Un spectacle de Lilo Baur, d'après un film d'Ettore Scola. n o 2 Après la représentation : pistes de travail 2 Une pièce d'Ettore Scola Adaptation du film d'Ettore Scola pour le théâtre Gigliola Fantoni et Ruggero Maccari Texte français Huguette Hatem Mise en scène Lilo Baur Avec Laetitia Casta, Roschdy Zem et Joan Bellviure, Sandra Choquet REMERCIEMENTS Nos remerciements chaleureux à Valérie Six, productrice, et Ar - naud Duprat, maître de conférences à l'Université Rennes 2. Coordination : Hélène Chevrier , Cyrano Education Philippe Guyard , directeur de l'ANRAT, Jean-Claude Lallias, membre du conseil d'administration de l'ANRAT Marie-Lucile Milhaud , membre du bureau de l'ANRAT Comité de pilotage : Les membres du conseil d'administration de l'ANRAT Autrices du dossier : Caroline Bouvier - ANRAT Secrétaire d'édition : Lou Dujeancourt - ANRAT Conception graphique et mise en page : Damien Moreau - collaborateur de l'ANRAT La collection Pièce (dé)montée a été créée et dirigée par Jean-Claude Lallias pour le réseau Canopé de 2003 à 2022 (ex CNDP, centre national de documentation pédagogique) Les 375 numéros produits sont archivés et consultables sur ce site : https://www.reseau-canope.fr/notice/piece-demontee-2022.html p 4 I/ METTRE EN SCÈNE L'ENFERMEMENT p 5 1/ Un espace clos de plus en plus replié sur lui même p 7 2/ La tout puissance du mouvement p 9 II/ LA RENCONTRE DE DEUX ÊTRES QUE TOUT OPPOSE : UN DÉFI SCÉNIQUE p 10 1/ Deux mondes en présence p 13 2/ Dire l'humiliation p 15 III/ RESTITUER INCERTITUDE ET FRAGILITÉ : UN JEU TOUT EN NUANCES p 16 1 / É chapper à la peur et retrouver l'innocence enfantine p 17 2/ S'émanciper : changer de regard sur l'autre, apprendre à voir p 19 3/ Une f in optimiste ? o S m a r Avant le spectacle la représentation en appétit ! L ’ E N F E R M E M E N T « Sur cette création tirée d'un film, j'ai voulu une scénographie mobile. Les appartements de Gabriele et Antonietta se déplacent, on y ouvre une porte pour être transporté ailleurs. Les murs du régime totalitaire enferment, on essaie de les repousser. Il y a aussi un jeu entre le niveau réel du récit et les voyages mentaux des personnages, à travers des dessins projetés sur les parois, qui se substituent aux images d'archives intégrées à l'œuvre d'origine ». Lilo Baur, La tribune de Genève, 7 octobre 2023 I 5 Un espace clos et replié sur lui-même Demander aux élèves de dessiner le dispositif scé- nique au début de la pièce. De quelle manière ce dis- positif évolue-t-il au fil de la pièce ? Sur quel prin - cipe repose la scénographie du spectacle ? Au début du spectacle, est représen - té l’appartement d’Antonietta, plus spécifiquement la cuisine. L’espace est délimité par trois murs gris. Tout le dispositif scénique se fonde sur un système de panneaux coulissants qui permet par rotation de faire apparaître très rapidement un autre dispositif scénique (l’appartement de Gabrie - le ; une autre partie de l’appartement d’Antonietta, les toits de l’immeuble). 1 © Simon Gosselin 6 Proposer une recherche sur le théâtre de l’Atelier. A Paris, le spectacle a été représenté au théâtre de l’Atelier, un théâtre construit au XIX ème siècle (Théâtre Montmartre), un temps transformé en cinéma, avant de redevenir théâtre, lorsque Charles Dullin s’y installe avec sa compagnie « L’Atelier » et le renomme dès lors par ce nom : « l’Atelier n’est pas une entreprise théâtrale, mais un laboratoire d’essais dramatiques ». 1 Ce metteur en scène, formé par Jacques Copeau au théâtre du Vieux Colombier, fonde en 1927 avec Louis Jouvet, Gaston Baty et Georges Pitoëff « le cartel des Quatre » pour dé - fendre un théâtre exigeant, en oppo - sition avec une pratique strictement mercantile, appuyée sur un théâtre de boulevard. C’est dire le glorieux passé du théâtre de l’Atelier, associé à l’une des figures marquantes du théâtre du XXème siècle. Mais il n’en reste pas moins que le lieu porte la marque de son temps, avec les contraintes que cela peut par - fois entraîner. Confronter les caractéristiques techniques du théâtre de l’Atelier avec celles du théâtre de Carouge 2 : quelles diffi - cultés pose le passage d’un lieu à l’autre ? Comment les pan - neaux sont-ils dans le théâtre de l’Atelier ? Qu’apporte une telle disposition ? La jauge du public est plus importante au théâtre de l’Atelier (557 places annoncées contre 468 au théâtre de Carouge). Mais les dimensions de la scène sont bien différentes. Carouge met en avant une scène de 320 m2, avec une cage de scène de 13 mètres de profondeur et de 24 mètres de largeur, alors que le théâtre de l’Ate - lier propose une scène de 110 m2, avec une ouverture du cadre de scène de 7, 27 mètres et une profondeur de 9, 55 mètres avec le mur du fond (le théâtre comporte cependant un proscenium arrondi qui agrandit la surface de jeu). En plaçant les panneaux coulissants sur le plateau nu du théâtre de l’Atelier, la scénographie resserre donc l’espace et rend plus sensible la notion d’en - fermement des personnages, bloqués par des murs étroits, peints en gris, qui évoquent déjà un univers carcéral et labyrinthique. L’utilisation du théâtre, de ses murs mêmes comme fond pour évoquer les paliers et les escaliers de l’immeuble ajoute à cette sensation inquiétante. Le film d’Ettore Scola, tourné dans un immeuble mussolinien, avec ses larges fenêtres et ses escaliers vitrés, permettant la surveillance de chacun par chacun, donnait à voir le flux des locataires se rendant au défi - lé et montrait l’uniformisation de tout une population. Au théâtre, les murs opaques, les lieux exigus suggèrent une surveillance plus secrète, plus insidieuse. Ils font déjà surgir l’image finale, la solitude, la peur, les pas dans l’escalier, l’arrestation nocturne. 2 Voir en parti- culier les fiches techniques de la salle et de la scène : https://www. theatre-atelier.com/ privatisation/ et https://theatrede- carouge.ch/theatre/ nouveau-theatre/ 1 Manifeste de la compagnie fon- dée en 1921 par Charles Dullin. Elle s’installe au théâtre Montmartre en octobre 1922 © Simon Gosselin - 7 La toute-puissance du mouvement Lister les différents décors tout au long du spectacle. Comment se font les changements de l’un à l’autre ? Qu’apporte cette manière de passer ainsi d’un environne - ment à l’autre ? On peut distinguer plusieurs décors qui déterminent plusieurs lieux. Les appar - tements sont toujours caractérisés par la présence d’au moins 3 murs, per - cées de portes ou de fenêtres vitrées. A l’inverse, les toits s’installent sur toute la largeur de la scène et les murs disparaissent (à l’exception du mur de fond, bien sûr) : l’espace s’agran - dit et suggère une aire de liberté. L’appartement d’Antonietta est envi - sagé de plusieurs manières. D’abord à l’ouverture du spectacle, c’est la cuisine seule qui apparaît. Puis après la rencontre avec Gabriele, lorsque celui-ci se rend chez la jeune femme, l’angle de vision se modifie et on peut voir deux pièces : la cuisine, à jardin et au centre du plateau, une sorte d’entrée ou avec l’ajout d’une table, une pièce plus formelle qui fait of - fice de lieu où l’on reçoit les invités. L’appartement de Gabriele est présen - té sous un seul angle, avec la porte à jardin, et les éléments du mobi - lier, bibliothèque, table avec phono - graphe, téléphone dans l’angle à cour. Les deux appartements, celui d’An - tonietta et celui de Gabriele, appa - raissent également à un moment dans un effet de simultanéité, lorsque les deux personnages commentent et ré - agissent à ce qui s’est passé sur le toit. Il s’agit pour chacun d’un demi-décor. Les derniers moments du spectacle reviennent à la cuisine d’Antonietta, mais en avant-scène on voit Gabriele 2 © Simon Gosselin 8 traverser de cour à jardin pour re - joindre le policier venu l’arrêter. Les deux hommes sortent à jardin. Les changements se font à vue, le public est lui-même pris dans le mou - vement. La première transformation se fait par l’oiseau, appartenant à Antonietta. Cette première irruption du mouvement est une libération qui fait éclater les murs, et l’envol symbo - lique de Rosmunda est amplifié par la projection sur les murs gris de grands dessins blancs qui viennent animer l’espace. Tout au long de la pièce, ces projections réapparaissent, tantôt pour retrouver ce symbole de liberté qu’est l’oiseau, tantôt pour rappeler l’environnement dictatorial et guerrier (avions, chars de guerre, silhouette de Mussolini). Le combat entre ces deux instances est constamment réactivé Il arrive que les personnages eux- mêmes fassent bouger les décors : ainsi la concierge envahit l’apparte - ment d’Antonietta, pour en pousser les murs, exemple d’une surveillance, d'un espionnage, qui cherche à boule - verser la jeune femme, en présentant Gabriele comme un individu anti - social dont il convient de se méfier. Gabriele à son tour, en montant sur la patinette d’enfant, ouvre le décor en deux et les toits peuvent ainsi surgir. Ainsi l’enfermement n’apparaît pas dé - finitif : la mobilité des lieux et des per - sonnages est une source d’espoir et le refus du réalisme dans la mise en pra - tique de cette mobilité est également frappante : elle ouvre une fenêtre vers l’imaginaire et l’onirisme, signe que tout n’est pas écrasé par l’idéologie fasciste. © Bruno de Lavetère https://www. brunodelavenere. com/portfolio/ une-journee-par- ticuliere/ © Bruno de Lavetère https://www.bru- nodelavenere. com/portfolio/ une-journee-particu- liere/ 10 Deux mondes en présence Confronter les deux apparitions d’Antonietta et de Gabrie - le au début du spectacle. De quelle manière la mise en scène souligne-t-elle la radicalité de leurs différences ? Antonietta apparaît dans la cuisine, son lieu d’action. Elle est d’emblée assignée aux tâches ménagères : faire le café, repasser les vêtements de son mari, cirer ses bottes, préparer la table du petit déjeuner, réveiller les enfants. Elle n’est pas véritablement « habillée » : elle porte un peignoir sur une sorte de combinaison, un tablier à la ceinture. Ses bas sont filés et ses chaussons abîmés. Les couleurs, dans des tonalités brun-feuille morte, avec une touche peut-être un peu plus vive pour les chaussons rouge-grenat, pa - raissent assez éteintes. On comprend que trop occupée, elle a renoncé à se soucier de l’image qu’elle peut ren - voyer. Lorsqu’Emmanuele entre dans la cuisine, il lui donne aussitôt des ordres pour qu’à l’inverse, elle l’aide à s’habil - ler. Cet habillage a valeur symbolique : le système fasciste se construit sur la toute-puissance masculine, les femmes sont reléguées à un rôle subalterne, elles obéissent, veillent au bien-être de leur mari et s’occupent des enfants. 1 https://www.legran- daction.com/films/ une-journee-particu- liere/ 11 Dans la mise en scène de Lilo Baur, les enfants n’appa- raissent pas. Comment leur présence est-elle suggérée ? Faut-il considérer cette absence comme un manque ? Quel effet produit-elle ? Alors que dans le film, les six enfants du couple Tiberi étaient présents et qu’une scène les montrait tous en train de prendre le petit déjeuner, dans cette mise en scène de théâtre, leur présence est suggérée, soit par des effets d’ombres chinoises (le plus petit dormant derrière un drap installé dans la cuisine), soit par des voix off, Anto- nietta passant dans la pièce derrière la cuisine. Dans la dernière scène, ces voix finissent même par former un brouillard confus dont le spectateur ne distingue pas clairement le sens. On sait à quel point montrer des enfants sur une scène de théâtre est complexe : la législation est rigoureuse et cherche à protéger les mineurs de toute dérive. Mais leur absence sur scène va bien au-delà d’une simple commodité. Dans le film d’Ettore Scola, Antonietta, figure essentielle de la famille, aidait chacun de ses en - fants, elle reprenait les aînés sur leurs comportements ou leurs paroles, elle s’occupait des vêtements des deux « moyens » (la ceinture d’Arnaldo et le pompon du fez de Fabio noirci au cirage) et elle veillait avec une affec - tion plus marquée sur le petit dernier, Littorio, âgé de cinq ans. Dans la mise en scène de Lilo Baur, Antonietta se retrouve seulement confrontée à son mari. Aucun appui, aucune affection maternelle, donnée ou reçue, n’est montrée. La jeune femme n’apparaît qu’en position de soumission, face à un mari médiocre et tyrannique. Ainsi la première scène renvoie l’image d’une femme totalement soumise à son mari, même si elle fait entendre les soupçons qu’elle nour - rit à propos de sa fidélité et exprime son mécontentement à cet égard. La suite de la pièce confirme cette soumission à l’ordre établi : son admi - ration pour Mussolini, la naïveté avec © Simon Gosselin 12 laquelle elle se manifeste (le cahier d’images, le portrait en boutons), le récit extasié qu’elle fait de sa seule vision, tout met en évidence une jeune femme aliénée, qui n’a pas conscience de l’infériorité qui lui est assignée et qui n’a pas reçu suff isamment d’édu - cation pour se défendre. Le texte la présente également comme une méridionale, née à Naples et l’on sait combien cette origine a pu être par - fois méprisée par les Italiens du Nord. Dans sa colère, sur la terrasse, Gabriele n’hésite pas à la traiter de « petite femme ignorante et bor - née ! Une épouse en chaleur, mais si « comme il faut », si « comme il faut » ! Une de celles qui disent après : « ce fut un moment de faiblesse...qu’allez-vous penser de moi ? ». Disposée à se faire enfiler sur la terrasse, mais prête à ju - ger ! A lyncher ! » Il condense à ce moment tous les préjugés qui peuvent s’attacher à la jeune femme. Gabriele est présenté dans un envi - ronnement différent : il est assis à une table, il écrit des enveloppes. Derrière lui, une bibliothèque, à jardin le long du mur, une autre rangée de livres. La présence d’un phonographe et du télé - phone atteste un milieu social plus éle - vé. Le personnage est habillé, comme pour une journée ordinaire où il serait amené à sortir : pantalon sombre, chemise blanche, pull sans manches grenat, cravate assortie. Loin de l’agi - tation qui règne chez Antonietta, Gabriele donne une première impres - sion de calme et de maîtrise. Associé à la lecture, à la musique, à l’écriture, c’est visiblement un intellectuel. Cependant, le vide des étagères, et surtout l’apparition du revolver, suivie de la tentative de suicide, balayent la sérénité de ces premières impres - sions : la gravité d’une menace, de l’attente d’un danger inconnu s’im - pose. L’entrée affolée d’Antonietta poursuivant Rosmunda apparaît en contraste terriblement futile. Dans son premier coup de téléphone, Gabriele soulignera l’analogie entre la jeune femme et son perroquet : « L'arrivée d'une femme qui habite juste en face m'a sauvé. Non-on-o. La vie, quelle qu’elle soit, vaut la peine d'être vécue. C'est ce qu'on dit, non ? Et puis il vous arrive toujours un petit perroquet pour vous le rappeler ». Ces paroles révèlent aussi une autre grande différence entre les deux per - sonnages : Gabriele sait manier l’iro - nie, la distance, y compris vis-à-vis de lui-même, ce qu’Antonietta ne maîtrise pas et interprète toujours comme une façon de se moquer d’elle. Mais aussi différents soient-ils, ils partagent une même expérience : ils sont seuls dans l’immeuble, mis à l’écart, l’un et l’autre jugés indignes de participer au défilé qui rassemble toute la communauté urbaine, dans la glorification conjointe du fascisme et du nazisme. Si les raisons de cette exclusion sont diamétralement op - posées, elle fonde le même ressenti. 13 Dire l’humiliation L’humiliation est une forme intense, voire radicale, de souf - france psychique : elle dévalorise, méprise et met en cause le droit de l’individu à être, à vivre, sans justification. Elle tend en effet à effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain. [...] Les origines et les formes de l’humiliation sont multiples, qu’elles soient liées au sexe, à la couleur de peau, ou bien qu’elles soient personnelles, sociales, profession - nelles. Cependant, même quand elle vise un groupe, qu’elle soit collective, l’humiliation – ressentie de façon plus ou moins intense – touche toujours fondamentalement à l’indi - vidu : l’individuel : elle atteint en effet la valeur de celui-ci aux yeux des autres et, de fait, aux yeux mêmes de qui la subit 4 A partir des textes proposés, travailler leur interprétation dans deux situations différentes : dans la première, le per- sonnage parle seul, s’adressant fictivement à un interlocuteur : Rosmunda ou Marco qui ne répond pas au téléphone. Dans la deu- xième, le personnage s’adresse ouvertement à l’autre, Gabriele ou Antonietta. Confrontez les expériences de jeu : parler (dire, formuler l’humiliation) est déjà une étape difficile, mais parler à quelqu’un, prendre le risque de l’aveu, en espérer un soula- gement marque un degré supplémentaire, d’autant que les réac- tions de l’auditeur sont aussi très importantes. Comment le jeu marque-t-il ces nuances ? 2 © Simon Gosselin 4 « Le caractère menaçant de l'hu- miliation », Clau- dine Haroche, Le Journal des psy- chologues 2007/6 (n° 249), pages 39 à 44 https://www.cairn. info/revue-le-journal- des-psychologues- 2007-6-page-39.htm 14 Gabriele : « Une fois je me suis même fiancé. Avec une fille de la radio : pour que la nouvelle se répande. Je l'emmenais au restaurant, au cinéma, dans tous les lieux où on pouvait nous voir ensemble... Je faisais semblant d'être fou d'elle. Et elle de moi : c'était une bonne amie, qui voulait m'aider. Mais peut-être je ne jouais pas bien mon rôle... Un jour ils m'ont appelé à la direction et ils m'ont dit que je ne pouvais plus faire partie de « la grande famille de la radio ». « Tu n'as pas la carte du parti », m'ont-ils dit, « Je l'ai », j'ai répon - du, « Tu l'avais, nous te l'avons retirée. Parce que les types comme toi ne peuvent pas appartenir à notre parti, qui est un parti d'hommes ». Alors j'ai tenté de tricher en exhibant un certificat médical qui déclarait que « Je n'étais pas un homosexuel ». Oui, enfin que j'étais un individu normal. [...] Bien sûr, ce fut une erreur. Si on ne l'est pas, on ne se pro - mène pas avec son certificat... Et c'est ça la chose la plus grave : que tu cherches à paraître différent de ce que tu es... qu'ils t'obligent à avoir honte de toi-même...à te cacher... ». Antonietta : « Moi aussi, tellement souvent, je me sens... humiliée... considérée comme moins que zéro... mon mari avec moi, il ne parle pas, il donne des ordres. Le jour et... la nuit. C'est depuis nos fiançailles que nous ne rions plus ensemble. Lui, il rit dehors... avec les autres [...] Tu sais, ces endroits où les hommes vont en payant ? lui, il y est plus connu qu’à son bureau... avec une de celles-là, un di - manche, il est même allé faire une virée à la mer... et puis des petites bonnes, des femmes de service... la fruitière du marché d'en bas [...] mais tant que c'était celles-là... Au lieu de ça, le mois dernier, pendant que j'étais là à recoudre la doublure de son veston, j'ai trouvé une lettre d'une certaine Laura, qui est institutrice dans une école primaire. Se mettre avec une femme instruite... c'est comme si mon mari... c'est comme dire à une femme qu'elle est une moins-que- rien, une ignorante. Ce qui est vrai, est vrai : moi à l'école, j'y suis peu allée ou pas du tout... et une lettre comme celle-là... même quand je l'aimais... je ne lui en ai jamais écrite... parce que je ne sais pas écrire. A une ignorante, on peut lui faire n'importe quoi... parce qu'il n'y a pas de res - pect... et quand il n’y a pas de respect...il n’y a plus rien. Après la violence de la scène sur le toit, Antonietta revient chez Gabriele pour s’excuser de son comportement : la parole peut alors surgir entre eux et le récit de Gabriele suscite celui d’An - tonietta : c’est la même évidence de l’humiliation. La libération de la pa - role amène celle des corps, car il s’agit bien d’aider chacun à restaurer son intégrité, physique et émotionnelle. « C’est que quand on f rappe à la porte... J’ai toujours un peu peur... Si on demande « Qui c’est ? », on répond un ami... Même si on ne l’a jamais vu » (Antonietta, L’Avant-scène Théâtre p. 46). Après la représentation : pistes de travail ! III - 16 © Simon Gosselin 17 © Simon Gosselin 18 5 L’avant-scène théâtre, p. 82. 6 Dans la préface de l’édition de l’Avant-scène théâtre, la tra- ductrice, Huguette Hatem, montre la complexité de l’emploi des per- sonnes, compte-te- nu du contexte politique. Elle précise que An- tonietta utilise le vouvoiement, mais que Gabriele, jusqu’à la scène de la terrasse, s’adresse à elle, en utilisant la troisième personne du singulier, la forme de politesse en italien. Or cette utilisation avait été condam- née par Mussoli- ni, qui voulait que l’on emploie le vouvoiement. En quoi la dernière scène entre les deux personnages té- moigne-elle de cette émancipation réciproque ? Quel type de jeu les comédiens sont-ils amenés à prendre ? Comment la mise en scène utilise-t-elle le quotidien pour suggérer symboli- quement cette libération ? La dernière scène met en jeu des adultes qui n’ont plus rien à se ca - cher et qui savent qu’ils ne vont plus se revoir. Les certitudes qui étaient les leurs ont été mises à mal. Dans les scènes précédentes, Laetitia Cas- ta propose une Antonietta toujours active, toujours en mouvement et le regard souvent baissé, comme soucieuse de se comporter comme elle devrait. Roschdy Zem, pour sa part, oscille entre une fausse as- surance, souvent ironique et des éclats d’anxiété, qui, sur la terrasse, deviennent colère et f ranche agres - sion de la jeune femme. Mais en - suite, le jeu des deux comédiens est moins heurté, il laisse place à des silences, à des mouvements plus lents et plus restreints dans l’espace. Le repas qu’ils partagent témoigne ironiquement du retournement subi : on reste dans le quotidien, dans une réalité concrète, où, quoiqu’il se passe, la faim ne disparaît pas et où on ne gaspille pas la nourri - ture (« Deux œufs et un morceau de pain » 5 ). Mais l’univers de cha - cun est bouleversé : Gabriele cui - sine, Antonietta est assise et se fait servir, les portions sont partagées à égalité. Dans le texte f rançais, les deux personnages se tutoient 6 La relation amoureuse f inale met en évidence de manière très écla - tante la transformation des person - nages, mais celle-ci se lit aussi dans de nombreux détails dont la portée symbolique est parfois plus com - plexe à déchiff rer. Dans le même ordre d’idée, on peut rappeler par exemple que c’est Gabriele qui répare la lampe, évite de se cogner la tête sans rien voir, et apporte la lumière. Pour aller plus loin : envi- sager une description détail- lée de la scène de la terrasse (le choix du lieu, l’espace, la lumière, les draps blancs, l’environnement sonore, les projections sur les murs). © Simon Gosselin © Simon Gosselin 19 Une f in optimiste ? Décrire la dernière scène: peut-on dire que la situa- tion a évolué à la fin de la pièce ? Y-a-t-il des élé - ments qui suscitent l’espoir d’un progrès ou d’une issue ? Comment s’achève le spectacle ? Confronter en - suite avec la fin du film : quelles différences se ma - nifestent ? Après leur séparation, Antonietta rentre chez elle, où elle retrouve sa famille. Aucune évolution en ce qui concerne son mari, qui s’impatiente et la rudoie. Elle est visiblement troublée, absente mais lui ne s’en rend même pas compte. Elle continue de s’activer dans son rôle d’épouse et de mère de famille, mal - gré tout moins docile qu’au début du spectacle. Elle refuse en particulier de suivre son mari dans la chambre et ouvre le livre de Gabriele, qu’elle com - mence à lire, assise dans la cuisine. On entend le début des Trois mous- quetaires , tandis que se fait le noir. En ce qui concerne Gabriele, la si - tuation connaît son dénouement : un homme (imperméable et chapeau) apparaît pour l’arrêter. L’éclairage latéral éblouit le journaliste qui prend sa valise, rejoint l’autre homme, et disparaît avec lui. Le spectateur est directement frappé par le choix que la mise en scène a fait de l’espace où se déroule cette scène : les deux person - nages dans une opposition jardin/cour, tous deux en avant-scène. Même sans violence effective, l’arrestation résonne comme une disparition définitive. Ainsi le comportement d’Antonietta marque sa transformation : elle n’obéit plus aveuglément à son mari et s’ouvre à la culture, mais Gabriele n’échappe pas à la déportation. De fait, il n’y a pas de miracle possible : le régime fasciste de Mussolini perdurera jusqu’en 1943. © Bruno de Lavenère https://www.bru- nodelavenere. com/portfolio/ une-journee-par- ticuliere/ 20 Pourtant en comparaison avec le film d’Ettore Scola, Lilo Baur choisit une fin plus optimiste, qui manifeste l’évolu - tion des mentalités depuis 1977. Dans le film, Antonietta voit par la fenêtre Gabriele emmené par deux hommes traverser la cour et franchir le porche d’entrée. Elle range alors le livre et se rend dans la chambre. Tout se passe comme si l’espoir suscité par sa ren - contre avec Gabriele l’avait abandon - né et qu’elle se résignait à retourner à sa vie première. Dans la mise en scène de Lilo Baur, il est clair qu’Antonietta ne retournera pas en arrière : quelque chose s’est définitivement passé. Commenter l’image (on pourra comparer avec la pre- mière image de la cuisine, au lever du jour): quelle est l’attitude d’Antonietta ? Que dire de la lumière ? Quel objet remarque-t-on au premier plan à jardin ? La jeune femme est assise, le dos droit, totalement concentrée sur l’ouvrage. Elle lit. Le travail de la lumière isole Antonietta au centre de la pièce et il mélange deux éléments : une tonalité froide, qui pourrait évoquer la nuit et les menaces qu’elle recèle. Mais aussi une tonalité plus chaude qui semble provenir de la suspension arrangée par Gabriele et qui est désormais suffisamment haute pour éclairer convenablement. Détail intéressant par rapport au début de la pièce : la cage de Rosmunda a changé de place : elle est en avant-scène, au-des - sus de l’évier et non plus à l’arrière, près du rideau à lanières. Elle n’est pas non plus totalement recouverte d’un linge blanc : décidément Anto - nietta n’est plus, comme le prétendait le mainate, « atoneta », c’est-à-dire atone, sans réaction, sans vitalité.