colombie, Luis Ruiz Quiroz pour le Mexique. J’aimerais également remercier des nouveaux venus dans un parcours qui se prolonge depuis 2008 en Californie avec Frédéric Sau- made grâce à l’obtention d’un programme de l’Agence nationale de la recherche qui m’a déjà permis de préciser des données plus anciennes travaillées dans le cadre de mon doctorat : Buck Carothers et sa famille, Rick et Linda, Liliana et Manuel Souza, Marcos Franco, Olga Nájera-Ramírez de l’université de UC Santa Cruz, Alex Saragoza et Nathan Sayre de l’université de Berkeley ainsi que Paul Starrs de l’université du Nevada. La Casa de Velázquez est un lieu dont on sort différent. Je tiens à remercier toutes les personnes qui la font exister et les directeurs de recherche Xavier Huetz de Lemps, Pierre Moret et Benoît Pellistrandi que j’ai connus à Madrid durant deux années qui n’offrent pas meilleur cadre de vie à l’approfondisse- ment d’un travail : de la liberté dans des murs solides. Après plusieurs années hors de ce lieu, c’est encore la Casa de Velázquez et son actuel directeur Jean- Pierre Étienvre qui me font l’honneur de publier ce livre. Mes recherches voient remerciements XIII ainsi le jour grâce au travail de Marie-Pierre Salès, de Blanca Naranjo et de Car- los Sánchez qui désormais connaissent peut-être cet ouvrage mieux que moi, tant il faut souligner l’art et le soin qu’ils ont apportés à en faire rien de moins précieux qu’un livre. Enfin, merci à toutes les personnes qui se sont impliquées dans la réalisa- tion concrète et parfois ingrate de ce travail, allant des relectures fragmentaires au décryptage de formats de fichiers insolites : Monique Morales, Julien Félix, Elvire, Virginie Boilé, Damien Martin, Aurélien, Hervé et Marie-Pierre Mazeau. Bien sûr, merci à ma famille qui a eu la patience d’écouter les mêmes refrains si longtemps : mes parents, Nelly, Stéphane, Pascale, mes grands-parents qui n’ont vu qu’une partie du projet, ma grand-mère Amatxi qui m’a fait connaître les taureaux et ma Violaine, princesse de caste, qui pourrait apparaître à chaque étape de ces dix années de remerciements. J.-B. M. ABRÉVIATIONS ACOCHA Asociación Cofradía del Chagra (Pérou) AFCE Association française des coureurs d’ encierros (France) AGL Asociación de Ganaderías de Lidia (Espagne) ABQM Associação Brasileira de Criadores de Cavalo Quarto de Milha (Brésil) AEGRB Agrupación Española de Ganaderos de Reses Bravas (Espagne) CAUE Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement (France) CCNAT Comisión Consultiva Nacional de Asuntos Taurinos (Espagne) COFM Comissão Organizadora das Festas da Moita (Portugal) DF Distrito Federal - México DF (Mexique) FARC Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (Colombie) FEDECOLEO Federación de Coleo de Colombia (Colombie) FEVECO Federación Venezolana de Coleo (Venezuela) FITA Federación Internacional de Toreros Americanos (Colombie, Mexique, Pérou, Équateur) FFCC Fédération française de course camarguaise (France) abréviations XVI FFCL Fédération française de course landaise (France) GLU Ganaderos de Lidia Unidos (Espagne) IGAC Inspecção Geral das Actividades Culturais (Portugal) INEGI Instituto Nacional de Estadística, Geografía e Informática (Mexique) MAPA Ministerio de Agricultura, Pesca y Alimentación (Espagne) NATC National Association of Taurine Clubs of United States of America (États-Unis) PBR Pro Bull Riders (États-Unis) PRCA Professional Rodeo Cowboys Association (États-Unis) SNTP Sindicato Nacional de Toreiros de Portugal (Portugal) UCTL Unión de Criadores de Toros de Lidia (Espagne) UNDETOC Unión de Toreros de Colombia (Colombie) UVTF Union des villes taurines françaises (France) INTRODUCTION I. — UNE AIRE CULTURELLE DE LA TAUROMACHIE La singulière diversité des jeux taurins La diversité des jeux taurins est méconnue du grand public. La raison tient à l’emploi même du terme tauromachie. En effet, ce terme fonctionne le plus souvent comme une représentation culturelle et subjective du fait taurin, et non comme un terme permettant d’identifier des pratiques de même nature. Dans sa version la plus caricaturale, la tauromachie est synonyme de corrida, relé- guant en arrière-plan la grande diversité des affrontements entre les hommes et les bovins qui sont pourtant tributaires d’une même analyse. Si l’on accepte de considérer que le taureau du mot tauromachie est un animal générique (les bovins auxquels les hommes se mesurent), alors la famille des pratiques tauromachiques s’agrandit considérablement. Comment justifier un tel regrou- pement ? La réponse est le fruit d’une observation factuelle : il n’existe guère d’autres espèces avec lesquelles les hommes se mesurent en des corps à corps violents au cours de spectacles publics d’une telle ampleur. La chasse et la pêche échappent à cette catégorie, en ce qu’elles ne sont pas des spectacles. Il existe des combats d’animaux, organisés par l’homme ou par les lois de la nature, mais l’homme n’y participe pas en personne : soit il en est l’organisateur, généra- lement avec des animaux de même espèce (taureaux, chevaux, béliers, chiens, coqs, poissons, scarabées, criquets), soit il est un simple observateur, derrière son poste de télévision, fasciné par le spectacle magnifié de la vie sauvage. Les numéros de cirque avec des animaux, en dépit des risques, s’apparentent plus à des exercices de dressage qu’à des combats réels. Enfin, l’équitation, si présente dans les pratiques tauromachiques, repose moins sur l’affrontement, même si cette dimension est présente, que sur l’entente harmonieuse de l’homme et de l’animal. Pour autant, les jeux taurins ne sont pas totalement étrangers à ces activités et participent d’un débat plus général, très souvent polémique, sur les relations complexes entre les hommes et les animaux dans notre monde contemporain. Préférer les termes de jeux taurins à celui de tauromachie a sim- introduction 2 plement po ur objectif d’attirer l’attention sur la nécessité de ne pas isoler cette activité de l’ensemble des interactions homme-animal et d’élargir l’observation des faits taurins à des pratiques et des espaces géographiques qui généralement échappent à son analyse. Tauromachies transatlantiques Sous cet angle, les terres de taureaux n’ont ni le même contour ni le même contenu que les terres de corridas et, malgré des travaux qui nous précèdent dans cette entreprise et sans lesquels une analyse d’une telle envergure terri- toriale n’aurait pas pu être menée à bien, elles n’ont jamais été observées dans leur totalité. Parmi ces travaux, citons d’emblée ceux de l’anthropologue Fré- déric Saumade sur les tauromachies européennes qui ont incontestablement démontré la nécessité d’une prise en compte géographique élargie des phé- nomènes tauromachiques 1 . Plus récemment, ses analyses sur les jeux taurins au Mexique ainsi que celles de Dominique Fournier ont confirmé la nécessité d’une approche hispano-américaine de la question, permettant d’intégrer, au sein d’une problématique commune, les jeux taurins de la vieille Europe et du Nouveau Monde 2 . De l’autre côté de l’Atlantique certains travaux anglo-saxons, tels ceux de Richard Slatta, ont retracé l’histoire commune et comparée des rodéos américains, mais sans mettre à jour la matrice transocéanique de trans- formation des jeux taurins 3 . Certes, il existe quelques jeux taurins en dehors de notre espace d’étude, montrant qu’il n’y a pas lieu d’affirmer une quelconque essence euro-américaine de la culture taurine, mais les relations formelles, his- toriques et territoriales unissant les tauromachies transatlantiques apparaissent suffisamment solides pour les traiter comme un tout cohérent et en retracer les logiques de différenciation. Puisse notre travail permettre d’approfondir cette entreprise, d’élargir l’analyse à des terres et des pratiques insuffisamment mises en relief, et d’établir des liens fructueux entre géographie, histoire et anthropologie. Ainsi considérée, l’aire culturelle de la tauromachie s’étend donc principa- lement du Sud-Ouest européen à l’Amérique et regroupe un large spectre de pratiques : depuis la grande famille des rodéos américains (rodéo et bull riding nord-américains, charreada et jaripeo mexicains, toros coleados colombiens et vénézuéliens, rodéo montubio équatorien, vaquejada et rodeio crioulo bré- siliens, rodéo chilien...) jusqu’aux diverses « courses de taureaux » (corrida espagnole, corrida portugaise, course camarguaise, course landaise, course de recortadores ). Ces pratiques exécutées par des spécialistes, plus ou moins institutionnalisées en des spectacles indépendants, ne doivent pas masquer 1 F. Saumade , Des sauvages en Occident ; Id ., Les tauromachies européennes 2 D. Fournier , « Du taureau considéré comme outil d’acculturation au Mexique » ; Id ., « Corrida, charreada et jaripeo » ; F. Saumade , « Du taureau au dindon. Domestication du métissage » ; Id ., « Animal de rente, animal de loisir » ; Id ., Maçatl 3 R. Slatta, Cowboys of the Americas.