Excellences, les Ambassadeurs, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs, J'avais peut-être sept ou huit ans et je venais rendre visite à mes grands-parents, au treizième étage d'une tour à la mode des années 70 sur les rives du Rhin à Cologne. Mon grand-père, László Szücs, ou Api comme nous l'appelions, était médecin et dessinateur. Nous aimions dessiner ensemble - mais cette fois-ci, il me montrait des dessins d’autrefois, des dessins qu'il avait réalisés auparavant. Ils étaient étrangement sombres et froids. Je ne les comprenais pas, ma sœur aînée si. Je savais qu'ils avaient à voir avec le temps que mon grand-père a passé dans le camp. Je le comprenais intuitivement, car il régnait un silence étrange et révélateur dans la pièce lorsque les aînés en parlaient. Mais il y avait un dessin qui me parlait directement. Un arbre desséché, ses racines s'agrippant de toutes leurs forces à la terre. Or, en haut, une jeune pousse sort du vieux bois. J'ai compris. Compris la douleur, et dans une douleur profonde, l’espoir. Mes grands-parents étaient des survivants de l’Holocauste. C'était, en tant qu'enfant, difficile à comprendre. Et pourtant mon grand-père racontait avec tant d'ironie tendre, avec un humour noir qui affirme la vie. Ses histoires - des choses cruelles faites à une personne que j'aime - ne semblaient donc plus inconcevables, mais en quelque sorte réelles, et de ce fait plus faciles à assimiler. Douloureuses certes, mais grâce à sa légèreté, sa force, un peu moins graves. À un moment donné, quand j’avais 16 ans, j'ai fait un rêve récurrent, que je fais encore parfois aujourd'hui. Nous sommes en 1939 en Allemagne et les nazis me persécutent. Je dois me cacher. Ce n'est que récemment que j'ai commencé à réfléchir à ce que l’Holocauste signifie réellement pour moi. J'ai toujours été attristé par la souffrance de mes grands-parents. Mais que ce crime si récent - 77 ans, qu’est-ce que c’est dans la vie d’une famille ? - que ce crime me concerne aussi personnellement, je viens de le comprendre. J'ai parlé avec mes cousines et ma sœur du traumatisme intergénérationnel - un traumatisme qui est passé d’une génération à la prochaine. Une de mes cousines lutte parfois contre un trouble anxieux, une autre tend à la dépression. Ma sœur a même préparé une thèse sur l’Holocauste. Malgré toute leur lumière, elles ont toutes parfois une part d'ombre en elles, et moi aussi. L’expérience de nos grands-parents nous accompagnera. J’ai toujours été obsédé par l’idée de protéger et de préserver la liberté, la paix, la sécurité dans laquelle j'ai eu l’inconcevable privilège de grandir, dans les années 90 en Allemagne. Ce privilège va de pair avec un sentiment de responsabilité peut être exagéré vu de l'extérieur. J’ai compris que récemment que cette responsabilité découle directement du traumatisme que je porte en moi. Nous vivons aujourd'hui le retour des ténèbres, où l'antisémitisme est à nouveau en hausse dans le monde entier - où une synagogue, en Allemagne, peut à nouveau être attaquée dans une tentative de massacre - des temps où la haine et le tribalisme dressent à nouveau leurs vilaines têtes, où même des frontières internationales sont remises en question. C'est précisément dans de telles périodes que je ressens la responsabilité identitaire de lutter pour des sociétés ouvertes et libres, pour la démocratie et les droits humains, pour l'ouverture au monde et pour la paix. Il peut sembler ironique qu'un descendant de survivants de l'Holocauste rejoigne justement le service diplomatique allemand pour apporter cette contribution. En même temps - quel autre pays peut avoir une boussole morale aussi claire qu’un pays qui a commis le crime le plus horrible, mais qui assume ensuite son histoire ? Après avoir émigré de Transylvanie, en Roumanie, mes grands-parents se sont installés en Allemagne. Pour eux, l'Holocauste n'était pas juste un crime allemand, mais plutôt un crime de l’humanité contre elle-même. En tant qu'étudiant en psychologie, j'ai été fasciné par l'expérience de Milgram : un instructeur demande à un participant d'administrer un (faux) électrochoc à un autre participant à chaque fois qu’il fait une erreur dans une épreuve de mémoire. A chaque erreur, la tension monte, l’expérimentateur en assume la responsabilité. Deux tiers des personnes, dans les pays et les cultures les plus divers, exécuteraient un autre être humain par électrochoc, pour autant que cela leur soit ordonné par une personne de rang supérieur et qu'ils n'en portent explicitement aucune responsabilité. L’angoisse, les égoïsmes, le tribalisme, l'obéissance aveugle qui ont conduit le peuple allemand à commettre l’Holocauste n'ont jamais disparu. Ils font partie de l'être humain, tout comme ses rêves et ses espoirs. Mais c'est à nous tous, chaque jour, de nous engager à renforcer et à protéger la plus grande conquête de l'humanité - un ordre mondial ouvert, fondé sur le droit, des sociétés où règnent la liberté, la justice et le respect pour les minorités, dans lesquelles ses citoyens vivent dans la dignité humaine. C'est le rempart qui nous empêche de tomber. N’oublions pas que c’est une singularité historique que nous ayons réussi à maintenir cela pendant si longtemps. Elle est mise à mal chaque jour et c’est à nous de la sauvegarder. La journée d'aujourd'hui me rappelle à cette responsabilité. Celle envers mes grands-parents ; ma chance ineffable, le hasard d'être né en 1989, et non en 1909. Mon grand-père, qui a travaillé avec la Résistance dans l'infirmerie du camp de concentration de Mauthausen-Melk pour y pratiquer des opérations improvisées de nuit afin de sauver la vie de prisonniers malades autrement condamnés à mort. Sauver des vies - et ainsi survivre soi-même. Ma grand-mère, Julia Kertész, qui, en tant que travailleuse forcée dans l'usine Volkswagen de Wolfsburg, a secrètement saboté les machines pour entraver la production de guerre. Mes grands-parents ne vivent plus, et les derniers survivants de l’Holocauste disparaissent eux aussi. Garder en mémoire l’Holocauste devient de plus en plus difficile, tandis que les leçons d'humanité que nous avons tirées de ce crime s'estompent chaque année. C'est à des gens comme moi, qui portent ce traumatisme et ses histoires en eux, mais également à nous tous, de s'en souvenir et de se battre pour que plus jamais une telle obscurité ne se reproduise. Merci de votre attention.
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