Léopold Rannou Les oiseaux Te cracher de la poésie au visage Au lieu des ronces, croîtront les cyprès, au lieu de l’ortie croîtra le myrte. Ésaïe 55, 13 Et quand l’un finira par triompher sur l’autre - Et de quelle nature ce triomphe ? - Que seul son drapeau flottera le dernier dans le ciel bleu de l’hiver, Et dans la rue-cadavre ; plus de camions noirs, Mais les traces boueuses d’une fuite sur la neige - Et que l’hymne de l’un fera écho dans ce qu’il reste des cœurs des pauvres courageux qui, De leurs mains dépossédées ont commis l’injustice d’un autre, Et qui caresseront bientôt le front des bébés devenus enfants, Des bébés sur-vivants, Avec ces mêmes mains sales qui ne sont plus les leurs, Ayant sur la conscience le crime qu’un autre par eux a commis - Quand l’aube poindra sur la capitale vidée Et qu’endoloris de fatigue, et du devoir délestés ; Ils entendront les oiseaux - Qu’un feu consommera les lettres et les drapeaux D’un autre, Qu’un feu consommera l’Histoire et les témoignages écrits dans la langue D’un autre, Qu’un feu consommera les décombres des maisons et les récoltes du travail D’un autre, Qu’un feu consommera L’autre L’autre déjà pas encore mort - Que la neige recouvrira d’une couche de silence les murmures et gémissements Des presque-morts et déjà dépouillés Des presque-morts et déjà oubliés, Que l’on entendra les oiseaux - Et que les restants croiront être la dernière génération de parents-assassins, Que les parents pourront être parents enfin, Enfants les enfants et oubliés les assassins ! Et qu’en rentrant dans ces nouvelles ruines Qu’ils nommeront toujours « maison » Avec des mains qui ne sont plus les leurs, Ils chercheront à tâtons les visages qu’ils ont quittés, Caressant de ceux qu’il reste les humides paupières, Et qu’on allumera la dernière bougie - Quand ils retourneront à la terre, Sans uniforme, et des armes débarrassées, Quand de leurs mains dépossédées ils retourneront la terre, Qu’ils ensemenceront la terre brûlée Et que sur la terre d’une couleur nouvelle Ils accepteront de tout recommencer - Terre, Quand en voyant sur ton dos le blé germer, (Con)vaincus, ils essayeront de se remettre à vivre et parler Et qu’ils promettront à leurs surviv’enfants que « plus jamais ! » Et qu’ils (com)promettront à leurs femmes abusées que « voilà, c’est fait ! » Croyant tout cela derrière eux, Et quand le lendemain à l’aube, chanteront les oiseaux, À nouveau, Et qu’on dira : Ce matin les oiseaux ont chanté - Et quand l’un finira par triompher sur l’autre - Et de quelle nature ce triomphe ? - Que seul son drapeau flottera le dernier dans le ciel bleu de l’hiver - Peu importe le nombre de bandes du... des drapeaux, La couleur des, des... Des drapeaux et des uniformes, Le nombre de bandes sur les Sur les drapeaux la couleur Sur les drapeaux, peu importe les drapeaux sur les drapeaux ! Que l’on entendra les oiseaux ! Les drapeaux ! Et la forme des casques, et la langue de l’hymne, Peu importe le morceau de l’histoire où ils puisent l’illusion qui légitime la ruine, Peu importe - Peu importe la source infecte qui par une surenchère de désinformation abreuve l’ivresse de la haine de son propre miroir, Peu importe - Et quand, En chaque homme ruiné, aura capitulé L’amour de Dieu face à la haine de l’Homme, Et que face à face avec la Vie, L’homme Yeux dans les yeux avec elle, Et d’homme à homme lui aura mentie, Choisissant de sceller lui-même le destin de ses ressemblables, Certains de sa certitude, et fier de sa haine - Haine qui n’est même pas sienne - Légitimant la violence commise par l’amour des siens, Niant la peur et défiant le destin - Et quand en démiurge il aura tué, Qu’il aura tué de ses propres mains Et sur-vécu à sa propre tuerie S’essuyant dans la neige les mains - Agrandissant sans le savoir le grand double P d’un autre : Quand Possession et Position Se seront attribuées de la ToutE RRondE son tapis entaché, Et qu’endoloris de fatigue et du devoir délestés Nos hommes, ou les vôtres Entendront les oiseaux, Puis qu’en silence et le pas lourd Ils iront se coucher - Et quand les enfants se rendront compte du mensonge, Et que, trouvant sans chercher la souffrance du doute Au sein des yeux de leurs pères qui n’ont jamais pleuré, Au sein des yeux de leurs pères perdus qui Ne sont peut-être plus leurs pères ou peut-être pas encore, Ils n’oseront poser la question-guillotine et resteront muets, La parole du vécu assassinée, Étouffées les voix du vrai - Quand les pouvoirs auront manipulé les médias Et les médias les masses Et les masses les pouvoirs et les médias, Et les médias les pouvoirs et les pouvoirs les pouvoirs, Et qu’ils s’entretiendront à huis clos dans les cercueils de nos aïeuls manipulés, S’attribuant leur courage, inventant griefs et rancunes Afin de commettre ce que nos aïeuls condamnaient - Nos aïeuls courageux d’être morts pour rien Nos aïeuls, pour moins que rien : nos aïeuls morts, Ruinés de valeurs nos aïeuls, Ruinés par un autre, Et aujourd’hui souillés par leur propre descendance nos aïeuls, N’ayant plus droit même à l’amour du désespéré nos aïeuls, Qui n’auront pas entendu les oiseaux nos aïeuls, Et qu’on entendra les oiseaux - Quand ruine sur ruine, et cadavre sur cadavre, Seront empilés les-les-les, les morts! Les, les hommes... Les hommes, Les morts, Les déjà morts... Les anciens-hommes, Les presque-vides, Les dépouillés! Les hommes... Que les alliances des cadavres seront portées par veuves et voleurs, Et que... Et qu’on entendra les oiseaux, Et que l’on remballera la haine en attendant, En enterrant des cercueils vides en attendant, Quand on attendra en attendant, Déposant roses et lys qu’emporte le vent, Sur la tombe des inconnus en survivant, Quand on attendra pieds-nus dans les décombres de l’histoire, Seule la mémoire sans ruine Seule la haine sur-vivante Que restera-t-il à reconstruire ? Que restera-t-il à reconstruire ? Et à l’hospice de quelle religion retourneront ils Rompre le pain et mendier un pardon Se repentir, mentir sans mentir et mentir Pour assumer les choix réalisés à travers eux? Et que feront-ils de leurs enfants, Et les enfants de leurs aïeuls ? Et comment habiteront ils le territoire Maintenant qu’il est à eux? Et comment construire la famille, la justice et la liberté? Quand c’est sur ces opposés que le triomphe s’est fondé? Et quels mensonges devront-ils inventer? Pour... Pour la paix. Et qui devront ils faire semblant de croire Et à qui livrer la victoire et remettre le pouvoir ? Dis-moi quels mensonges restera-t-il à inventer ? « Maintenant, le futur est à toi ; Les oiseaux ont chanté ! Les épiceries ne sont plus vides. Hier, en allant au cimetière, j’ai croisé une femme avec un ruban rose, Et les bus civils à nouveau circulent sur la route minée, Ils ne transportent plus d’hommes armés Ou de prisonniers, Mais des vivants et des morts, Des hommes et des cadavres libres. Victimes et bourreaux sont à nouveaux mélangés. Mélangés aussi les justes et les injustes Et on n’a rien oublié. On ose à nouveau sortir se promener, Sans lever le regard encore, Sans le sourire aux lèvres encore, Mais bientôt. Bientôt. » Les étrangers deviennent nationalistes Et apatrides les natifs, Ou l’inverse ou l’opposé, Et on déplace des foules De la terre chassées les foules, Jusqu’au bout de la ToutE RRondE repoussées les foules Qui ne défont plus leurs valises Et ne posent plus de questions ; Ils ont perdu leurs valises, On a volé leurs questions. Croissants, étoiles et croix en sang, En sang les drapeaux et les devises ; Fardeaux sur le dos des enfants, En sang les mains des innocents Et celles des coupables ; en sang Et comment les distinguer? Et pour quoi faire et à quoi bon? Les mains sales ; il faudra vivre ! Hier j’ai croisé une femme avec un ruban rose sur le chemin du cimetière. Sur le chemin du cimetière : Il faudra vivre ! Il faudrait des miroirs sans fond ni frontière Pour que la grande guerre puisse Se regarder dans les yeux, Dans le creux des cernes Et juger d’elle même. Mais l’Histoire ne suffira pas, La mémoire non plus ; C’est de la bouche de chaque inconnu que surgira le mensonge d’un autre. De la bouche de tous un mensonge nouveau Qui annonce la nouvelle vérité : Prédicateurs corrompus... Et moi qui n’ai rien vécu : Prédicateur corrompu, De tout cela rien du tout vécu! Moi qui n’acquiers de légitimité que dans le mensonge : Je n’ai pas entendu les oiseaux. J’ai menti. Je n’ai pas entendu leurs oiseaux. Et quelle fausse vérité croire ? Dans chaque camp il y a chaque camp Dans chaque camp il y a des hommes dans chaque camp, Et des justes et des injustes dans chaque camp Et des victimes et des bourreaux. Pour quels hommes pencher quand Cœur contre cœur Haleine contre haleine Et peur contre peur Se font face les justices et les inhumanités ? Que seule la dignité disparaît, Et que victimes et bourreaux Logent dans la même chambre, Baignent dans la même cause, Vivent dans le même corps ! Prendre parti pour une partie de l’homme ? Et combien d’autres absurdités? Aimer traîtres et lâches Et aimer les héros, Aimer, de chaque côté aimer, Tout entier ; aimer. Et cette femme au ruban rose, C’est toute entière qu’elle est allée au cimetière Et c’est toute entière que je l’ai vue sans la voir Toute entière qu’elle n’existe pas, Rien qu’en rêve, rien qu’en pensée, Rien que dans les pensées, Je n’arrive plus à penser, Je n’arrive plus à penser ! Roses et lys n’ont jamais existé ; Ce matin, j’ai entendu les oiseaux chanter.