CHARLES SAATCHI, GALERISTE EN VOIE DE DISPERSION. Texte Roxana AZIMI CHARLES SAATCHI, 76 ANS, a beau avoir l’aplomb des vieux barons de la communication et faire preuve d’un flair hors du commun pour les ten- dances de l’art contemporain, sa répu- tation n’en reste pas moins sulfureuse. Dans sa vie privée comme de collec- tionneur. En 2013, il avait fait la « une » de la presse populaire britannique pour avoir tenté d’étrangler sa deuxième ex- femme. Là, c’est en pleine crise du Covid-19 que le marchand d’art se fait remarquer par la mise en vente d’une collection de ses pièces accumulées dans une pure visée spéculative. Lucide quant à la faiblesse de ses chances de faire exploser les enchères, Christie’s a d’ailleurs très discrètement annoncé ce déstockage, le quatrième du genre, qui aura lieu en ligne du 12 au 28 mai. « Saatchi est has been », tranche, implacable, Georgina Adam, la sagace journaliste du Financial Times Artistes, marchands et maisons de vente se sont pourtant longtemps pros- ternés aux pieds d’un homme qui avait su fusionner l’art et la publicité. Voilà dix ans, le collectionneur boulimique, ver- satile et cynique pouvait faire et défaire les carrières. Porté par le nouveau et l’ailleurs, Saatchi a propulsé des artistes chinois, puis des créateurs indiens, dont certains lui sont encore reconnaissants. Pas un pays ou un continent qui n’ait échappé à sa curiosité. Avec la pandé- mie, cependant, les collectionneurs n’ont pas la fibre acheteuse. Et les experts n’attendent pas un bonus « Saatchi ». Les estimations pour la centaine de pièces mises en vente sont plus que raisonnables, de 1 150 à 17 260 euros. En d’autres temps, les commerciaux de l’écurie de François Pinault auraient sans doute convoqué le storytelling du collectionneur atypique, né en 1943 à Bagdad. Publicitaire façon Mad Men , Charles Saatchi a conçu, en 1979, avec son frère, Maurice, la campagne victo- rieuse de Margaret Thatcher et son slo- gan simple et efficace, le slogan – « Labour isn’t working » (« le Parti tra- vailliste ne fait pas le job »). Mais c’est dans l’art que son sens de la communi- cation et du business s’épanouit. Ogre instinctif, Saatchi s’entiche d’abord des minimalistes américains, puis du pop art, avant d’absorber tout ce qui lui tombe sous la main et de l’exposer aussitôt dans sa « gallery », un mini-centre d’art qu’il fonde en 1985. Saatchi achète, Saatchi expose, Saatchi revend, sans états d’âme. Sa méthode ? Rafler la tota- lité de la production d’un artiste, ne lais- ser que des miettes aux autres et contrôler ainsi son marché. Le peintre italien Sandro Chia en a fait l’amère expérience à la fin des années 1980. Lorsque Saatchi vend ses œuvres en bloc, il provoque l’effondrement d’une cote qui ne s’est jamais redressée. Zappeur dans l’âme, le publicitaire enchaîne les toquades. Il a l’argent et encore plus le temps. Fin 1994, lui et son frère sont bruyamment remerciés de leur agence. Et, si la fratrie fonde l’année suivante M&C Saatchi, Charles n’en sera plus qu’un actionnaire passif. Au mitan des années 1990, d’autres aventures le passionnent. Tombé sur de turbulents poulains nommés Damien Hirst, Chris Ofili ou Tracey Emin, il les propulse pour incarner le renouveau de la scène anglaise. Saatchi leur trouve un nom de guerre, les Young British Artists (YBA) et orchestre en 1997 l’exposition « Sensation » à la Royal Academy de Londres. Celle-ci est montrée à Berlin, à New York. Le maire de la ville à l’époque, Rudolph Giuliani, voit rouge devant une œuvre de Chris Ofili représentant la Vierge parsemée de bouses d’éléphant. Saatchi, lui, jubile : le scandale suscite une fréquentation record, 300 000 visi- teurs au total. En décembre 1998, il vend, déjà chez Christie’s, 130 œuvres de ces artistes. Bingo : les YBA sont lan- cés. Leur cote ne cessera de grimper. En 2004, Saatchi cède un grand requin de Damien Hirst conservé dans du for- mol, pour une dizaine de millions de dol- lars, au hedge-fundeur new-yorkais Steven Cohen. « Saatchi a décomplexé les collectionneurs , commente un mar- chand, qui préfère rester anonyme, mais aussi les spéculateurs . » L’homme, qui n’est pas à un paradoxe près, annonce pourtant en 2010 son souhait d’offrir au Royaume-Uni quelque 200 œuvres estimées à 25 millions de livres sterling (29 millions d’euros). Si Charles Saatchi n’est pas du genre à trembler, son empire, lui, ne se porte pas au mieux. Installée en grande pompe en 2008 dans un bâtiment néoclassique cossu du quartier de Chelsea, sa galerie connaît une chute de fréquentation. En 2018, elle essuyait des pertes – modestes, certes – de 24 764 livres sterling (28 000 euros), quand en 2017 ses profits s’élevaient à 1,2 million de livres sterling (1,3 million d’euros), selon le New York Times . En 2019, la décision de lui donner un statut de fondation fut interprétée comme une manière de sauver les meubles. Idem pour les ventes commencées un an plus tôt chez Christie’s et qui, en 100 lots à chaque fois, ont engrangé entre 460 000 et 805 000 euros. Aucune n’a eu sur la cote des artistes l’effet multiplicateur des YBA. Charles Saatchi, ici en 2018, est l’initiateur du mouvement des Young British Artists à la fin des années 1990. Ce collectionneur d’art fantasque vend aux enchères et en ligne une partie de ses acquisitions. Mais l’aura du publicitaire britannique, longtemps acteur puissant du marché de l’art, s’est étiolée. L A S E M A I N E Ricky Vigil M/GC Images/Getty Images