au moins les progrès d'une philosophie qui n'est plus bornée à l'expression aphoristique des idées morales, mais qui est déjà passée à l'état scientifique. L'art est ici trop évident pour que l'on puisse attribuer l'ordre et l'enchaînement logique des propositions à la méthode naturelle d'un esprit droit qui n'aurait pas encore eu conscience d'elle-même. On peut donc établir que l'argument nommé sorite était déjà connu en Chine environ deux siècles avant Aristote, quoique les lois n'en aient peut-être jamais été formulées dans cette contrée par des traités spéciaux[12]. Toute la doctrine de ce premier traité repose sur un grand principe auquel tous les autres se rattachent et dont ils découlent comme de leur source primitive et naturelle: le perfectionnement de soi-même. Ce principe fondamental, le philosophe chinois le déclare obligatoire pour tous les hommes, depuis celui qui est le plus élevé et le plus puissant jusqu'au plus obscur et au plus faible; et il établit que négliger ce grand devoir, c'est se mettre dans l'impossibilité d'arriver à aucun autre perfectionnement moral. Après avoir lu ce petit traité, on demeure convaincu que le but du philosophe chinois a été d'enseigner les devoirs du gouvernement politique comme ceux du perfectionnement de soi-même et de la pratique de la vertu par tous les hommes. 2° LE TCHOUNG-YOUNG, OU L'INVARIABILITÉ DANS LE MILIEU. Le titre de cet ouvrage a été interprété de diverses manières par les commentateurs chinois. Les uns l'ont entendu comme signifiant la persévérance de la conduite dans une ligne droite également éloignée des extrêmes, c'est-à-dire dans la voie de la vérité que l'on doit constamment suivre; les autres l'ont considéré comme signifiant tenir le milieu en se conformant aux temps et aux circonstances, ce qui nous paraît contraire à la doctrine exprimée dans ce livre, qui est d'une nature aussi métaphysique que morale. Tseu-sse, qui le rédigea, était petit-fils et disciple de KHOUNG-TSEU. On voit, à la lecture de ce traité, que Tseu-sse voulut exposer les principes métaphysiques des doctrines de son maître, et montrer que ces doctrines n'étaient pas de simples préceptes dogmatiques puisés dans le sentiment et la raison, et qui seraient par conséquent plus ou moins obligatoires selon la manière de sentir et de raisonner, mais bien des principes métaphysiques fondés sur la nature de l'homme et les lois éternelles du monde. Ce caractère élevé, qui domine tout le Tchoung- young, et que des écrivains modernes, d'un mérite supérieur d'ailleurs[13], n'ont pas voulu reconnaître dans les écrits des philosophes chinois, place ce traité de morale métaphysique au premier rang des écrits de ce genre que nous a légués l'antiquité. On peut certainement le mettre à côté, sinon au-dessus de tout ce que la philosophie ancienne nous a laissé de plus élevé et de plus pur. On sera même frappé, en le lisant, de l'analogie qu'il présente, sous certains rapports, avec les doctrines morales de la philosophie stoïque enseignées par Épictète et Marc-Aurèle, en même temps qu'avec la métaphysique d'Aristote. On peut se former une idée de son contenu par l'analyse sommaire que nous allons en donner d'après les commentateurs chinois. Dans le premier chapitre, Tseu-sse expose les idées principales de la doctrine de son maître KHOUNG- TSEU, qu'il veut transmettre à la postérité. D'abord il fait voir que la voie droite, ou la règle de conduite morale, qui oblige tous les hommes, a sa base fondamentale dans le ciel, d'où elle tire son origine, et qu'elle ne peut changer; que sa substance véritable, son essence propre, existe complètement en nous, et qu'elle ne peut en être séparée; secondement, il parle du devoir de conserver cette règle de conduite morale, de l'entretenir, de l'avoir sans cesse sous les yeux; enfin il dit que les saints hommes, ceux qui approchent le plus de l'intelligence divine, type parfait de notre imparfaite intelligence, l'ont portée par leurs œuvres à son dernier degré de perfection. Dans les dix chapitres qui suivent, Tseu-sse ne fait, pour ainsi dire, que des citations de paroles de son maître destinées à corroborer et à compléter les sens du premier chapitre. Le grand but de cette partie du livre est de montrer que la prudence éclairée, l'humanité ou la bienveillance universelle pour les hommes, la force d'âme, ces trois vertus universelles et capitales, sont comme la porte par laquelle on doit entrer dans la voie droite que doivent suivre tous les hommes; c'est pourquoi ces vertus ont été traitées dans la première partie de l'ouvrage (qui comprend les chapitres 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 11). Dans le douzième chapitre, Tseu-sse cherche à expliquer le sens de cette expression du premier chapitre, où il est dit que la voie droite ou la règle de conduite morale de l'homme est tellement obligatoire, que l'on ne peut s'en écarter d'un seul point un seul instant. Dans les huit chapitres qui suivent, Tseu-sse cite sans ordre les paroles de son maître KHOUNG-TSEU pour éclaircir le même sujet. Toute morale qui n'aurait pas pour but le perfectionnement de la nature humaine serait une morale incomplète et passagère. Aussi le disciple de KHOUNG-TSEU, qui veut enseigner la loi éternelle et immuable d'après laquelle les actions des hommes doivent être dirigées, établit, dans le vingtième chapitre, que la loi suprême, la loi de conduite morale de l'homme qui renferme toutes les autres, est la perfection. «Il y a un principe certain, dit-il, pour reconnaître l'état de perfection. Celui qui ne sait pas distinguer le bien du mal, le vrai du faux, qui ne sait pas reconnaître dans l'homme le mandat du ciel, n'est pas encore arrivé à la perfection.» Selon le philosophe chinois, le parfait, le vrai, dégagé de tout mélange, est la loi du ciel; la perfection ou le perfectionnement, qui consiste à employer tous ses efforts pour découvrir et suivre la loi céleste, le vrai principe du mandat du ciel, est la loi de l'homme. Par conséquent, il faut que l'homme atteigne la perfection pour accomplir sa propre loi. Mais, pour que l'homme puisse accomplir sa loi, il faut qu'il la connaisse. «Or, dit Tseu-sse (chap. XXII), il n'y a dans le monde que les hommes souverainement parfaits qui puissent connaître à fond leur propre nature, la loi de leur être et les devoirs qui en dérivent; pouvant connaître à fond la loi de leur être et les devoirs qui en dérivent, ils peuvent, par cela même, connaître à fond la nature des autres hommes, la loi de leur être, et leur enseigner tous les devoirs qu'ils ont à observer pour accomplir le mandat du ciel.» Voilà les hommes parfaits, les saints, c'est-à-dire ceux qui sont arrivés à la perfection, constitués les instituteurs des autres hommes, les seuls capables de leur enseigner leurs devoirs et de les diriger dans la droite voie, la voie de la perfection morale. Mais Tseu-sse ne borne point là les facultés de ceux qui sont parvenus à la perfection. Suivant le procédé logique que nous avons signalé précédemment, il montre que les hommes arrivés à la perfection développent leurs facultés jusqu'à leur plus haute puissance, s'assimilent aux pouvoirs supérieurs de la nature, et s'absorbent finalement en eux. «Pouvant connaître à fond, ajoute-t-il, la nature des autres hommes, la loi de leur être, et leur enseigner les devoirs qu'ils ont à observer pour accomplir le mandat du ciel, ils peuvent, par cela même, connaître à fond la nature des autres êtres vivants et végétants, et leur faire accomplir leur loi de vitalité selon leur propre nature; pouvant connaître à fond la nature des êtres vivants et végétants, et leur faire accomplir leur loi de vitalité selon leur propre nature, ils peuvent, par cela même, au moyen de leurs facultés intelligentes supérieures, aider le «ciel et la terre dans la transformation et l'entretien des êtres, pour qu'ils prennent leur complet développement; pouvant aider le ciel et la terre dans la transformation et l'entretien des êtres, ils peuvent, par cela même, constituer un troisième pouvoir avec le ciel et la terre.» Voilà la loi du ciel. Mais, selon Tseu-sse (chap. XXIII-XXIV), il y a différents degrés de perfection. Le plus haut degré est à peine compatible avec la nature humaine, ou plutôt ceux qui l'ont atteint sont devenus supérieurs à la nature humaine. Ils peuvent prévoir l'avenir, la destinée des nations, leur élévation et leur chute, et ils sont assimilés aux intelligences immatérielles, aux êtres supérieurs à l'homme. Cependant ceux qui atteignent un degré de perfection moins élevé, plus accessible à la nature de l'homme (chap. XXIII), opèrent un grand bien dans le monde par la salutaire influence de leurs bons exemples. On doit donc s'efforcer d'atteindre à ce second degré de perfection. «Le parfait (chap. XXV) est par lui-même parfait, absolu; la loi du devoir est par elle-même loi du devoir. Le parfait est le commencement et la fin de tous les êtres; sans le parfait, les êtres ne seraient pas.» C'est pourquoi Tseu-sse place le perfectionnement de soi-même et des autres au premier rang des devoirs de l'homme. «Réunir le perfectionnement intérieur et le perfectionnement extérieur constitue la règle du devoir.» «C'est pour cela, dit-il (chap. XXVI), que l'homme souverainement parfait ne cesse jamais d'opérer le bien et de travailler au perfectionnement des autres hommes.» Ici le philosophe chinois exalte tellement la puissance de l'homme parvenu à la perfection, qu'il l'assimile à celle du ciel et de la terre (chap. XXVI et XXVII). C'est un caractère propre à la philosophie de l'Orient[14], et que l'on ne retrouve point dans la philosophie de l'antiquité classique, d'attribuer à l'homme parvenu à la perfection philosophique des pouvoirs surnaturels qui le placent au rang des puissances surhumaines. Tseu-sse, dans le vingt-neuvième chapitre de son livre, est amené, par la méthode de déduction, à établir que les lois qui doivent régir un empire ne peuvent pas être proposées par des sages qui ne seraient pas revêtus de la dignité souveraine, parce qu'autrement, quoique excellentes, elles n'obtiendraient pas du peuple le respect nécessaire à leur sanction, et ne seraient point observées. Il en conclut que cette haute mission est réservée au souverain, qui doit établir ses lois selon les lois du ciel et de la terre, et d'après les inspirations des intelligences supérieures. Mais voyez à quelle rare et sublime condition il accorde le droit de donner des institutions aux hommes et de leur commander! «Il n'y a dans l'univers (chap. XXXI) que l'homme souverainement saint qui, par la faculté de connaître à fond et de comprendre parfaitement les lois primitives des êtres vivants, soit digne de posséder l'autorité souveraine et de commander aux hommes; qui, par sa faculté d'avoir une âme grande, magnanime, affable et douce, soit capable de posséder le pouvoir de répandre des bienfaits avec profusion; qui, par sa faculté d'avoir une âme élevée, ferme, imperturbable et constante, soit capable de faire régner la justice et l'équité; qui, par sa faculté d'être toujours honnête, simple, grave, droit et juste, soit capable de s'attirer le respect et la vénération; qui, par sa faculté d'être revêtu des ornements de l'esprit et des talents que donne une étude assidue, et de ces lumières que procure une exacte investigation des choses les plus cachées, des principes les plus subtils, soit capable de discerner avec exactitude le vrai du faux, le bien du mal.» Il ajoute: «Que cet homme souverainement saint apparaisse avec ses vertus, ses facultés puissantes, et les peuples ne manqueront pas de lui témoigner leur vénération; qu'il parle, et les peuples ne manqueront pas d'avoir foi en ses paroles; qu'il agisse, et les peuples ne manqueront pas d'être dans la joie.... Partout où les vaisseaux et les chars peuvent parvenir, où les forces de l'industrie humaine peuvent faire pénétrer, dans tous les lieux que le ciel couvre de son dais immense, sur tous les points que la terre enserre, que le soleil et la lune éclairent de leurs rayons, que la rosée et les nuages du matin fertilisent, tous les êtres humains qui vivent et qui respirent ne peuvent manquer de l'aimer et de le révérer.» Mais ce n'est pas tout d'être souverainement saint, pour donner des lois aux peuples et pour les gouverner, il faut encore être souverainement parfait (chap. XXXII), pour pouvoir distinguer et fixer les devoirs des hommes entre eux. La loi de l'homme souverainement parfait ne peut être connue que par l'homme souverainement saint; la vertu de l'homme souverainement saint ne peut être pratiquée que par l'homme souverainement parfait; il faut donc être l'un et l'autre pour être digne de posséder l'autorité souveraine. 3° Le LUN-YU, ou les ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES. La lecture de ces Entretiens philosophiques de KHOUNG-TSEU et de ses disciples rappelle, sous quelques rapports, les dialogues de Platon, dans lesquels Socrate, son maître, occupe le premier plan, mais avec toute la différence des lieux et des civilisations. Il y a assurément beaucoup moins d'art, si toutefois il y a de l'art, dans les entretiens du philosophe chinois, recueillis par quelques-uns de ses disciples, que dans les dialogues poétiques du philosophe grec. On pourrait plutôt comparer les dits de KHOUNG-TSEU à ceux de Socrate, recueillis par son autre disciple Xénophon. Quoi qu'il en soit, l'impression que l'on éprouve à la lecture des Entretiens du philosophe chinois avec ses disciples n'en est pas moins grande et moins profonde, quoiqu'un peu monotone peut- être. Mais cette monotonie même a quelque chose de la sérénité et de la majesté d'un enseignement moral qui fait passer successivement sous les yeux les divers côtés de la nature humaine en la contemplant d'une région supérieure. Et après cette lecture on peut se dire comme le philosophe chinois: «Celui qui se livre à l'étude du vrai et du bien, qui s'y applique avec persévérance et sans relâche, n'en éprouve-t-il pas une grande satisfaction[15]?» On peut dire que c'est dans ces Entretiens philosophiques que se révèle à nous toute la belle âme de KHOUNG-TSEU, sa passion pour la vertu, son ardent amour de l'humanité et du bonheur des hommes. Aucun sentiment de vanité ou d'orgueil, de menace ou de crainte, ne ternit la pureté et l'autorité de ses paroles: «Je ne naquis point doué de la science, dit-il; je suis un homme qui a aimé les anciens et qui a fait tous ses efforts pour acquérir leurs connaissances[16].» «Il était complètement exempt de quatre choses, disent ses disciples: il était sans amour-propre, sans préjugés, sans égoïsme et sans obstination[17].» L'étude, c'est-à-dire la recherche du bien, du vrai, de la vertu, était pour lui le plus grand moyen de perfectionnement. «J'ai passé, disait-il, des journées entières sans nourriture, et des nuits entières sans sommeil, pour me livrer à la méditation, et cela sans utilité réelle: l'étude est bien préférable.» Il ajoutait: «L'homme supérieur ne s'occupe que de la droite voie, et non du boire et du manger. Si vous cultivez la terre, la faim se trouve souvent au milieu de vous; si vous étudiez, la félicité se trouve dans le sein même de l'étude. L'homme supérieur ne s'inquiète que de ne pas atteindre la droite voie; il ne s'inquiète pas de la pauvreté[18].» Avec quelle admiration il parle de l'un de ses disciples, qui, au sein de toutes les privations, ne s'en livrait pas moins avec persévérance à l'étude de la sagesse! «Oh! qu'il était sage Hoeï! Il avait un vase de bambou pour prendre sa nourriture, une simple coupe pour boire, et il demeurait dans l'humble réduit d'une rue étroite et abandonnée; un autre homme que lui n'aurait pu supporter ses privations et ses souffrances. Cela ne changeait pas cependant la sérénité de Hoeï! Oh! qu'il était sage Hoeï[19]!» S'il savait honorer la pauvreté, il savait aussi flétrir énergiquement la vie matérielle, oisive et inutile. «Ceux qui ne font que boire et que manger, disait-il, pendant toute la journée, sans employer leur intelligence à quelque objet digne d'elle, font pitié. N'y a-t-il pas le métier de bateleur? Qu'ils le pratiquent; ils seront des sages en comparaison[20]!» C'est une question résolue souvent par l'affirmative, que les anciens philosophes grecs avaient eu deux doctrines, l'une publique et l'autre secrète; l'une pour le vulgaire (profanum vulgus), et l'autre pour les initiés. La même question ne peut s'élever à l'égard de KHOUNG-TSEU; car il déclare positivement qu'il n'a point de doctrine secrète. «Vous, mes disciples, tous tant que vous êtes, croyez-vous que j'aie pour vous des doctrines cachées? Je n'ai point de doctrines cachées pour vous. Je n'ai rien fait que je ne vous l'aie communiqué, ô mes disciples! C'est la manière d'agir de Khieou (de lui-même[21]).» Il serait très-difficile de donner une idée sommaire du Lûn-yù, à cause de la nature de l'ouvrage, qui présente, non pas un traité systématique sur un ou plusieurs sujets, mais des réflexions amenées à peu près sans ordre sur toutes sortes de sujets. Voici ce qu'a dit un célèbre commentateur chinois du Lûn-yù et des autres livres classiques, Tching-tseu, qui vivait sur la fin du onzième siècle de notre ère: «Le Lûn-yù est un livre dans lequel sont déposées les paroles destinées à transmettre la doctrine de la raison; doctrine qui a été l'objet de l'étude persévérante des hommes qui ont atteint le plus haut degré de sainteté.... Si l'on demande quel est le but du Lûn-yù, je répondrai: Le but du Lûn-yù consiste à faire connaître la vertu de l'humanité ou de la bienveillance universelle pour les hommes; c'est le point principal des discours de KHOUNG-TSEU. Il y enseigne les devoirs de tous; seulement, comme ses disciples n'avaient pas les mêmes moyens pour arriver aux mêmes résultats (ou à la pratique des devoirs qu'ils devaient remplir), il répond diversement à leurs questions.» Le Lûn-yù est divisé en deux livres, formant ensemble vingt chapitres. Il y eut, selon les commentateurs chinois, trois copies manuscrites du Lûn-yù; l'une conservée par les hommes instruits de la province de Thsi; l'autre par ceux de Lou, la province natale de KHOUNG-TSEU, et la troisième fut trouvée cachée dans un mur après l'incendie des livres: cette dernière copie fut nommée Kou-lûn, c'est-à-dire l'Ancien Lûn. La copie de Thsi comprenait vingt-deux chapitres; l'ancienne copie (Kou-lûn), vingt et un; et la copie de Lou, celle qui est maintenant suivie, vingt. Les deux chapitres en plus de la copie de Thsi ont été perdus; le chapitre en plus de l'ancienne copie vient seulement d'une division différente de la même matière. 4° MENG-TSEU. Ce quatrième des livres classiques porte le nom de son auteur, qui est placé par les Chinois immédiatement après KHOUNG-TSEU, dont il a exposé et développé les doctrines. Plus vif, plus pétulant que ce dernier, pour lequel il avait la plus haute admiration, et qu'il regardait comme le plus grand instituteur du genre humain que les siècles aient jamais produit, il disait: «Depuis qu'il existe des hommes, il n'y en a jamais eu de comparables à KHOUNG-TSEU[22].» A l'exemple de ce grand maître, il voyagea avec ses disciples (il en avait dix-sept) dans les différents petits États de la Chine, se rendant à la cour des princes, avec lesquels il philosophait et auxquels il donnait souvent des leçons de politique et de sagesse dont ils ne profilaient pas toujours. Comme KHOUNG-TSEU (ainsi que nous l'avons déjà dit ailleurs[23]), il avait pour but le bonheur de ses compatriotes et de l'humanité tout entière. En communiquant la connaissance de ses principes d'abord aux princes et aux hommes qui occupaient un rang élevé dans la société, et ensuite à un grand nombre de disciples que sa renommée attirait autour de lui, il s'efforçait de propager le plus possible ces mêmes doctrines au sein de la multitude, et d'inculquer dans l'esprit des grands, des princes, que la stabilité de leur puissance dépendait uniquement de l'amour et de l'affection qu'ils auraient pour leurs peuples. Sa politique parait avoir eu une expression plus décidée et plus hardie que celle de son maître. En s'efforçant de faire comprendre aux gouvernants et aux gouvernés leurs devoirs réciproques, il tendait à soumettre tout l'empire chinois à la domination de ses principes. D'un côté il enseignait aux peuples le droit divin que les rois avaient à régner, et de l'autre il enseignait aux rois que c'était leur devoir de consulter les désirs du peuple, et de mettre un frein à l'exercice de leur tyrannie; en un mot, de se rendre le père et la mère du peuple. MENG-TSEU était un homme de principes indépendants, et, contrôle vivant et incorruptible du pouvoir, il ne laissait jamais passer un acte d'oppression, dans les États avec lesquels il avait des relations, sans le blâmer sévèrement. MENG-TSEU possédait une connaissance profonde du cœur humain, et il a déployé dans son ouvrage une grande souplesse de talent, une grande habileté à découvrir les mesures arbitraires des princes régnants et les abus des fonctionnaires publics. Sa manière de philosopher est celle de Socrate et de Platon, mais avec plus de vigueur et de saillies spirituelles. Il prend son adversaire, quel qu'il soit, prince ou autre, corps à corps, et, de déduction en déduction, de conséquence en conséquence, il le mène droit à la sottise ou à l'absurde. Il le serre de si près, qu'il ne peut lui échapper. Aucun écrivain oriental ne pourrait peut- être offrir plus d'attraits à un lecteur européen, surtout à un lecteur français, que MENG-TSEU, parce que (ceci n'est pas un paradoxe) ce qu'il y a de plus saillant en lui, quoique Chinois, c'est la vivacité de son esprit. Il manie parfaitement l'ironie, et cette arme, dans ses mains, est plus dangereuse et plus aiguë que dans celles du sage Socrate. Voici ce que dit un écrivain chinois du livre de MENG-TSEU: «Les sujets traités dans cet ouvrage sont de diverses natures. Ici, les vertus de la vie individuelle et de parenté sont examinées; là, l'ordre des affaires est discuté. Ici, les devoirs des supérieurs, depuis le souverain jusqu'au magistrat du dernier degré, sont prescrits pour l'exercice d'un bon gouvernement; là, les travaux des étudiants, des laboureurs, des artisans, des négociants, sont exposés aux regards; et, dans le cours de l'ouvrage, les lois du monde physique, du ciel, de la terre et des montagnes, des rivières, des oiseaux, des quadrupèdes, des poissons, des insectes, des plantes, des arbres, sont occasionnellement décrites. Bon nombre des affaires que MENG- TSEU traita dans le cours de sa vie, dans son commerce avec les hommes; ses discours d'occasion avec des personnes de tous rangs; ses instructions à ses élèves; ses vues ainsi que ses explications des livres anciens et modernes, toutes ces choses sont incorporées dans cette publication. Il rappelle aussi les faits historiques, les dits des anciens sages pour l'instruction de l'humanité.» M. Abel Rémusat a ainsi caractérisé les deux plus célèbres philosophes de la Chine: «Le style de MENG-TSEU, moins élevé et moins concis que celui du prince des lettres (KOUNG-TSEU), est aussi noble, plus fleuri et plus élégant. La forme du dialogue, qu'il a conservée à ses entretiens philosophiques avec les grands personnages de son temps, comporte plus de variété qu'on ne peut s'attendre à en trouver dans les apophthegmes et les maximes de Confucius. Le caractère de leur philosophie diffère aussi sensiblement. Confucius est toujours grave, même austère; il exalte les gens de bien, dont il fait un portrait idéal, et ne parle des hommes vicieux qu'avec une froide indignation. Meng- tseu, avec le même amour pour la vertu, semble avoir pour le vice plus de mépris que d'horreur; il l'attaque par la force de la raison, et ne dédaigne pas même l'arme du ridicule. Sa manière d'argumenter se rapproche de cette ironie qu'on attribue à Socrate. Il ne conteste rien à ses adversaires; mais, en leur accordant leurs principes, il s'attache à en tirer des conséquences absurdes qui les couvrent de confusion. Il ne ménage même pas les grands et les princes de son temps, qui souvent ne feignaient de le consulter que pour avoir occasion de vanter leur conduite, ou pour obtenir de lui les éloges qu'ils croyaient mériter. Rien de plus piquant que les réponses qu'il leur fait en ces occasions; rien surtout de plus opposé à ce caractère servile et bas qu'un préjugé trop répandu prête aux Orientaux, et aux Chinois en particulier. Meng-tseu ne ressemble en rien à Aristippe: c'est plutôt à Diogène, mais avec plus de dignité et de décence. On est quelquefois tenté de blâmer sa vivacité, qui tient de l'aigreur; mais on l'excuse en le voyant toujours inspiré par le zèle du bien public[24].» Quel que soit le jugement que l'on porte sur les deux plus célèbres philosophes de la Chine et sur leurs ouvrages, dont nous donnons la traduction dans ce volume, il n'en restera pas moins vrai qu'ils méritent au plus haut degré l'attention du philosophe et de l'historien, et qu'ils doivent occuper un des premiers rangs parmi les plus rares génies qui ont éclairé l'humanité et l'ont guidée dans le chemin de la civilisation. Bien plus, nous pensons que l'on ne trouverait pas dans l'histoire du monde une figure à opposer à celle du grand philosophe chinois, pour l'influence si longue et si puissante que ses doctrines et ses écrits ont exercée sur ce vaste empire qu'il a illustré par sa sagesse et son génie. Et tandis que les autres nations de la terre élevaient de toutes parts des temples à des êtres inintelligents ou à des dieux imaginaires, la nation chinoise en élevait à l'apôtre de la sagesse et de l'humanité, de la morale et de la vertu; au grand missionnaire de l'intelligence humaine, dont les enseignements se soutiennent depuis plus de deux mille ans, et se concilient maintenant l'admiration et l'amour de plus de trois cents millions d'âmes[25]. Avant que de terminer, nous devons dire que ce n'est pas le désir d'une vaine gloire qui nous a fait entreprendre la traduction dont nous donnons aujourd'hui une édition nouvelle[26], mais bien l'espérance de faire partager aux personnes qui la liront une partie des impressions morales que nous avons éprouvées nous-même en la composant. Oh! c'est assurément une des plus douces et des plus nobles impressions de l'âme que la contemplation de cet enseignement si lointain et si pur, dont l'humanité, quel que soit son prétendu progrès dans la civilisation, a droit de s'enorgueillir. On ne peut lire les ouvrages des deux premiers philosophes chinois sans se sentir meilleur, ou du moins sans se sentir raffermi dans les principes du vrai comme dans la pratique du bien, et sans avoir une plus haute idée de la dignité de notre nature. Dans un temps où le sentiment moral semble se corrompre et se perdre, et la société marcher aveuglement dans la voie des seuls instincts matériels, il ne sera peut-être pas inutile de répéter les enseignements de haute et divine raison que le plus grand philosophe de l'antiquité orientale a donnés au monde. Nous serons assez récompensé des peines que notre traduction nous a coûtées, si nous avons atteint le but que nous nous sommes proposé en la composant. G. PAUTHIER. [1] Avertissement de la traduction française que nous avons donnée en 1837 du Ta-hio ou de la Grande Étude, avec une version latine et le texte chinois en regard, accompagné du commentaire complet du Tchou-hi et de notes tirées des divers autres commentateurs chinois. Gr. in-8°. [2] Voyez la note [26] ci-après. [3] On peut consulter à ce sujet notre Description historique, géographique et littéraire de la Chine, t. I, p. 32 et suiv. F. Didot frères, 1857. [4] Voyez la traduction de ce livre dans les Livres sacrés de l'Orient que nous avons publiés chez MM. F. Didot, en un fort vol. in-8° à deux colonnes, d'où la traduction que nous donnons ici des Quatre Livres a été tirée. [5] Voyez la Préface du P. Gaubil, pag. 1 et suiv. [6] Lun-yu, chap. IV, §5. [7] Id., §16. [8] Id., chap. VII, §1, 19. [9] Lun-yu, chap. II, §1. [10] Id., chap. XIII, §12. [11] Lun-yu, chap. XII, §17. [12] Voyez l'Argument philosophique de l'édition chinoise-latine et française que nous avons donnée de cet ouvrage. Paris, 1837, grand in-8°. [13] Voyez les Histoires de la philosophie ancienne de Hegel et de H. Ritter. [14] Voyez aussi notre traduction des Essais de Colebrooke sur la Philosophie des Hindous, un vol. in-8°. [15] Lun-yu, chap. I, §1. [16] Lun-yu, chap. V, §19. [17] Id., chap. IX, §. [18] Id., chap. XV, §30 et 31. [19] Lun-yu, chap. VI, §9. [20] Id., chap. XVII, §22. [21] Lun-yu, chap. VI, §23. [22] Meng-tseu, chap. III, pag. 249 de notre traduction. Ce témoignage est corroboré dans Meng-tseu par celui de trois des plus illustres disciples du philosophe, que Meng-tseu rapporte au même endroit. [23] Description de la Chine, t. I, pag. 187. [24] Vie de Meng-tseu. Nouv. Mélanges asiatiques, t. II, pag. 119. [25] Nous renvoyons, pour les détails biographiques que l'on pourrait désirer sur KHOUNG-TSEU et MENG-TSEU, à notre Description de la Chine déjà citée, t. 1, pag. 120 et suiv., où l'on trouvera aussi le portrait de ces deux philosophes. [26] La traduction que nous publions des Quatre Livres classiques de la Chine est la première traduction française qui ait été faite sur le texte chinois, excepté toutefois les deux premiers livres: le Ta-hio ou la Grande Étude, et le Tchoung-young ou l'Invariabilité dans le milieu, qui avalent déjà été traduits en français par quelques missionnaires (Mémoires sur les Chinois, t. I, p. 436-481) et par M. A. Rémusat (Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque du roi, t. X, pag. 269 et suiv.). La traduction des missionnaires n'est qu'une longue paraphrase enthousiaste dans laquelle on reconnaît à peine le texte original. Celle du Tchoung-young de M. Rémusat, qui est accompagnée du texte chinois et d'une version latine, est de beaucoup préférable. La traduction française de l'abbé Pluquet, publiée en 1784, sous le titre de: Les Livres classiques de l'empire de la Chine, a été faite sur la traduction latine du P. Noël, publiée à Prague, en 1711, sous ce titre: Sinensis imperii libri classici sex. Nous avons cru inutile de la consulter pour faire notre propre traduction, attendu que nous nous sommes constamment efforcé de nous appuyer uniquement sur le texte et les commentaires chinois. (Voyez, pour plus de détails, les Livres sacrés de l'Orient, p. XXVIII.) LES SSE CHOU, OU LES QUATRE LIVRES DE PHILOSOPHIE MORALE ET POLITIQUE DE LA CHINE. LE TA HIO, OU LA GRANDE ÉTUDE, OUVRAGE DE KHOUNG-FOU-TSEU (CONFUCIUS) ET DE SON DISCIPLE THSÊNG-TSEU. PREMIER LIVRE CLASSIQUE. PRÉFACE DU COMMENTAIRE SUR LE TA HIO, PAR LE DOCTEUR TCHOU-HI. Le livre de la Grande Étude est cette Grande Étude que dans l'antiquité on enseignait aux hommes, et qu'on leur proposait pour règle de conduite; or, les hommes tirant du ciel leur origine, il en résulte qu'il n'en est aucun qui n'ait été doué par lui des sentiments de charité ou d'humanité, de justice, de convenance et de sagesse. Cependant, quoique tous les hommes possèdent certaines dispositions naturelles et constitutives qu'ils ont reçues en naissant, il en est quelques-uns qui n'ont pas le pouvoir ou la faculté de les cultiver et de les bien diriger. C'est pourquoi ils ne peuvent pas tous avoir en eux les moyens de connaître les dispositions existantes de leur propre nature, et ceux de leur donner leur complet développement. Il en est qui, possédant une grande perspicacité, une intelligence pénétrante, une connaissance intuitive, une sagesse profonde, peuvent développer toutes les facultés de leur nature, et ils se distinguent au milieu de la foule qui les environne; alors le ciel leur a certainement donné le mandat d'être les chefs et les instituteurs des générations infinies; il les a chargés de la mission de les gouverner et de les instruire, afin de les faire retourner à la pureté primitive de leur nature. Voilà comment [les anciens empereurs] Fou-hi, Chin-noung, Hoang-ti, Yao et Chun occupèrent successivement les plus hautes dignités que confère le ciel; comment les ministres d'État furent attentifs à suivre et à propager leurs instructions, et d'où les magistrats qui président aux lois civiles et à la musique dérivèrent leurs enseignements. Après l'extinction des trois premières dynasties, les institutions qu'elles avaient fondées s'étendirent graduellement. Ainsi, il arriva par la suite que dans les palais des rois, comme dans les grandes villes et même jusque dans les plus petits villages, il n'y avait aucun lieu où l'on ne se livrât à l'étude. Dès que les jeunes gens avaient atteint l'âge de huit ans, qu'ils fussent les fils des rois, des princes ou de la foule du peuple, ils entraient tous à la Petite École[1], et là on leur enseignait à arroser, à balayer, à répondre promptement et avec soumission à ceux qui les appelaient ou les interrogeaient; à entrer et à sortir selon les règles de la bienséance; à recevoir les hôtes avec politesse et à les reconduire de même. On leur enseignait aussi les usages du monde et des cérémonies, la musique, l'art de lancer des flèches, de diriger des chars, ainsi que celui d'écrire et de compter. Lorsqu'ils avaient atteint l'âge de quinze ans, alors, depuis l'héritier présomptif de la dignité impériale et tous les autres fils de l'empereur, jusqu'aux fils des princes, des premiers ministres, des gouverneurs de provinces, des lettrés ou docteurs de l'empire promus à des dignités, ainsi que tous ceux d'entre les enfants du peuple qui brillaient par des talents supérieurs, entraient à la Grande École[2], et on leur enseignait les moyens de pénétrer et d'approfondir les principes des choses, de rectifier les mouvements de leur cœur, de se corriger, de se perfectionner eux-mêmes, et de gouverner les hommes. Voilà comment les doctrines que l'on enseignait dans les collèges étaient divisées en grandes et petites. Par cette division et cette composition des études, leur propagation s'étendit au loin, et le mode d'enseigner se maintint dans les limites précises de cet ordre de subordination; c'est ce qui en fit un véritable enseignement. En outre, toute la base de cette institution résidait dans la personne du prince, qui en pratiquait tous les devoirs. On ne demandait aucun salaire aux enfants du peuple, et on n'exigeait rien d'eux que ce dont ils avaient besoin pour vivre journellement. C'est pourquoi, dans ces âges passés, il n'y avait aucun homme qui ne se livrât à l'étude. Ceux qui étudiaient ainsi se gardaient bien de ne pas s'appliquer à connaître les dispositions naturelles que chacun d'eux possédait réellement, la conduite qu'il devait suivre dans les fonctions qu'il avait à remplir; et chacun d'eux faisait ainsi tous ses efforts, épuisait toutes ses facultés, pour atteindre à sa véritable destination. Voilà comment il est arrivé que, dans les temps florissants de la haute antiquité, le gouvernement a été si glorieux dans ceux qui occupaient les emplois élevés, les mœurs si belles, si pures dans les inférieurs, et pourquoi il a été impossible aux siècles qui leur ont succédé d'atteindre à ce haut degré de perfection. Sur le déclin de la dynastie des Tchéou, lorsqu'il ne paraissait plus de souverains doués de sainteté et de vertu, les règlements des grandes et petites Écoles n'étaient plus observés; les saines doctrines étaient dédaignées et foulées aux pieds; les mœurs publiques tombaient en dissolution. Ce fut à cette époque de dépravation générale qu'apparut avec éclat la sainteté de KHOUNG-TSEU; mais il ne put alors obtenir des princes qu'ils le plaçassent dans les fonctions élevées de ministre ou instituteur des hommes, pour leur faire observer ses règlements et pratiquer sa doctrine. Dans ces circonstances, il recueillit dans la solitude les lois et institutions des anciens rois, les étudia soigneusement et les transmit [à ses disciples] pour éclairer les siècles à venir. Les chapitres intitulés Khio-li, Chao-i, Neï-tse[3], concernent les devoirs des élèves, et appartiennent véritablement à la Petite Étude, dont ils sont comme des ruisseaux détachés ou des appendices; mais parce que les instructions concernant la Petite Étude [ou l'Étude propre aux enfants] avaient été complètement développées dans les ouvrages ci-dessus, le livre qui nous occupe a été destiné à exposer et rendre manifeste à tous les lois claires, évidentes, de la Grande Étude [ou l'Étude propre aux esprits mûrs]. En dehors du livre et comme frontispice, sont posés les grands principes qui doivent servir de base a ces enseignements, et dans le livre, ces mêmes principes sont expliqués et développés en paragraphes séparés. Mais, quoique dans une multitude de trois mille disciples, il n'y en ait eu aucun qui n'eût souvent entendu les enseignements du maître, cependant le contenu de ce livre fut transmis à la postérité par les seuls disciples de Thsêng-tseu, qui en avait reçu lui- même les maximes de son maître KHOUNG-TSEU, et qui, dans une exposition concise, en avait expliqué et développé le sens. Après la mort de Mêng-tseu, il ne se trouva plus personne pour enseigner et propager cette doctrine des anciens; alors, quoique le livre qui la contenait continuât d'exister, ceux qui la comprenaient étaient fort rares. Ensuite il est arrivé de là que les lettrés dégénérés s'étant habitués à écrire des narrations, à compiler, à faire des discours élégants, leurs œuvres concernant la Petite Etude furent au moins doubles de celles de leurs prédécesseurs; mais leurs préceptes différents furent d'un usage complètement nul. Les doctrines du Vide et de la Non-entité[4], du Repos absolu et de l'Extinction finale[5], vinrent ensuite se placer bien au-dessus de celle de la Grande Étude; mais elles manquaient de base véritable et solide. Leur autorité, leurs prétentions, leurs artifices ténébreux, leurs fourberies, en un mot, les discours de ceux qui les prêchaient pour s'attirer une renommée glorieuse et un vain nom, se sont répandus abondamment parmi les hommes, de sorte que l'erreur, en envahissant le siècle, a abusé les peuples et a fermé toute voie à la charité et à la justice. Bien plus, le trouble et la confusion de toutes les notions morales sont sortis de leur sein, au point que les sages mêmes ne pouvaient être assez heureux pour obtenir d'entendre et d'apprendre les devoirs les plus importants de la grande doctrine, et que les hommes du commun ne pouvaient également être assez heureux pour obtenir dans leur ignorance d'être éclairés sur les principes d'une bonne administration; tant les ténèbres de l'ignorance s'étaient épaissies et avaient obscurci les esprits! Cette maladie s'était tellement augmentée dans la succession des années, elle était devenue tellement invétérée, qu'à la fin de l'époque des cinq dynasties [vers 950 de notre ère] le désordre et la confusion étaient au comble. Mais il n'arrive rien sur cette terre que le ciel ne ramène de nouveau dans le cercle de ses révolutions: la dynastie des Soung s'éleva, et la vertu fut bientôt florissante; les principes du bon gouvernement et l'éducation reprirent leur éclat. A cette époque, apparurent dans la province du Ho-nan deux docteurs de la famille Tching, lesquels, dans le dessein de transmettre à la postérité les écrits de Mêng-tseu et de ses disciples, les réunirent et en formèrent un corps d'ouvrage. Ils commencèrent d'abord par manifester une grande vénération pour ce livre [le Ta Hio ou la Grande Étude], et ils le remirent en lumière, afin qu'il frappât les yeux de tous. A cet effet, ils le retirèrent du rang secondaire où il était placé[6], en mirent en ordre les matériaux, et lui rendirent ses beautés primitives. Ensuite la doctrine qui avait été anciennement exposée dans le livre de la Grande Étude pour instruire les hommes, le véritable sens du saint texte original [de KHOUNG-TSEU] et de l'explication de son sage disciple, furent de nouveau examinés et rendus au siècle dans toute leur splendeur. Quoique, moi Hi, je ne sois ni habile ni pénétrant, j'ai été assez heureux cependant pour retirer quelque fruit de mes propres études sur ce livre, et pour entendre la doctrine qui y est contenue. J'avais vu qu'il existait encore dans le travail des deux docteurs Tching des choses incorrectes, inégales, que d'autres en avaient été détachées ou perdues; c'est pourquoi, oubliant mon ignorance et ma profonde obscurité, je l'ai corrigé et mis en ordre autant que je l'ai pu, en remplissant les lacunes qui y existaient, et en y joignant des notes pour faire saisir le sens et la liaison des idées[7]; enfin, en suppléant ce que les premiers éditeurs et commentateurs avaient omis ou seulement indiqué d'une manière trop concise; en attendant que, dans la suite des temps, il vienne un sage capable d'accomplir la tâche que je n'ai fait qu'effleurer. Je sais parfaitement que celui qui entreprend plus qu'il ne lui convient n'est pas exempt d'encourir pour sa faute le blâme de la postérité. Cependant, en ce qui concerne le gouvernement des États, la conversion des peuples, l'amélioration des mœurs, celui qui étudiera mon travail sur le mode et les moyens de se corriger ou se perfectionner soi-même et de gouverner les hommes, dira assurément qu'il ne lui aura pas été d'un faible secours. Du règne nommé Chun-hi, année Kuy-yeo [1191 de notre ère], second mois lunaire Kia-tseu, dans la ville de Sin-ngan, ou de la Paix nouvelle [vulgairement nommée Hoeï-tchéou]. Préface de Tchou-hi. [1] Siao hio. [2] Ta hio. [3] Chapitres du Li-ki, ou Livre des Rites. [4] Celle des Tao-sse, qui a Lao-tseu pour fondateur. [5] Celle des Bouddhistes, qui a Fo ou Bouddha pour fondateur. [6] Il formait un des chapitres du Li-ki. [7] Il ne faudrait pas croire que cet habile commentateur ait fait des changements au texte ancien du livre; il n'a fait que transposer quelquefois des chapitres de l'Explication, et suppléer par des notes aux lacunes des mots ou des idées; mais il a eu toujours soin d'en avertir dans le cours de l'ouvrage, et ses additions explicatives sont imprimées en plus petits caractères ou en lignes plus courtes que celles du texte primitif. AVERTISSEMENT DU DOCTEUR TCHING-TSEU. Le docteur Tching-tseu a dit: Le Ta hio [ou la Grande Étude] est un livre laissé par KHOUNG-TSEU et son disciple [Thsêng-tseu], afin que ceux qui commencent à étudier les sciences morales et politiques s'en servent comme d'une porte pour entrer dans le sentier de la sagesse. On peut voir maintenant que les hommes de l'antiquité, qui faisaient leurs études dans un ordre méthodique, s'appuyaient uniquement sur le contenu de ce livre; et ceux qui veulent étudier le Lun-yu et le Mêng-tseu doivent commencer leurs études par le Ta hio; alors ils ne courent pas le risque de s'égarer. LA GRANDE ÉTUDE. 1. La loi de la grande Étude, ou de la philosophie pratique, consiste à développer et remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel, à renouveler les hommes, et à placer sa destination définitive dans la perfection, ou le souverain bien. 2. Il faut d'abord connaître le but auquel ou doit tendre, ou sa destination définitive, et prendre ensuite une détermination; la détermination étant prise, on peut ensuite avoir l'esprit tranquille et calme; l'esprit étant tranquille et calme, on peut ensuite jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler; étant parvenu à jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler, on peut ensuite méditer et se former un jugement sur l'essence des choses; ayant médité et s'étant formé un jugement sur l'essence des choses, on peut ensuite atteindre à l'état de perfectionnement désiré. 3. Les êtres de la nature ont une cause et des effets; les actions humaines ont un principe et des conséquences: connaître les causes et les effets, les principes et les conséquences, c'est approcher très- près de la méthode rationnelle avec laquelle on parvient à la perfection. 4. Les anciens princes qui désiraient développer et remettre en lumière dans leurs États le principe lumineux de la raison que nous recevons du ciel s'attachaient auparavant à bien gouverner leurs royaumes; ceux qui désiraient bien gouverner leurs royaumes s'attachaient auparavant à mettre le bon ordre dans leurs familles; ceux qui désiraient mettre le bon ordre dans leurs familles s'attachaient auparavant à se corriger eux-mêmes; ceux qui désiraient se corriger eux-mêmes s'attachaient auparavant à donner de la droiture à leur âme; ceux qui désiraient donner de la droiture à leur âme s'attachaient auparavant à rendre leurs intentions pures et sincères; ceux qui désiraient rendre leurs intentions pures et sincères s'attachaient auparavant à perfectionner le plus possible leurs connaissances morales; perfectionner le plus possible ses connaissances morales consiste à pénétrer et approfondir les principes des actions. 5. Les principes des actions étant pénétrés et approfondis, les connaissances morales parviennent ensuite à leur dernier degré de perfection; les connaissances morales étant parvenues à leur dernier degré de perfection, les intentions sont ensuite rendues pures et sincères; les intentions étant rendues pures et sincères, l'âme se pénètre ensuite de probité et de droiture; l'âme étant pénétrée de probité et de droiture, la personne est ensuite corrigée et améliorée; la personne étant corrigée et améliorée, la famille est ensuite bien dirigée; la famille étant bien dirigée, le royaume est ensuite bien gouverné; le royaume étant bien gouverné, le monde ensuite jouit de la paix et de la bonne harmonie. 6. Depuis l'homme le plus élevé en dignité jusqu'au plus humble et au plus obscur, devoir égal pour tous: corriger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi-même, est la base fondamentale de tout progrès et de tout développement moral. 7. Il n'est pas dans la nature des choses que ce qui a sa base fondamentale en désordre et dans la confusion puisse avoir ce qui en dérive nécessairement dans un état convenable. Traiter légèrement ce qui est le principal ou le plus important, et gravement ce qui n'est que secondaire, est une méthode d'agir qu'il ne faut jamais suivre[1]. Le King ou Livre par excellence, qui précède, ne forme qu'un chapitre; il contient les propres paroles de KHOUNG-TSEU, que son disciple Thsêng-tseu a commentées dans les dix sections ou chapitres suivants, composés de ses idées recueillies par ses disciples. Les tablettes en bambou des anciennes copies avaient été réunies d'une manière fautive et confuse; c'est pour cela que Tching-tseu détermina leur place, et corrigea en l'examinant la composition du livre. Par la disposition qu'il établit, l'ordre et l'arrangement ont été arrêtés comme il suit. [1] Le texte entier de l'ouvrage consiste en quinze cent quarante-six caractères. Toute l'Exposition [de Thsêng-tseu] est composée de citations variées qui servent de commentaire au King [ou texte original de KHOUNG-TSEU], lorsqu'il n'est pas complètement narratif. Ainsi les principes posés dans le texte sont successivement développés dans un enchaînement logique. Le sang circule bien partout dans les veines. Depuis le commencement jusqu'à la fin, le grave et le léger sont employés avec beaucoup d'art et de finesse. La lecture de ce livre est agréable et pleine de suavité. On doit le méditer longtemps, et l'on ne parviendra même jamais à en épuiser le sens. (Note du Commentateur.) EXPLICATION DE THSÊNG-TSEU. CHAPITRE Ier. Sur le devoir de développer et de rendre à sa clarté primitive le principe lumineux de notre raison. 1. Le Khang-kao[1] dit: Le roi Wen parvint à développer et faire briller dans tout son éclat le principe lumineux de la raison que nous recevons du ciel. 2. Le Taï-kia[2] dit: Le roi Tching-thang avait sans cesse les regards fixés sur ce don brillant de l'intelligence que nous recevons du ciel. 3. Le Ti-tien[3] a dit: Yao put développer et faire briller dans tout son éclat le principe sublime de l'intelligence que nous recevons du ciel. 4. Tous ces exemples indiquent que l'on doit cultiver sa nature rationnelle et morale. Voilà le premier chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par développer et remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous recevons du ciel. [1] Il forme aujourd'hui un des chapitres du Chou-king. [2] Il forme aujourd'hui un chapitres du Chou-king. [3] ibid. CHAPITRE II. Sur le devoir de renouveler ou d'éclairer les peuples. 1. Des caractères gravés sur la baignoire du roi Tching-thang disaient: Renouvelle-toi complètement chaque jour; fais-le de nouveau, encore de nouveau, et toujours de nouveau. 2. Le Khang-kao dit: Fais que le peuple se renouvelle. 3. Le Livre des Vers dit: «Quoique la famille des Tcheou possédât depuis longtemps une principauté royale, Elle obtint du ciel (dans la personne de Wen-wang) une investiture nouvelle.» 4. Cela prouve qu'il n'y a rien que le sage ne pousse jusqu'au dernier degré de la perfection. Voilà le second chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par renouveler les peuples. CHAPITRE III. Sur le devoir de placer sa destination définitive dans la perfection ou le souverain bien. 1. Le Livre des Vers dit: «C'est dans un rayon de mille li (cent lieues) de la résidence royale Que le peuple aime à fixer sa demeure.» 2. Le Livre des Vers dit: «L'oiseau jaune au chant plaintif mien-mân Fixe sa demeure dans le creux touffu des montagnes.» Le philosophe [KHOUNG-TSEU] a dit: En fixant là sa demeure, il prouve qu'il connaît le lieu de sa destination; et l'homme [la plus intelligente des créatures][4] ne pourrait pas en savoir autant que l'oiseau! 3. Le Livre des Vers dit: «Que la vertu de Wen-wang était vaste et profonde! Comme il sut joindre la splendeur à la sollicitude la plus grande pour l'accomplissement de ses différentes destinations!» Comme prince, il plaçait sa destination dans la pratique de l'humanité ou de la bienveillance universelle pour les hommes; comme sujet, il plaçait sa destination dans les égards dus au souverain; comme fils, il plaçait sa destination dans la pratique de la piété filiale; comme père, il plaçait sa destination dans la tendresse paternelle; comme entretenant des relations ou contractant des engagements avec les hommes, il plaçait sa destination dans la pratique de la sincérité et de la fidélité[5]. 4. Le Livre des Vers dit: «Regarde là-bas sur les bords du Ki; Oh! qu'ils sont beaux et abondants les verts bambous! Nous avons un prince orné de science et de sagesse[6]; Il ressemble à l'artiste qui coupe et travaille l'ivoire, A celui qui taille et polit les pierres précieuses. Oh! qu'il parait grave et silencieux! Comme sa conduite est austère et digne! Nous avons un prince orné de science et de sagesse; Nous ne pourrons jamais l'oublier!» 5. Il ressemble à l'artiste qui coupe et travaille l'ivoire, indique l'étude ou l'application de l'intelligence à la recherche des principes de nos actions; il ressemble à celui qui taille et polit les pierres précieuses, indique le perfectionnement de soi-même. L'expression Oh! qu'il paraît grave et silencieux! indique la crainte, la sollicitude qu'il éprouve pour atteindre à la perfection. Comme sa conduite est austère et digne! exprime combien il mettait de soin à rendre sa conduite digne d'être imitée. Nous avons un prince orné de science et de sagesse; nous ne pourrons jamais l'oublier! indique cette sagesse accomplie, cette perfection morale que le peuple ne peut oublier. 6. Le Livre des Vers dit: «Comme la mémoire des anciens rois (Wen et Wou) est restée dans le souvenir des hommes!» Les sages et les princes qui les suivirent imitèrent leur sagesse et leur sollicitude pour le bien-être de leur postérité. Les populations jouirent en paix, par la suite, de ce qu'ils avaient fait pour leur bonheur, et elles mirent à profit ce qu'ils firent de bien et de profitable dans une division et une distribution équitable des terres[7]. C'est pour cela qu'ils ne seront point oubliés dans les siècles à venir. Voilà le troisième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par placer sa destination définitive dans la perfection ou le souverain bien[8]. [4] C'est l'explication que donne le Ji-kiang, en développant le commentaire laconique de Tchou-hi: «L'homme est de tous les êtres le plus intelligent; s'il ne pouvait pas choisir le souverain bien pour s'y fixer, c'est qu'il ne serait pas même aussi intelligent que l'oiseau.» [5] Le Ji-kiang s'exprime ainsi: «Tchou-tseu dit: Chaque homme possède en soi le principe de sa destination obligatoire ou de ses devoirs de conduite, et atteindre à sa destination est du devoir du saint homme.» [6] Tcheou-koung, qui vivait en 1150 avant notre ère, l'un des plus sages et des plus savants hommes qu'ait eus la Chine. [7] C'est l'explication que donnent de ce passage plusieurs commentateurs: «Par le partage des champs labourables et leur distribution en portions d'un li (un dixième de lieue carrée), chacun eut de quoi s'occuper et s'entretenir habituellement; c'est là le profit qu'ils en ont tiré.» (Commentaire, Ho-kiang.) [8] Dans ce chapitre sont faites plusieurs citations du Livre des Vers, qui seront continuées dans les suivants. Les anciennes éditions sont fautives à cet endroit. Elles placent ce chapitre après celui sur le devoir de rendre ses intentions pures et sincères. (TCHOU-HI.) CHAPITRE IV. Sur le devoir de connaître et de distinguer les causes et les effets. 1. Le Philosophe a dit: Je puis écouter des plaidoiries et juger des procès comme les autres hommes; mais ne serait-il pas plus nécessaire de faire en sorte d'empêcher les procès? Ceux qui sont fourbes et méchants, il ne faudrait pas leur permettre de porter leurs accusations mensongères et de suivre leurs coupables desseins. On parviendrait par là à se soumettre entièrement les mauvaises intentions des hommes. C'est ce qui s'appelle connaître la racine ou la cause. Voila le quatrième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par la racine et les branches ou la cause et les effets. CHAPITRE V. Sur le devoir de perfectionner ses connaissances morales en pénétrant les principes des actions. 1. Cela s'appelle connaître la racine ou la cause. 2. Cela s'appelle la perfection de la connaissance. Voilà ce qui reste du cinquième chapitre du Commentaire. Il expliquait ce que l'on doit entendre par perfectionner ses connaissances morales en pénétrant les principes des actions; il est maintenant perdu. Il y a quelque temps, j'ai essayé de recourir aux idées de Tching-tseu [autre commentateur du Ta hio, un peu plus ancien que Tchou-hi] pour suppléer à cette lacune, en disant: Les expressions suivantes du texte, perfectionner ses connaissances morales consiste à pénétrer le principe et la nature des actions, signifient que, si nous désirons perfectionner nos connaissances morales, nous devons nous livrer à une investigation profonde des actions, et scruter à fond leurs principes ou leur raison d'être; car l'intelligence spirituelle de l'homme n'est pas évidemment incapable de connaître [ou est adéquate à la connaissance]; et les êtres de la nature, ainsi que les actions humaines, ne sont pas sans avoir un principe, une cause ou une raison d'être[9]. Seulement ces principes, ces causes, ces raisons d'être n'ont pas encore été soumis à d'assez profondes investigations. C'est pourquoi la science des hommes n'est pas complète, absolue; c'est aussi pour cela que la Grande Étude commence par enseigner aux hommes que ceux d'entre eux qui étudient la philosophie morale doivent soumettre à une longue et profonde investigation les êtres de la nature et les actions humaines, afin qu'en partant de ce qu'ils savent déjà des principes des actions, ils puissent augmenter leurs connaissances, et pénétrer dans leur nature la plus intime[10]. En s'appliquant ainsi à exercer toute son énergie, toutes ses facultés intellectuelles, pendant longtemps, on arrive un jour à avoir une connaissance, une compréhension intime des vrais principes des actions; alors la nature intrinsèque et extrinsèque de toutes les actions humaines, leur essence la plus subtile comme leurs parties les plus grossières, sont pénétrées; et, pour notre intelligence ainsi exercée et appliquée par des efforts soutenus, tous les principes des actions deviennent clairs et manifestes. Voilà ce qui est appelé la pénétration dos principes des actions; voila ce qui est appelé la perfection des connaissances morales. [9] Le Ji-kiang s'exprime ainsi sur ce passage: «Le cœur ou le principe pensant de l'homme est éminemment immatériel, éminemment intelligent; il est bien loin d'être dépourvu de tout savoir naturel, et toutes les actions humaines sont bien loin de ne pas avoir une cause ou une raison d'être également, naturelle.» [10] Le commentaire Ho-kiang s'exprime ainsi: «Il n'est pas dit [dans le texte primitif] qu'il faut chercher à connaître, à scruter profondément les principes, les causes; mais il est dit qu'il faut chercher à apprécier parfaitement les actions: en disant qu'il faut chercher â connaître, à scruter profondément les principes, les causes, alors on entraîne facilement l'esprit dans un chaos d'incertitudes inextricables; en disant qu'il faut chercher à apprécier parfaitement les actions, alors on conduit l'esprit à la recherche de la vérité.» Pascal a dit: «C'est une chose étrange que les hommes aient voulu comprendre les principes des choses, et arriver jusqu'à connaître tout! car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie comme la nature.» CHAPITRE VI. Sur le devoir de rendre ses intentions pures et sincères. 1. Les expressions rendre ses intentions pures et sincères signifient: Ne dénature point tes inclinations droites, comme celles de fuir une odeur désagréable, et d'aimer un objet agréable et séduisant. C'est ce qui est appelé la satisfaction de soi-même. C'est pourquoi le sage veille attentivement sur ses intentions et ses pensées secrètes. 2. Les hommes vulgaires qui vivent à l'écart et sans témoins commettent des actions vicieuses; il n'est rien de mauvais qu'ils ne pratiquent. S'ils voient un homme sage qui veille sur soi-même, ils feignent de lui ressembler, en cachant leur conduite vicieuse et en faisant parade d'une vertu simulée. L'homme qui les voit est comme s'il pénétrait leur foie et leurs reins; alors à quoi leur a-t-il servi de dissimuler? C'est là ce que l'on entend par le proverbe: La vérité est dans l'intérieur, la forme à l'extérieur. C'est pourquoi le sage doit veiller attentivement sur ses intentions et ses pensées secrètes. 3. Thsêng-tseu a dit: De ce que dix yeux le regardent, de ce que dix mains le désignent, combien n'a-t-il pas à redouter, ou à veiller sur lui-même! 4. Les richesses ornent et embellissent une maison, la vertu orne et embellit la personne; dans cet état de félicité pure, l'âme s'agrandit, et la substance matérielle qui lui est soumise profite de même. C'est pourquoi le sage doit rendre ses intentions pures et sincères[11]. Voilà le sixième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par rendre ses intentions pures et sincères. [11] «Il est dit dans le King: Désirant rendre ses intentions pures et sincères, ils s'attachaient d'abord à perfectionner au plus haut degré leurs connaissances morales. Il est encore dit: Les connaissances morales étant portées au plus haut degré, les intentions sont ensuite rendues pures et sincères. Or l'essence propre de l'intelligence est d'être éclairée; s'il existe en elle des facultés qui ne soient pas encore développées, alors ce sont ces facultés qui sont mises au jour par le perfectionnement des connaissances morales; il doit donc y avoir des personnes qui ne peuvent pas véritablement faire usage de toutes leurs facultés, et qui, s'il en est ainsi, se trompent elles-mêmes. De cette manière, quelques hommes sont éclairés par eux-mêmes, et ne font aucun effort pour devenir tels; alors ce sont ces hommes qui éclairent les autres; en outre, ils ne cessent pas de l'être, et ils n'aperçoivent aucun obstacle qui puisse les empêcher d'approcher de la vertu. C'est pourquoi ce chapitre sert de développement au précédent, pour rendre cette vérité évidente. Ensuite il y aura à examiner le commencement et la fin de l'usage des facultés, et à établir que leur ordre ne peut pas être troublé, et que leurs opérations ne peuvent pas manquer de se manifester. C'est ainsi que le philosophe raisonne.» (TCHOU-HI.) CHAPITRE VII Sur le devoir de se perfectionner soi-même en pénétrant son âme de probité et de droiture. 1. Ces paroles, se corriger soi-même de toutes passions vicieuses consiste à donner de la droiture à son âme, veulent dire: Si l'âme est troublée par la passion de la colère, alors elle ne peut obtenir cette droiture; si l'âme est livrée à la crainte, alors elle ne peut obtenir cette droiture; si l'âme est agitée parla passion de la joie et du plaisir, alors elle ne peut obtenir cette droiture; si l'âme est accablée par la douleur, alors elle ne peut obtenir cette droiture. 2. L'âme n'étant point maîtresse d'elle-même, on regarde, et on ne voit pas; on écoute, et on n'entend pas; on mange, et on ne connaît point la saveur des aliments. Cela explique pourquoi l'action de se corriger soi-même de toutes passions vicieuses consiste dans l'obligation de donner de la droiture à son âme. Voilà le septième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par se corriger soi- même de toute habitude, de toutes passions vicieuses, en donnant de la droiture à son âme[12]. [12] Ce chapitre se rattache aussi au précédent, afin d'en lier le sens à celui du chapitre suivant. Or, les intentions étant rendues pures et sincères, alors la vérité est sans mélange d'erreur, le bien sans mélange de mal, et l'on possède véritablement la vertu. Ce qui peut la conserver dans l'homme, c'est le cœur ou la faculté intelligente dont il est doué pour dompter ou maintenir son corps. Quelques-uns ne savent-ils pas seulement rendre leurs intentions pures et sincères, sans pouvoir examiner soigneusement les facultés de l'intelligence qui sait les conserver telles? alors ils ne possèdent pas encore la vérité intérieurement, et ils doivent continuer à améliorer, à perfectionner leurs personnes. Depuis ce chapitre jusqu'à la fin, tout est parfaitement conforme aux anciennes éditions. (TCHOU-HI.) CHAPITRE VIII. Sur le devoir de mettre le bon ordre dans sa famille, en se perfectionnant soi-même. 1. Ce que signifient ces mots, mettre le bon ordre dans sa famille consiste auparavant à se corriger soi- même de toutes passions vicieuses, le voici: Les hommes sont partiaux envers leurs parents et ceux qu'ils aiment; ils sont aussi partiaux ou injustes envers ceux qu'ils méprisent et qu'ils haïssent; envers ceux qu'ils respectent et qu'ils révèrent, ils sont également partiaux ou serviles; ils sont partiaux ou trop miséricordieux[13] envers ceux qui inspirent la compassion et la pitié; ils sont aussi partiaux ou hautains envers ceux qu'ils traitent avec supériorité. C'est pourquoi aimer et reconnaître les défauts de ceux que l'on aime, haïr et reconnaître les bonnes qualités de ceux que l'on hait, est une chose bien rare sous le ciel[14]. 2. De là vient le proverbe qui dit: Les pères ne veulent pas reconnaître les défauts de leurs enfants, et les laboureurs la fertilité de leurs terres. 3. Cela prouve qu'un homme qui ne s'est pas corrigé lui-même de ses penchants injustes est incapable de mettre le bon ordre dans sa famille. Voilà le huitième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par mettre le bon ordre dans sa famille, en se corrigeant soi-même de toute habitude, de toutes passions vicieuses. [13] C'est le sens que donnent les commentateurs chinois. L'Explication du Kiang-i-pi-tchi dit: «Envers les hommes qui sont dans la peine et la misère, qui sont épuisés par la souffrance, quelques-uns s'abandonnent à une excessive indulgence, et ils sont partiaux.» [14] Le Ji-kiang s'exprime ainsi sur ce chapitre: «Thsêng-tseu dit: Ce que le saint Livre (le texte de KHOUNG-TSEU) appelle mettre le bon ordre dans sa famille consiste auparavant à se corriger soi-même de toutes passions vicieuses, signifie: Que la personne étant le fondement, la base de la famille, celui qui veut mettre le bon ordre dans sa famille doit savoir que tout consiste dans les sentiments d'amitié et d'aversion, d'amour et de haine qui sont en nous, et qu'il s'agit seulement de ne pas être partial et injuste, dans l'expression de ces sentiments. L'homme se laisse toujours naturellement entraîner aux sentiments qui naissent en lui, et, s'il est dans le sein d'une famille, il perd promptement la règle de ses devoirs naturels. C'est pourquoi, dans ce qu'il aime et dans ce qu'il hait, il arrive aussitôt à la partialité et à l'injustice, et sa personne n'est point corrigée et améliorée.» CHAPITRE IX. Sur le devoir de bien gouverner un État, en mettant le bon ordre dans sa famille. 1. Les expressions du texte, pour bien gouverner un royaume, il est nécessaire de s'attacher auparavant à mettre le bon ordre dans sa famille, peuvent s'expliquer ainsi: Il est impossible qu'un homme qui ne peut pas instruire sa propre famille puisse instruire les hommes. C'est pourquoi le fils de prince[15], sans sortir de sa famille, se perfectionne dans l'art d'instruire et de gouverner un royaume. La piété filiale est le principe qui le dirige dans ses rapports avec le souverain; la déférence est le principe qui le dirige dans ses rapports avec ceux qui sont plus âgés que lui; la bienveillance la plus tendre est le principe qui le dirige dans ses rapports avec la multitude[16]. 2. Le Khang-kao dit: Il est comme une mère qui embrasse tendrement son nouveau-né[17]. Elle s'efforce de toute son âme à prévenir ses désirs naissants; si elle ne les devine pas entièrement, elle ne se méprend pas beaucoup sur l'objet de ses vœux. Il n'est pas dans la nature qu'une mère apprenne à nourrir un enfant pour se marier ensuite. 3. Une seule famille ayant de l'humanité et de la charité suffira pour faire naître dans la nation ces mêmes vertus de charité et d'humanité; une seule famille ayant de la politesse et de la condescendance suffira pour rendre une nation condescendante et polie; un seul homme, le prince[18], étant avare et cupide, suffira pour causer du désordre dans une nation. Tel est le principe ou le mobile de ces vertus et de ces vices. C'est ce que dit le proverbe: Un mot perd l'affaire; un homme détermine le sort d'un empire. 4. Yao et Chun gouvernèrent l'empire avec humanité, et le peuple les imita. Kie et Tcheou[19] gouvernèrent l'empire avec cruauté, et le peuple les imita. Ce que ces derniers ordonnaient était contraire à ce qu'ils aimaient, et le peuple ne s'y soumit pas. C'est pour cette raison que le prince doit lui-même pratiquer toutes les vertus, et ensuite engager les autres hommes à les pratiquer. S'il ne les possède pas et ne les pratique pas lui-même, il ne doit pas les exiger des autres hommes. Que n'ayant rien de bon, rien de vertueux dans le cœur, on puisse être capable de commander aux hommes ce qui est bon et vertueux, cela est impossible et contraire à la nature des choses. 5. C'est pourquoi le bon gouvernement d'un royaume consiste dans l'obligation préalable de mettre le bon ordre dans sa famille. 6. Le Livre des Vers dit: «Que le pêcher est beau et ravissant! Que son feuillage est fleuri et abondant! Telle une jeune fiancée se rendant à la demeure de son époux, Et se conduisant convenablement envers les personnes de sa famille!» Conduisez-vous convenablement envers les personnes de votre famille, ensuite vous pourrez instruire et diriger une nation d'hommes. 7. Le Livre des Vers dit: «Faites ce qui est convenable entre frères et sœurs de différents âges.» Si vous faites ce qui est convenable entre frères de différents âges, alors vous pourrez instruire de leurs devoirs mutuels les frères aînés et les frères cadets d'un royaume[20]. 8. Le Livre des Vers dit: «Le prince dont la conduite est toujours pleine d'équité et de sagesse Verra les hommes des quatre parties du monde imiter sa droiture.» Il remplit ses devoirs de père, de fils, de frère ainé et de frère cadet, et ensuite le peuple l'imite. 9. C'est ce qui est dit dans le texte: L'art de bien gouverner une nation consiste à mettre auparavant le bon ordre dans sa famille. Voilà le neuvième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par bien gouverner le royaume en mettant le bon ordre dans sa famille. [15] La glose du Kiang-i-pi-tchi dit que c'est le fils d'un prince possédant un royaume qui est ici désigné. [16] En dégageant complètement la pensée du philosophe de sa forme chinoise, on voit qu'il assimile le gouvernement de l'État à celui de la famille, et qu'à ses yeux, celui qui possède toutes les vertus exigées d'un chef de famille possède également toutes les vertus exigées d'un souverain. C'est aussi ce que dit le Commentaire impérial (Ji-kiang): «Ces trois vertus: la piété filiale, la déférence envers les frères ainés, la bienveillance ou l'affection pour ses parents, sont des vertus avec lesquelles le prince orne sa personne, tout en instruisant sa famille; elles sont généralement la source des bonnes mœurs, et en les étendant, en en faisant une grande application, on en fait par conséquent la règle de toutes ses actions. Voilà comment le fils du prince, sans sortir de sa famille, se forme dans l'art d'instruire et de gouverner un royaume.» [17] Le Commentaire impérial (Ji-kiang) s'exprime ainsi sur ce passage: «Autrefois Wou-wang écrivit un livre pour donner des avertissements à Kang-chou (son frère cadet, qu'il envoyait gouverner un État dans la province du Ho-nan); il dit: Si l'on exerce les fonctions de prince, il faut aimer, chérir les cent familles (tout le peuple chinois) comme une tendre mère aime et chérit son jeune enfant au berceau. Or, dans les premiers temps que son jeune enfant vient de naître, chaque mère ne peut pas apprendre par des paroles sorties de sa bouche ce que l'enfant désire; la mère, qui par sa nature est appelée à lui donner tous ses soins et à ne le laisser manquer de rien, s'applique avec la plus grande sincérité du cœur, et beaucoup plus souvent qu'il est nécessaire, à chercher à savoir ce qu'il désire, et elle le trouve ensuite. Il faut qu'elle cherche à savoir ce que son enfant désire, et quoiqu'elle ne puisse pas toujours réussir à deviner tous ses vœux, cependant son cœur est satisfait, et le cœur de son enfant doit aussi être satisfait; ils ne peuvent pas s'éloigner l'un de l'autre. Or, le cœur de cette mère, qui chérit ainsi son jeune enfant au berceau, le fait naturellement et de lui-même: toutes les mères ont les mêmes sentiments maternels; elles n'ont pas besoin d'attendre qu'on les instruise de leur devoir pour pouvoir ainsi aimer leurs enfants. Aussi n'a-t-on jamais vu dans le monde qu'une jeune femme apprenne d'abord les règles des soins à donner à un jeune enfant au berceau, pour se marier ensuite. Si l'on sait une fois que les tendres soins qu'une mère prodigue à son jeune enfant lui sont ainsi inspirés par ses sentiments naturels, on peut savoir également que ce sont les mêmes sentiments de tendresse naturelle qui doivent diriger un prince dans ses rapports avec la multitude. N'en est-il pas de même dans ses rapports avec le souverain et avec ses aînés? Alors c'est ce qui est dit, que sans sortir de sa famille on peut se perfectionner dans l'art d'instruire et de gouverner un royaume.» [18] Par un seul homme on indique le prince. (Glose.) [19] On peut voir ce qui a été dit de ces souverains de la Chine dans notre Résumé de l'histoire et de la civilisation chinoises, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, pag. 33 et suiv., et pag. 61, 70. On peut aussi y recourir pour toutes les autres informations historiques que nous n'avons pas cru devoir reproduire ici. [20] Dans la politique de ces philosophes chinois, chaque famille est une nation ou État en petit, et toute nation ou tout État n'est qu'une grande famille: l'un et l'autre doivent être gouvernés par les mêmes principes de sociabilité et soumis aux mêmes devoirs. Ainsi, comme un homme qui ne montre pas de vertus dans sa conduite et n'exerce point d'empire sur ses passions n'est pas capable de bien administrer une famille, de même un prince qui n'a pas les qualités qu'il faut pour bien administrer une famille est également incapable de bien gouverner une nation. Ces doctrines ne sont point constitutionnelles, parce quelles sont en opposition avec la doctrine que le chef de l'État règne et ne gouverne pas, et qu'elles lui attribuent un pouvoir exorbitant sur ses sujets, celui d'un père sur ses enfants, pouvoir dont les princes, en Chine, sont aussi portés à abuser que partout ailleurs; mais, d'un autre côté, ce caractère d'assimilation au père de famille leur impose des devoirs qu'ils trouvent quelquefois assez gênants pour se décider à les enfreindre; alors, d'après la même politique, les membres de la grande famille ont le droit, sinon toujours la force, de déposer les mauvais rois qui ne gouvernent pas en vrais pères de famille. On en a vu des exemples. CHAPITRE X. Sur le devoir d'entretenir la paix et la bonne harmonie dans le monde, en bien gouvernant les royaumes. 1. Les expressions du texte, faire jouir le monde de la paix et de l'harmonie consiste à bien gouverner son royaume, doivent être ainsi expliquées: Que celui qui est dans une position supérieure, ou le prince, traite ses père et mère avec respect, et le peuple aura de la piété filiale; que le prince honore la supériorité d'âge entre les frères, et le peuple aura de la déférence fraternelle; que le prince ait de la commisération pour les orphelins, et le peuple n'agira pas d'une manière contraire. C'est pour cela que le prince a en lui la règle et la mesure de toutes les actions. 2. Ce que vous réprouvez dans ceux qui sont au-dessus de vous, ne le pratiquez pas envers ceux qui sont au-dessous; ce que vous réprouvez dans vos inférieurs, ne le pratiquez pas envers vos supérieurs; ce que vous réprouvez dans ceux qui vous précèdent, ne le faites pas à ceux qui vous suivent; ce que vous réprouvez dans ceux qui vous suivent, ne le faites pas à ceux qui vous précèdent; ce que vous réprouvez dans ceux qui sont à votre droite, ne le faites pas à ceux qui sont à votre gauche; ce que vous réprouvez dans ceux qui sont à votre gauche, ne le faites pas à ceux qui sont à votre droite: voilà ce qui est appelé la raison et la règle de toutes les actions. 3. Le Livre des Vers dit: «Le seul prince qui inspire de la joie, C'est celui qui est le père et la mère du peuple!» Ce que le peuple aime, l'aimer; ce que le peuple hait, le haïr: voilà ce qui est appelé être le père et la mère du peuple. 4. Le Livre des Vers dit: «Voyez au loin cette grande montagne du Midi, Avec ses rochers escarpés et menaçants! Ainsi, ministre Yn, tu brillais dans ta fierté! Et le peuple te contemplait avec terreur!» Celui qui possède un empire ne doit pas négliger de veiller attentivement sur lui-même, pour pratiquer le bien et éviter le mal; s'il ne tient compte de ses principes, alors la ruine de son empire en sera la conséquence[21]. 5. Le Livre des Vers dit: «Avant que les princes de la dynastie de Yn [ou Chang] eussent perdu l'affection du peuple, Ils pouvaient être comparés au Très-Haut. Nous pouvions considérer dans eux Que le mandat du ciel n'est pas facile à conserver.» Ce qui veut dire: «Obtiens l'affection du peuple, et tu obtiendras l'empire; Perds l'affection du peuple, et tu perdras l'empire[22].» 6. C'est pourquoi un prince doit, avant tout, veiller attentivement sur son principe rationnel et moral. S'il possède les vertus qui en sont la conséquence, il possédera le cœur des hommes; s'il possède le cœur des hommes, il possédera aussi le territoire; s'il possède le territoire, il en aura les revenus; s'il en a les revenus, il pourra en faire usage pour l'administration de l'État. Le principe rationnel et moral est la base fondamentale; les richesses ne sont que l'accessoire. 7. Traiter légèrement la base fondamentale ou le principe rationnel et moral, et faire beaucoup de cas de l'accessoire ou des richesses, c'est pervertir les sentiments du peuple et l'exciter par l'exemple au vol et aux rapines. 8. C'est pour cette raison que si un prince ne pense qu'à amasser des richesses, alors le peuple, pour l'imiter, s'abandonne à toutes ses passions mauvaises; si, au contraire, il dispose convenablement des revenus publics, alors le peuple se maintient dans l'ordre et la soumission. 9. C'est aussi pour cela que si un souverain ou des magistrats publient des décrets et des ordonnances contraires à la justice, ils éprouveront une résistance opiniâtre à leur exécution et aussi par des moyens contraires à la justice; s'ils acquièrent des richesses par des moyens violents et contraires à la justice, ils les perdront aussi par des moyens violents et contraires à la justice. 10. Le Khang-kao dit: «Le mandat du ciel qui donne la souveraineté à un homme ne la lui confère pas pour toujours.» Ce qui signifie qu'en pratiquant le bien ou la justice, on l'obtient, et qu'en pratiquant le mal ou l'injustice, on la perd. 11. Les Chroniques de Thsou disent: «La nation de Thsou ne regarde pas les parures en or et en pierreries comme précieuses; mais, pour elle, les hommes vertueux, les bons et sages ministres sont les seules choses quelle estime être précieuses.» 12. Kieou-fan a dit: «Dans les voyages que j'ai faits au dehors, je n'ai trouvé aucun objet précieux; l'humanité et l'amitié pour ses parents sont ce que j'ai trouvé seulement de précieux.» 13. Le Thsin-tchi dit: «Que n'ai-je un ministre d'une droiture parfaite, quand même il n'aurait d'autre habileté qu'un cœur simple et sans passions; il serait comme s'il avait les plus grands talents! Lorsqu'il verrait des hommes de haute capacité, il les produirait, et n'en serait pas plus jaloux que s'il possédait leurs talents lui-même. S'il venait à distinguer un homme d'une vertu et d'une intelligence vastes, il ne se bornerait pas à en faire l'éloge du bout des lèvres, il le rechercherait avec sincérité et l'emploierait dans les affaires. Je pourrais me reposer sur un tel ministre du soin de protéger mes enfants, leurs enfants et le peuple. Quel avantage n'en résulterait-il pas pour le royaume[23]! Mais si un ministre est jaloux des hommes de talent, et que par envie il éloigne ou tienne à l'écart ceux qui possèdent une vertu et une habileté éminentes, en ne les employant pas dans les charges importantes, et en leur suscitant méchamment toutes sortes d'obstacles, un tel ministre, quoique possédant des talents, est incapable de protéger mes enfants, leurs enfants et le peuple. Ne pourrait-on pas dire alors que ce serait un danger imminent, propre à causer la ruine de l'empire?» 14. L'homme vertueux et plein d'humanité peut seul éloigner de lui de tels hommes, et les rejeter parmi les barbares des quatre extrémités de l'empire, ne leur permettant pas d'habiter dans le royaume du milieu. Cela veut dire que l'homme juste et plein d'humanité seul est capable d'aimer et de haïr convenablement les hommes[24]. 15. Voir un homme de bien et de talent, et ne pas lui donner de l'élévation; lui donner de l'élévation, et ne pas le traiter avec toute la déférence qu'il mérite, c'est lui faire injure. Voir un homme pervers, et ne pas le repousser; le repousser, et ne pas l'éloigner à une grande distance, c'est une chose condamnable pour un prince. 16. Un prince qui aime ceux qui sont l'objet de la haine générale, et qui hait ceux qui sont aimés de tous, fait ce que l'on appelle un outrage à la nature de l'homme. Des calamités redoutables atteindront certainement un tel prince. 17. C'est en cela que les souverains ont une grande règle de conduite à laquelle ils doivent se conformer; ils l'acquièrent, cette règle, par la sincérité et la fidélité, et ils la perdent par l'orgueil et la violence. 18. Il y a un grand principe pour accroître les revenus (de l'État ou de la famille). Que ceux qui produisent ces revenus soient nombreux, et ceux qui les dissipent, en petit nombre; que ceux qui les font croître par leur travail se donnent beaucoup de peine, et que ceux qui les consomment le fassent avec modération; alors, de cette manière, les revenus seront toujours suffisants[25]. 19. L'homme humain et charitable acquiert de la considération à sa personne, en usant généreusement de ses richesses; l'homme sans humanité et sans charité augmente ses richesses aux dépens de sa considération. 20. Lorsque le prince aime l'humanité et pratique la vertu, il est impossible que le peuple n'aime pas la justice; et lorsque le peuple aime la justice, il est impossible que les affaires du prince n'aient pas une heureuse fin; il est également impossible que les impôts dûment exigés ne lui soient pas exactement payés. 21. Meng-hien-tseu[26] a dit: Ceux qui nourrissent des coursiers et possèdent des chars à quatre chevaux n'élèvent pas des poules et des pourceaux, qui sont le gain des pauvres. Une famille qui se sert de glace dans la cérémonie des ancêtres ne nourrit pas des bœufs et des moutons. Une famille de cent chars, ou un prince, n'entretient pas des ministres qui ne cherchent qu'à augmenter les impôts pour accumuler des trésors. S'il avait des ministres qui ne cherchassent qu'à augmenter les impôts pour amasser des richesses, il vaudrait mieux qu'il eût des ministres ne pensant qu'à dépouiller le trésor du souverain.—Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent un royaume ne doivent point faire leur richesse privée des revenus publics, mais qu'ils doivent faire de la justice et de l'équité leur seule richesse. 22. Si ceux qui gouvernent les États ne pensent qu'à amasser des richesses pour leur usage personnel, ils attireront indubitablement auprès d'eux des hommes dépravés; ces hommes leur feront croire qu'ils sont des ministres bons et vertueux, et ces hommes dépravés gouverneront le royaume. Mais l'administration de ces indignes ministres appellera sur le gouvernement les châtiments divins et les vengeances du peuple. Quand les affaires publiques sont arrivées à ce point, quels ministres, fussent-ils les plus justes et les plus vertueux, détourneraient de tels malheurs? Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent un royaume ne doivent point faire leur richesse privée des revenus publics, mais qu'ils doivent faire de la justice et de l'équité leur seule richesse. Voilà le dixième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par faire jouir le monde de la paix et de l'harmonie en bien gouvernant l'empire[27]. L'Explication tout entière consiste en dix chapitres. Les quatre premiers chapitres exposent l'ensemble général de l'ouvrage, et en montrent le but. Les six autres chapitres exposent plus en détail les diverses branches du sujet de l'ouvrage. Le cinquième chapitre enseigne le devoir d'être vertueux et éclairé. Le sixième chapitre pose la base fondamentale du perfectionnement de soi- même. Ceux qui commencent l'étude de ce livre doivent faire tous leurs efforts pour surmonter les difficultés que ce chapitre présente à sa parfaite intelligence; ceux qui le lisent ne doivent pas le regarder comme très-facile à comprendre et en faire peu de cas. [21] On veut dire [dans ce paragraphe] que celui qui est dans la position la plus élevée de la société [le souverain] ne doit pas ne pas prendre en sérieuse considération ce que les hommes ou les populations demandent et attendent de lui; s'il ne se conformait pas dans sa conduite aux droites règles de la raison, et qu'il se livrât de préférence aux actes vicieux [aux actions contraires à l'intérêt du peuple] en donnant un libre cours à ses passions d'amitié et de haine, alors sa propre personne serait exterminée et le gouvernement périrait; c'est là la grande ruine de l'empire [dont il est parlé dans le texte]. (TCHOU-HI.) [22] Le Ho-kiang dit a ce sujet: «La fortune du prince dépend du ciel, et la volonté du ciel existe dans le peuple. Si le prince obtient l'affection et l'amour du peuple, le Très-Haut le regardera avec complaisance et affermira son trône; mais s'il perd l'affection et l'amour du peuple, le Très-Haut le regardera avec colère, et il perdra son royaume.» [23] On voit par ces instructions de Mou-koung, prince du petit royaume de Thsin, tirées du Chou-king, quelle importance on attachait déjà en Chine, 650 ans avant notre ère, au bon choix des ministres, pour la prospérité et le bonheur d'un État. Partout l'expérience éclaire les hommes! Mais malheureusement ceux qui les gouvernent ne savent pas ou ne veulent pas toujours en profiter. [24] «Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée, tel qu'était Épaminondas, qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité; car autrement ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mils bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux.» (PASCAL.) [25] Liu-chi a dit: «Si dans un royaume le peuple n'est pas paresseux et avide d'amusements, alors ceux qui produisent les revenus sont nombreux; si la cour n'est pas son séjour de prédilection, alors ceux qui mangent ou dissipent ces revenus sont en petit nombre; si on n'enlève pas aux laboureurs le temps qu'ils consacrent à leurs travaux, alors ceux qui travaillent, qui labourent et qui sèment, se donneront beaucoup de peine pour faire produire la terre; si l'on a soin de calculer ses revenus pour régler sur eux ses dépenses, alors l'usage que l'on en fera sera modéré.» [26] Meng-hien-tseu était un sage Ta-fou, ou mandarin, du royaume de Lou, dont la postérité s'est éteinte dans son second petit-fils. Ceux qui nourrissent des coursiers et possèdent des chars à quatre chevaux, ce sont les mandarins ou magistrats civils, Tu-fou, qui passent les premiers examens des lettres à des périodes fixes. Une famille qui se sert de glace dans la cérémonie des ancêtres, ce sont les grands de l'ordre supérieur nommés King, qui se servaient de glace dans les cérémonies funèbres qu'ils faisaient en l'honneur de leurs ancêtres. Une famille de cent chars, ce sont les grands de l'État qui possédaient des fiefs séparés dont ils tiraient les revenus. Le prince devrait plutôt perdre ses propres revenus, ses propres richesses, que d'avoir des ministres qui fissent éprouver des vexations et des dommages au peuple. C'est pourquoi il vaut mieux que [le prince] ait des ministres qui dépouillent le trésor du souverain que des ministres qui surchargent le peuple d'impôts pour accumuler des richesses. [27] «Le sens de ce chapitre est qu'il faut faire tous ses efforts pour être d'accord avec le peuple dans son amour et son aversion, ou partager ses sympathies, et qu'il ne faut pas s'appliquer uniquement a faire son bien-être matériel. Tout cela est relatif a la règle de conduite la plus importante que l'on puisse s'imposer. Celui qui peut agir ainsi traite alors bien les sages, se plait dans les avantages qui en résultent; chacun obtient ce a quoi il peut prétendre, et le monde vit dans la paix et l'harmonie.» (Glose.) Thoung-yang-hiu-chi a dit: «Le grand but, le sens principal de ce chapitre signifie que le gouvernement d'un empire consiste dans l'application des règles de droiture et d'équité naturelles que nous avons en nous, à tous les actes du gouvernement, ainsi qu'au choix des hommes que l'on emploie, qui, par leur bonne ou mauvaise administration, conservent ou perdent l'empire. Il faut que, dans ce qu'ils aiment et dans ce qu'ils haïssent, ils se conforment toujours au sentiment du peuple.» TCHOUNG-YOUNG, ou L'INVARIABILITÉ DANS LE MILIEU; RECUEILLI PAR TSEU-SSE, PETIT-FILS ET DISCIPLE DE KHOUNG-TS EU. DEUXIÈME LIVRE CLASSIQUE. AVERTISSEMENT DU DOCTEUR TCHING-TSEU. Le docteur Tching-tseu a dit: Ce qui ne dévie d'aucun côté est appelé milieu (tchoung); ce qui ne change pas est appelé invariable (young). Le milieu est la droite voie, ou la droite règle du monde; l'invariabitilé en est la raison fixe. Ce livre, comprend les règles de l'intelligence qui ont été transmises par les disciples de KHOUNG-TSEU à leurs propres disciples. Tseu-sse (petit-fils de KHOUNG-TSEU) craignit que, dans la suite des temps, ces règles de l'intelligence ne se corrompissent; c'est pourquoi il les consigna dans ce livre pour les transmettre lui-même à Mêng-tseu. Tseu-sse, au commencement de son livre, parle de la raison qui est une pour tous les hommes; dans le milieu, il fait des digressions sur toutes sortes de sujets; et à la fin, il revient sur la raison unique, dont il réunit tous les éléments. S'étend-il dans des digressions variées, alors il parcourt les six points fixes du monde (l'est, l'ouest, le nord, le sud, le nadir et le zénith); se ressere-t-il dans son exposition, alors il se concentre et s'enveloppe pour ainsi dire dans les voiles du mystère. La saveur de ce livre est inépuisable, tout est fruit dans son étude. Celui qui sait parfaitement le lire, s'il le médite avec une attention soutenue, et qu'il en saisisse le sens profond, alors, quand même il mettrait toute sa vie ses maximes en pratique, il ne parviendrait pas à les épuiser. CHAPITRE Ier. 1. Le mandat du ciel (ou le principe des opérations vitales et des actions intelligentes conférées par le ciel aux êtres vivants[1]) s'appelle nature rationnelle; le principe qui nous dirige dans la conformité de nos actions avec la nature rationnelle s'appelle règle de conduite morale ou droite voie; le système coordonné de la règle de conduite morale ou droite voie s'appelle Doctrine des devoirs ou Institutions. 2. La règle de conduite morale qui doit diriger les actions est tellement obligatoire, que l'on ne peut s'en écarter d'un seul point, un seul instant. Si l'on pouvait s'en écarter, ce ne serait plus une règle de conduite immuable. C'est pourquoi l'homme supérieur, ou celui qui s'est identifié avec la droite voie[2], veille attentivement dans son cœur sur les principes qui ne sont pas encore discernés par tous les hommes, et il médite avec précaution sur ce qui n'est pas encore proclamé et reconnu comme doctrine. 3. Rien n'est plus évident pour le sage que les choses cachées dans le secret de la conscience; rien n'est plus manifeste pour lui que les causes les plus subtiles des actions. C'est pourquoi l'homme supérieur veille attentivement sur les inspirations secrètes de sa conscience. 4. Avant que la joie, la satisfaction, la colère, la tristesse, se soient produites dans l'âme (avec excès), l'état dans lequel on se trouve s'appelle milieu. Lorsqu'une fois elles se sont produites dans l'âme, et qu'elles n'ont encore atteint qu'une certaine limite, l'état dans lequel on se trouve s'appelle harmonique. Ce milieu est la grande base fondamentale du monde; l'harmonie en est la loi universelle et permanente. 5. Lorsque le milieu et l'harmonie sont portés au point de perfection, le ciel et la terre sont dans un état de tranquillité parfaite, et tous les êtres reçoivent leur complet développement. Voilà le premier chapitre du livre dans lequel Tseu-sse expose les idées principales de la doctrine qu'il veut transmettre à la postérité. D'abord il montre clairement que la voie droite ou la règle de conduite morale tire sa racine fondamentale, sa source primitive du ciel, et qu'elle ne peut changer; que sa substance véritable existe complètement en nous, et qu'elle ne peut en être séparée. Secondement, il parle du devoir de la conserver, de l'entretenir, de l'avoir sans cesse sous les yeux; enfin il dit que les saints hommes, ceux qui approchent le plus de l'intelligence divine, l'ont portée par leurs bonnes œuvres à son dernier degré de perfection. Or il veut que ceux qui étudient ce livre reviennent sans cesse sur son contenu, qu'ils cherchent en eux-mêmes les principes qui y sont enseignés, et s'y attachent après les avoir trouvés, afin de repousser tout désir dépravé des objets extérieurs, et d'accomplir les actes vertueux que comporte leur nature originelle. Voilà ce que Yang- chi[3] appelait la substance nécessaire ou le corps obligatoire du livre. Dans les dix chapitres qui suivent, Tseu-sse ne fait, pour ainsi dire, que des citations des paroles de son maître, destinées à corroborer et à compléter le sens de ce premier chapitre. [1] Commentaire. [2] Glose. [3] Le philosophe Yang-tseu. CHAPITRE II. 1. Le philosophe TCHOUNG-NI (KHOUNG-TSEU) dit: L'homme d'une vertu supérieure persévère invariablement dans le milieu; l'homme vulgaire, ou sans principes, est constamment en opposition avec ce milieu invariable. 2. L'homme d'une vertu supérieure persévère sans doute invariablement dans le milieu; par cela même qu'il est d'une vertu supérieure, il se conforme aux circonstances pour tenir le milieu. L'homme vulgaire et sans principes tient aussi quelquefois le milieu; mais, par cela même qu'il est un homme sans principes, il ne craint pas de le suivre témérairement en tout et partout (sans se conformer aux circonstances[4]). Voilà le second chapitre. [4] Glose. CHAPITRE III. 1. Le Philosophe (KHOUNG-TSEU) disait: Oh! que la limite de la persévérance dans le milieu est admirable! Il y a bien peu d'hommes qui sachent s'y tenir longtemps! Voilà le troisième chapitre. CHAPITRE IV. 1. Le Philosophe disait: La voie droite n'est pas suivie; j'en connais la cause: les hommes instruits la dépassent; les ignorants ne l'atteignent pas. La voie droite n'est pas évidente pour tout le monde, je le sais: les hommes d'une vertu forte vont au delà; ceux d'une vertu faible ne l'atteignent pas. 2. De tous les hommes, il n'en est aucun qui ne boive et ne mange; mais bien peu d'entre eux savent discerner les saveurs! Voilà le quatrième chapitre. CHAPITRE V. 1. Le Philosophe disait: Qu'il est à déplorer que la voie droite ne soit pas suivie! Voilà le cinquième chapitre. Ce chapitre se rattache au précédent qu'il explique, et l'exclamation sur la voie droite qui n'est pas suivie sert de transition pour relier le sens du chapitre suivant. (TCHOU- HI.) CHAPITRE VI. 1. Le Philosophe disait: Que la sagesse et la pénétration de Chun étaient grandes! Il aimait à interroger les hommes et à examiner attentivement en lui-même les réponses de ceux qui l'approchaient; il retranchait les mauvaises choses et divulguait les bonnes. Prenant les deux extrêmes de ces dernières, il ne se servait que de leur milieu envers le peuple. C'est en agissant ainsi qu'il devint le grand Chun! Voilà le sixième chapitre. CHAPITRE VII. 1. Le Philosophe disait: Tout homme qui dit: Je sais distinguer les mobiles des actions humaines, présume trop de sa science; entraîné par son orgueil, il tombe bientôt dans mille pièges, dans mille filets qu'il ne sait pas éviter. Tout homme qui dit: Je sais distinguer les mobiles des actions humaines, choisit l'état de persévérance dans la voie droite également éloignée des extrêmes; mais il ne peut le conserver seulement l'espace d'une lune. Voilà le septième chapitre. Il y est parlé indirectement du grand sage du chapitre précédent. En outre, il y est question de la sagesse qui n'est point éclairée, pour servir de transition au chapitre suivant. (TCHOU-HI.) CHAPITRE VIII. 1. Le Philosophe disait: Hoeï[5], lui, était véritablement un homme! Il choisit l'état de persévérance dans la voie droite également éloignée des extrêmes. Une fois qu'il avait acquis une vertu, il s'y attachait fortement, la cultivait dans son intérieur et ne la perdait jamais. Voilà le huitième chapitre. [5] Le plus aimé de ses disciples, dont le petit nom était Yan-youan. CHAPITRE IX. 1. Le Philosophe disait: Les États peuvent être gouvernés avec justice; les dignités et les émoluments peuvent être refusés; les instruments de gains et de profits peuvent être foulés aux pieds: la persévérance dans la voie droite également éloignée des extrêmes ne peut être gardée! Voilà le neuvième chapitre. Il se rattache au chapitre précédent, et il sert de transition au chapitre suivant. (TCHOU-HI.) CHAPITRE X. 1. Tseu-lou [disciple de KHOUNG-TSEU] interrogea son maître sur la force de l'homme. 2. Le Philosophe répondit: Est-ce sur la force virile des contrées méridionales, ou sur la force virile des contrées septentrionales? Parlez-vous de votre propre force? 3. Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire les hommes; avoir de la compassion pour les insensés qui se révoltent contre la raison: voilà la force virile propre aux contrées méridionales; c'est à elle que s'attachent les sages. 4. Faire sa couche de lames de fer et de cuirasses de peaux de bêtes sauvages; contempler sans frémir les approches de la mort: voilà la force virile propre aux contrées septentrionales, et c'est à elle que s'attachent les braves. 5. Cependant, que la force d'âme du sage qui vit toujours en paix avec les hommes et ne se laisse point corrompre par les passions est bien plus forte et bien plus grande! Que la force d'âme de celui qui se tient sans dévier dans la voie droite également éloignée des extrêmes est bien plus forte et bien plus grande! Que la force d'âme de celui qui, lorsque son pays jouit d'une bonne administration qui est son ouvrage, ne se laisse point corrompre ou aveugler par un sot orgueil, est bien plus forte et bien plus grande! Que la force d'âme de celui qui, lorsque son pays sans lois manque d'une bonne administration, reste immuable dans la vertu jusqu'à la mort, est bien plus forte et bien plus grande! Voilà le dixième chapitre. CHAPITRE XI. 1. Le Philosophe disait: Rechercher les principes des choses qui sont dérobées à l'intelligence humaine; faire des actions extraordinaires qui paraissent en dehors de la nature de l'homme; en un mot, opérer des prodiges pour se procurer des admirateurs et des sectateurs dans les siècles à venir: voilà ce que je ne voudrais pas faire. 2. L'homme d'une vertu supérieure s'applique à suivre et à parcourir entièrement la voie droite. Faire la moitié du chemin, et défaillir ensuite, est une action que je ne voudrais pas imiter. 3. L'homme d'une vertu supérieure persévère naturellement dans la pratique du milieu également éloigné des extrêmes. Fuir le monde, n'être ni vu ni connu des hommes, et cependant n'en éprouver aucune peine, tout cela n'est possible qu'au saint. Voilà le onzième chapitre. Les citations des paroles de KHOUNG-TSEU par Tseu-sse, faites dans l'intention d'éclaircir le sens du premier chapitre, s'arrêtent ici. Or le grand but de cette partie du livre est de montrer que la prudence éclairée, l'humanité ou la bienveillance universelle pour les hommes, la force d'âme, ces trois vertus universelles et capitales, sont la porte par où l'on entre dans la voie droite que doivent suivre tous les hommes. C'est pourquoi ces vertus ont été traitées dans la première partie de l'ouvrage, en les illustrant par l'exemple des actions du grand Chun, de Yan-youan (ou Hoeï, le disciple chéri de KHOUNG-TSEU), et de Tseu-lou (autre disciple du même philosophe). Dans Chun, c'est la prudence éclairée; dans Yan-youan, c'est l'humanité ou la bienveillance pour tous les hommes; dans Tseu-lou, c'est la force d'âme ou la force virile. Si l'une de ces trois vertus manque, alors il n'est plus possible d'établir la règle de conduite morale ou la voie droite, et de rendre la vertu parfaite. On verra le reste dans le vingtième chapitre. (TCHOU-HI.) CHAPITRE XII. 1. La voie droite [ou la règle de conduite morale du sage] est d'un usage si étendu, qu'elle peut s'appliquer à toutes les actions des hommes; mais elle est d'une nature tellement subtile, qu'elle n'est pas manifeste pour tous. 2. Les personnes les plus ignorantes et les plus grossières de la multitude, hommes et femmes, peuvent atteindre à cette science simple de se bien conduire; mais il n'est donné à personne, pas même à ceux qui sont parvenus au plus haut degré de sainteté, d'atteindre à la perfection de cette science morale; il reste toujours quelque chose d'inconnu [qui dépasse les plus nobles intelligences sur cette terre][6]. Les personnes les plus ignorantes et les plus grossières de la multitude, hommes et femmes, peuvent pratiquer cette règle de conduite morale dans ce qu'elle a de plus général et de plus commun; mais il n'est donné à personne, pas même à ceux qui sont parvenus au plus haut degré de sainteté, d'atteindre à la perfection de cette règle de conduite morale; il y a encore quelque chose que l'on ne peut pratiquer. Le ciel et la terre sont grands sans doute; cependant l'homme trouve encore en eux des imperfections. C'est pourquoi le sage, en considérant ce que la règle de conduite morale de l'homme a de plus grand, dit que le monde ne peut la contenir; et, en considérant ce qu'elle a de plus petit, il dit que le monde ne peut la diviser. 3. Le Livre des Vers dit[7]: «L'oiseau youan s'envole jusque dans les cieux, le poisson plonge jusque dans les abîmes.» Ce qui veut dire que la règle de conduite morale de l'homme est la loi de toutes les intelligences; qu'elle illumine l'univers dans le plus haut des cieux comme dans les plus profonds abîmes! 4. La règle de conduite morale du sage a son principe dans le cœur de tous les hommes, d'où elle s'élève
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