René-Mickaël La fenêtre Te cracher de la poésie au visage Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je te montrerai. Genèse 12,1 Je dois me jeter. Je dois me jeter par la fenêtre. Pas celle qui donne sur la rue, Pas celle qu’on ouvre le matin, Pas celle par où le vent entre. Non, pas celle-là. L’autre. Celle qu’on ne voit pas, Celle qu’on ne reconnaît pas, Celle qu’on n’approche pas. Je dois me jeter par la fenêtre pour briser, Pour briser les jambes de mes idoles, Qui me conduisent les yeux clos Et qui me perdent, Me perdent sur un chemin vers nulle part. Ce nulle part des jardins sans saison, Ce nulle part des bourgeons sans printemps. Je dois me jeter par la fenêtre pour briser, Pour briser le bassin de ma famille, La hanche de mes origines, La colonne de mes habitudes, Le poitrine de mes amis, Les épaules de ma culture. De ma culture — pas tout à fait. Ce verger plein de fruits sans pépins, Dont l’abondance n’humanise pas, Dont l’abondance m’éloigne, M’éloigne de la musique des astres, Qui, par des résonances secrètes, Diffuse des accords inaudibles. M’éloigne de la danse des mythes, Où les fables archaïques Révèlent des correspondances divines. De ma sous-culture — oui. De la grande ville, De la grande école, De la grande entreprise, De cette grandeur factice d’un ancien régime imposée à ma génération, Comme les ronces s’imposent au jardin, Comme le givre s’impose aux bourgeons, S’impose à lui, et le fauche. Je dois me jeter par la fenêtre pour briser, Pour briser le crâne de mon image, L’idée que j’ai de moi, L’idée qu’ils ont de moi, L’idée que j’ai d’eux pensant à moi. Je ne veux plus m’envisager, Je ne veux plus m’envisager dans le visage de ceux qui me dévisagent. Les portes fermées, Les portes verrouillées, Les portes scellées, Tous ces échecs tissés par ma raison, Cette raison malade de ses propres nœuds, Mêlant des raisonnements aux raisonnements. Tous mes échecs seront des sauts, Des sauts par la fenêtre qui finiront par détruire, Détruire le centre du monde que je suis, Détruire la planète de mon corps-terre. Mais j’ai peur. Peur de cette destruction Qui fracasserait les os, Les os si durs de mon égoïsme, Peur que cette destruction soit une libération. C’est pourquoi mon intelligence hésite, C’est pourquoi mes sens tremblent, C’est pourquoi ma volonté recule, Même si je le pressens. Comme il existe une vie avant la vie, Comme il existe une vie après la vie, Il doit exister une vie dans la vie. Une naissance dans un autre ventre : Le ventre des racines, Le ventre des nuages, Ce ventre d’ombre où s’élabore, S’élabore la lumière à venir. Alors quand je chanterai, Avec leur alphabet, Avec leurs mots, Avec leur langue, Mais lorsque je chanterai, Surtout, avec ma voix, Dont le timbre est inconnu Chez tous les peuples du monde. Alors quand j’entendrai mon chant, Mon chant de l’homme-oiseau, Répondre à celui des étoiles, Qui récitent aux eaux des lacs, Des fleuves, Des mers, Le long psaume de la nuit. Alors... je saurai que je suis René. Oui, je saurai que je me suis jeté par la fenêtre, Jeté par la fenêtre intérieure.