tour accompagné d'une modification soit uniquement du sens musculaire, ou plus généralement du sens de la motilité, soit aussi d'un autre sens; et le sujet, à la suite d'une série plus ou moins longue d'expériences de cette nature, finit par s'apercevoir qu'il peut se donner à lui-même des sensations. C'est un fait universellement constaté, tous les animaux que nous connaissons ont la faculté de changer volontairement de forme, en ce sens qu'ils peuvent modifier la position respective de leurs organes, et la plupart peuvent se transporter d'un lieu à un autre. Ils sont avertis de ce changement de forme par un changement dans leur sensibilité, et d'un autre côté, ils savent que l'état différent de leur sensibilité s'est montré à la suite d'un déploiement d'effort qu'ils ont également senti. Après un plus ou moins grand nombre d'expériences, ils en viennent à reconnaître qu'ils ont un certain domaine en leur puissance. Mais en même temps ils s'aperçoivent que cette puissance est limitée. Parfois, à la suite de l'effort, le changement qu'ils avaient en vue n'arrive pas, ils n'éprouvent pas la sensation motile correspondante, parce qu'un obstacle extérieur est venu s'opposer à l'effet attendu du déploiement d'énergie interne. L'animal reconnaît alors qu'il y a en dehors de lui une autre chose qui circonscrit son pouvoir, qui lutte avec lui et qui lui résiste victorieusement. C'est là chez lui le premier acte de connaissance. Je me suis servi tantôt des mots: sens musculaire, effort musculaire. On conçoit maintenant en quoi ces expressions sont trop restreintes. Nous ne voulons pas dire qu'un animal n'est tel qu'à condition d'avoir un appareil musculaire comme celui des animaux supérieurs; nous entendons uniquement par là que l'animal doit avoir la faculté de se mouvoir et de sentir son effort. Et, notons-le bien, ce sentiment est, à proprement parler, la condition sine qua non et caractéristique sans laquelle il ne peut être rangé dans la classe des animaux, c'est à dire, des êtres doués de connaissance: Les plantes se meuvent, puisqu'au moins elles croissent et qu'elles cherchent par leurs feuilles, la lumière, par leurs racines, l'humidité. Mais si nous admettons qu'elles ne s'aperçoivent pas de leurs mouvements, nous ne pouvons dire qu'elles appartiennent au règne animal[3]. Nous ne voudrions pas affirmer, au surplus, qu'on ne puisse concevoir théoriquement l'existence d'êtres sensibles qui seraient tels, grâce à une autre sensibilité fondamentale. Les vers luisants se donnent certainement à eux-mêmes des sensations lumineuses; peut-être la torpille et le gymnote peuvent-ils se donner des secousses électriques. Il peut se faire qu'il existe des animaux absolument incapables de se mouvoir. J'entends le mot dans le sens de changer de lieu. Mais, dans tous les cas, la qualité fondamentale, essentielle, qui fera d'eux des êtres sensibles et connaissants, c'est celle de pouvoir se donner volontairement, par un déploiement senti d'énergie, des sensations analogues à celles qu'ils peuvent recevoir du monde où ils sont placés. Et, à parler d'une façon absolue, tout développement d'énergie est, au fond, un mouvement; seulement, il peut ne pas se manifester dans l'espace et être simplement moléculaire. On voit maintenant pourquoi, en donnant l'exemple de l'enfant qui crie et qui entend ses propres cris, nous avons annoncé que nous devions y revenir parce que, au fond, il est plus compliqué qu'en apparence. Car le cri, en supposant que l'enfant fût sourd, n'en serait pas moins pour lui une occasion de se douter de l'empire qu'il a sur lui-même. L'émission de la voix, en effet, est précédée d'un déploiement de force provoqué par la faim, la soif, la douleur, peu importe, et ce déploiement de force, il le sent, et il sent en même temps une modification de son individu produite par les contractions de son larynx, sensation qu'il apprend bientôt à reconnaître comme ayant sa cause immédiate dans sa volonté. Enfin, dernière observation, il n'est pas nécessaire que ce soit l'individu lui-même qui fasse ces expériences et commence son éducation. L'expérience, transmise par les parents, peut se manifester chez lui sous forme d'instinct. C'est ainsi que nous voyons les poulets, au sortir de l'œuf, se conduire et chercher déjà par eux-mêmes leur nourriture. Comme toute génération se réduit, en dernière analyse, à une division, on conçoit sans peine que la partie possède en réalité ou virtuellement les propriétés du tout. Connaissance de l'étendue du moi. Le moi est pour l'être sensible ce qui lui procure toujours une même sensation, chaque fois que sa volonté est la même. Le non-moi est pour lui l'ensemble des autres causes. Cela établi, voyons comment l'animal obtient la connaissance de l'étendue de son propre individu. Il résulte de ce que nous avons dit, que l'animal regarde comme étant lui, comme faisant partie intégrante de son être, tout ce qui lui procure, du moment où il le veut, une sensation déterminée et attendue. L'huître regarde évidemment comme une portion d'elle-même ses deux valves, et probablement la roche sur laquelle elle s'attache. Supposons un zoophyte qui est fixé sur une pierre dans l'excavation d'un rocher. Chaque fois qu'il étend ses bras, il en touche les parois; celles-ci doivent, à son sens, faire partie de lui- même et sont pour lui ce que sa coquille est au colimaçon. Le polype qui, chaque fois qu'il sort de sa demeure, voit toujours autour de lui les mêmes objets immobiles, s'identifie avec eux. Ainsi, l'enfant qui ne sortirait jamais de son berceau pourrait croire que ce berceau est une partie de son être; et si nous venions au monde avec des vêtements qui ne nous quitteraient pas, ils nous apparaîtraient comme appartenant à notre personne, au même titre que les poils, les cheveux, les ongles, l'épiderme. En un mot, l'animal regarde comme n'étant pas différent de lui ce qui lui procure toujours une même sensation, chaque fois que sa volonté est la même. Le non-moi, c'est pour lui tout le reste; ce qui agit sur lui sans la participation de sa volonté et malgré sa volonté. C'est la source de l'imprévu, de l'inattendu, des surprises. Il peut se tromper sur son étendue comme sur celle du moi. Il peut la juger ou moindre ou plus grande que la réalité. Si, avant toute expérience postérieure, l'homme avait la possibilité de regarder ce qui se passe en lui, s'il pouvait voir son cœur battre, son sang circuler, certes, il considérerait au premier abord ces organes comme étant étrangers à son être, parce que leurs mouvements ne sont pas et ne peuvent être voulus. Il finirait néanmoins par les attribuer au moi, à la suite d'une étude plus complète, comme nous venons de le faire voir. Une observation curieuse que me signale mon collègue, Édouard Van Beneden, justifie pleinement cette manière de voir[4]. On sait que les êtres les plus élémentaires connus, ceux dont l'organisation est plus simple que la cellule même, et qui, étant privés de toute partie différenciée n'ont, à proprement parler, pas d'organisation, sont les monères. Ce sont de petits amas d'un liquide albuminoïde doués de mouvement. Ces espèces de gouttelettes se remuent dans le fluide qu'elles habitent, en changeant leur forme, en projetant de leur propre substance des prolongements en guise de bras. Or, si par suite d'une cause quelconque deux bras d'une même monère viennent à se toucher, il arrive qu'ils se soudent par leurs extrémités et ils forment ainsi un anneau de substance albuminoïde; puis, sous l'influence des contractions de la matière qui les constitue, le diamètre de l'anneau diminue progressivement, et le vide central finit par s'effacer. Si, au contraire, deux bras appartenant à deux monères se rencontrent, jamais il n'y a confusion, jamais la substance de l'une ne coule dans l'autre. Admettons que la monère soit un animal, et analysons le fait. La monère, en projetant ses bras, se heurte parfois à des corps étrangers. La sensation qu'elle éprouve lui a été donnée, à ce quelle croit d'abord, par elle-même; mais lorsque, à la suite d'un pareil mouvement, la barrière n'étant plus là, l'impression ne s'est pas produite, elle a fini par reconnaître que cet obstacle n'était pas elle. Il n'en est pas de même quand deux de ses bras s'arrêtent mutuellement. La sensation qu'elle éprouve dans ce cas, elle peut la reproduire tant qu'elle veut, et elle acquiert ainsi peu à peu une connaissance suffisante de l'étendue de son être. On voit maintenant que si deux monères se mettent en contact, elles ne peuvent, en tant qu'individus distincts, se mélanger en aucune façon, car chacune d'elles est étrangère à l'autre, et leurs volontés se contrarient. On conçoit du reste, sans qu'il soit nécessaire d'en dire davantage, quelle expérience l'animal doit acquérir comme individu, ou posséder comme issu de l'espèce, avant d'être renseigné plus ou moins approximativement sur l'étendue de son moi, combien de fois il doit réformer des jugements erronés, et que de choses sont par lui attribuées souvent à tort au moi ou au non-moi. D'ailleurs, cette question, facile à résoudre en théorie, est presque insoluble en pratique. Qui oserait fixer, par exemple, le moment où l'huître avalée par le gourmet cesse d'être elle pour devenir lui? Et, à l'inverse, à quel instant une sécrétion cesse-t-elle de faire partie de l'animal d'où elle sort? Heureusement, l'explication de ces difficultés n'est pas nécessaire au but que nous avons en vue. Le moi, en tant que connu directement et par un acte intuitif, apparaît primitivement comme un et indivisible. Mais quand on a recours au procédé par lequel on discerne le non-moi, à savoir le sens externe, on constate qu'une partie du moi peut être connue par ce procédé, c'est le corps; l'autre partie, qui n'est connue que par le sens interne, est l'âme ou l'esprit, ou le moi dans le sens restreint et abusif de ce dernier mot. Rapprochons-nous maintenant du point qui nous intéresse principalement, la distinction de l'âme et du corps, qui doit, avons-nous dit, résulter de celle du moi et du non-moi. L'enfant est donc parvenu à distinguer son moi du non-moi. Il est averti directement de l'existence du moi, il conclut l'existence du non-moi. Le moi, c'est ce qui lui obéit, le non-moi, c'est ce qui ne lui obéit pas. Il domine l'un et subit l'autre. Mais, s'il fait cette différence, il ne faut pas croire qu'il distingue déjà en lui une âme et un corps. Il dira alors, comme du reste il le dira plus tard et toujours: J'ai deux bras, j'ai deux jambes, une mouche est sur moi, le chien m'a mordu; et d'un autre côté: Je souffre, j'ai du plaisir, je veux, j'ai peur, j'aime, je me souviens. Sous ce rapport, sa langue est tout aussi correcte que celle des hommes faits, et il ne faudrait pas croire, avec beaucoup de penseurs, quelle en deviendrait plus philosophique parce qu'il dirait: Mon âme pense, et mon corps grandit, au lieu de: Je pense, je grandis. Car mon âme et mon corps signifient l'âme de moi, le corps de moi, c'est à dire que le moi se place au dessus de l'âme et du corps, comme possédant l'un et l'autre, et comme étant plus, par conséquent, que chacun d'eux pris séparément. D'ailleurs encore—et cet argument est sans réplique—si, le terme moi et le terme âme étaient identiques, quand je dis mon bras ou mon corps, cela signifierait le bras de mon âme, le corps de mon âme, puis, le bras de l'âme de mon âme, etc. Et pour faire disparaître la prétendue métaphore renfermée dans des expressions comme celle-ci: certaines parties de mon corps obéissent à ma volonté, on tomberait dans un langage ridiculement compliqué, sans même atteindre le but qu'on se propose. Le moi, c'est donc l'individu, corps et âme, considéré dans son unité indivisible. On dit: je grandis, je maigris, je perds mes dents, je grisonne, je deviens chauve, je suis écorché, j'ai des engelures, j'ai la peau noire etc., aussi légitimement que l'on dit: je pense, je sens, je me rappelle, je réfléchis, je raisonne, je rêve, je calcule, je désire, je crains. Ainsi sont donc parfaitement corrects, quoi qu'en dise Jouffroy, le mot suicide et la phrase: je me tue. D'un autre côté, nous accordons que l'on peut donner au terme moi le sens restreint d'âme ou esprit. Nous userons nous-même souvent de cette faculté. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que cet emploi du mot est abusif et contraire au langage ordinaire, si l'on ne veut pas s'exposer à commettre des raisonnements vicieux. De la distinction première entre le moi et le non-moi va découler la distinction de l'âme et du corps. Pour le démontrer, il nous faut rechercher comment nous parvenons à la connaissance de ce que nous appellerons plus tard notre corps. Nous avons vu l'enfant en arriver à la conclusion de l'existence d'un non-moi, c'est à dire d'une collection d'êtres plus ou moins semblables à lui-même, mais indépendants de lui-même. Il ne voit ni n'entend sa mère quand il le veut; il ne voit pas la lumière quand il le veut; en un mot, il pressent qu'il y a en dehors de lui d'autres volontés que la sienne. C'est de cette façon qu'il exerce peu à peu ses sens et qu'il finit par reconnaître, d'après ses sensations visuelles, auditives, tactiles, les objets qui sont en dehors de lui. Or, il remarque avec le temps qu'il y a des choses en lui, et des actes produits par lui, qu'il perçoit comme il perçoit les choses en dehors de lui. Il se voit, en partie du moins, comme il voit les choses extérieures. Il y a, en outre, des choses en lui et des actes émanés de lui qu'il perçoit d'une autre façon, au moyen d'une faculté particulière qui ne se laisse pas appliquer aux choses du dehors. Il s'assure, par exemple, qu'il a deux bras, deux jambes, qu'il est grand ou petit, qu'il a la peau noire, de la même manière qu'il s'assure que les autres hommes ont des bras et des jambes, qu'ils sont grands ou petits, qu'ils ont la peau noire ou blanche. Ses moyens de connaissance à l'égard des objets extérieurs, il peut les appliquer à certaines choses qui sont en lui. Sans doute, il sait qu'il a des membres par d'autres voies encore que la vue et le toucher, mais la vue et le toucher les lui font remarquer comme ils lui font remarquer les membres des autres animaux. Ainsi encore, quand il marche et quand il court, des modifications intérieures l'avertissent sans doute qu'il n'est pas en repos; mais il peut, en outre, constater sa course et sa marche par les moyens dont il use pour juger de la marche et de la course d'autrui. En deux mots, il y a lieu de distinguer dans le moi des faits externes et des faits internes, des faits qui me sont révélés à l'aide des sens externes et des faits qui me sont révélés par le sens interne, le sens intime, ou la conscience, dans le sens large de ces deux derniers mots et en tant qu'on peut les appliquer à tous les animaux. Un exemple va faire comprendre cette distinction. J'ai une blessure et je souffre. Le médecin voit la modification organique, mais il ne voit pas ma souffrance; il la devine, il y croit, mais il ne la connaît pas; il ne peut même s'en faire une idée, à moins qu'il n'ait souffert autrefois du même mal, et encore! Moi, au contraire, je sens ma souffrance, elle m'est immédiatement connue et présente; mais je ne vois pas la modification survenue dans mes organes, ou, si je la vois, c'est à la façon du médecin qui la voit en autrui, et je ne la perçois pas directement comme la cause, de ma souffrance. La blessure, voilà une modification externe du moi; la souffrance, voilà la modification interne correspondante. De même, quand je remue le bras, il se passe en moi un phénomène résultant d'une dépense de force vitale dans un certain sens, phénomène dont je suis averti par le sens interne; mais c'est par les sens externes que je connais le mouvement opéré, et c'est indirectement que je vois dans le déploiement de ma force vitale la raison du mouvement extérieur de mon bras. Cela est tellement vrai que si, par une cause quelconque, le phénomène interne se reproduit, si je crois sentir en moi une dépense d'énergie, je m'imaginerai, par la force de l'habitude, que l'acte externe a suivi, bien qu'il puisse se faire qu'il ne se produise pas. C'est, entre autres, ce qui se passe parfois dans les rêves, et ce qui a toujours lieu quand on vient d'être amputé d'un membre. Vous croyez le mouvoir, et le sens externe seul vient vous avertir de votre erreur. Il est facile d'appliquer les mêmes observations aux cas suivants: je suis pincé, je suis brûlé, je marche, je cours, je me remue, je suis tombé, je suis immobile, je suis frappé, etc. Inutile de faire observer ici le grand rôle que vient jouer le miroir dans la vie de l'homme. Il dédouble pour ainsi dire mon individu et m'apprend, sur ce qui me concerne, une foule de choses que je ne connaîtrais pas sans lui. L'être sensible puise donc la connaissance de lui-même à deux sources différentes, n'ayant aucun point de commun entre elles, le sens intime et les sens externes. Or, nous rapportons à l'âme ou l'esprit, comme à un principe distinct, tous les faits internes, et au corps tous les phénomènes externes du moi. Nous pouvons donc définir l'âme ou l'esprit, le support des faits internes, et le corps, le support des faits externes. Tout ce que nous observons en nous à la façon d'un fait externe, nous l'attribuons au corps; par exemple, le déplacement dans l'espace. Tout le reste appartient à l'âme; par exemple, la fatigue. Telles sont les définitions cherchées de l'âme et du corps; elles ne préjugent rien quant à la nature de l'âme, ni quant à ses rapports avec le corps; elles sont en concordance avec le langage de tous les temps et de tous les peuples, et enfin elles rendent aussi fidèlement que possible l'idée qu'éveillent en nous ces mots tels qu'on les emploie ordinairement. On le voit, dès à présent, le problème capital de la psychologie, ou pour employer un mot nouveau, mais qui pour nous a un sens scientifique très précis, de la psychophysique, sera de rechercher les rapports de l'âme et du corps, de ramener la dualité des deux principes à l'unité, de rétablir, si possible, l'harmonie entre ces deux termes opposés. Le sens intime et les sens externes appliqués directement à nous-même ne nous donnent de nous-même qu'une connaissance fragmentaire; d'où la nécessité de la méthode inductive. Toutes les sciences ont directement ou indirectement l'homme pour objet. L'être sensible, avons-nous dit, puise la connaissance de lui-même à deux sources différentes, n'ayant aucun point de commun entre elles: le sens intime et les sens externes. L'animal s'en contente peut-être; pour l'homme, elles sont insuffisantes. Il y a, en effet, des propriétés externes du moi qui échappent aux sens externes, et des faits internes qui échappent au sens intime. Une grande partie de notre organisation intérieure nous est totalement inconnue. Nous ne savons comment est fait notre corps, ni comment y fonctionnent nos organes. Nous ne savons pas que nous avons un système circulatoire, un système de nutrition, un système respiratoire, un système nerveux, etc. Nous ne connaissons ni le cœur, ni le foie, ni l'estomac, ni le cerveau. Pour avoir la notion de ces organes et de leurs fonctions, nous avons recours forcément à l'observation des autres hommes. C'est en eux que nous voyons se passer les phénomènes physiologiques; et des ressemblances extérieures qui existent entre eux et nous, nous concluons que nous leur ressemblons aussi intérieurement. Toutefois, nous pouvons nous tromper à cet égard. En 1864, nous avons perdu à Liège un professeur d'anatomie, Dresse, qui, ayant le cœur à droite et renversé, et le foie à gauche, ne s'en était jamais douté. Bichat, si ma mémoire ne me trompe pas, attribuait la folie à l'inégalité des hémisphères du cerveau, et il présentait lui-même cette dernière particularité à un haut degré. Enfin, il est à remarquer que nous ne connaissons pas directement nos yeux, qui sont des organes, sans contredit, des plus utiles. Nous ne les avons jamais vus, nous ne les verrons jamais. Le miroir nous en fournit une image, et cette image seule, plus ou moins fidèle, et, dans tous les cas, renversée de droite à gauche nous en donne une connaissance indirecte et assez imparfaite. Le sens intime a, lui aussi, besoin d'être complété par les observations auxquelles nous soumettons les autres hommes. Les phénomènes internes de notre vie dans le sein d'où nous sommes sortis, et ceux de notre première enfance, ce qui se passe en nous pendant un sommeil profond, un évanouissement, pendant la fièvre ou la folie, sont complètement soustraits à l'œil de la conscience. Mais nous admettons que nous vivons, agissons, sentons dans tous ces états, parce que nous voyons dans les mêmes circonstances les autres vivre, agir, sentir, ou, pour parler plus exactement, donner les signes extérieurs qui accompagnent chez nous la vie, l'activité, la sensibilité. Comme nous nous sommes vus agir extérieurement d'une certaine manière, à la suite de certains actes internes, nous croyons que chez les autres êtres qui reproduisent les mêmes actes extérieurs, préside une activité interne semblable à la nôtre. Je les entends parler, par exemple; comme la parole est chez moi l'expression extérieure de la pensée intérieure, j'admets que chez eux aussi la parole correspond à la pensée. C'est à ce jugement d'analogie qu'il faut attribuer l'admiration naïve des sauvages pour les singes et les perroquets. Il résulte de là que la science de l'homme ne peut uniquement se fonder sur l'observation interne—sans quoi le philosophe en serait réduit à faire la description, et encore incomplète, de sa propre individualité, à un moment déterminé de son existence—ni s'appuyer exclusivement sur l'observation extérieure—sans quoi les phénomènes observés ne pourraient être interprétés psychiquement, c'est à dire regardés comme l'expression extérieure d'un état intérieur échappant à l'observation. La psychophysique réclame à la fois et l'observation interne et l'observation externe, elle doit s'appuyer à la fois et sur les données du sens interne et sur celles de l'expérience. Mais elle réclame, en outre, le concours de toutes les sciences, tant de celles qui étudient l'homme dans son passé embryogénique, phylogénique, historique, zoologique, que de celles qui étudient l'univers dont il fait partie et dont il reçoit l'empreinte. Ces sciences découvrent la vérité par fragments, et toute vérité conquise fait pénétrer un rayon de lumière dans les profondeurs de notre être. Mais, en outre, toutes les sciences, partant de l'homme, manifestent sa nature sous un certain aspect; filles de l'esprit humain, elles en expriment la puissance génératrice. Si donc nous recherchons comment elles poursuivent et atteignent la vérité, nous saurons comment l'esprit doit s'y prendre en général pour résoudre un problème, nous aurons la pleine conscience des moyens qui sont à notre disposition et de la méthode que nous devons suivre pour l'aborder avec fruit. Une fois en pleine possession de cette méthode, nous examinerons comment il faut l'appliquer aux recherches directes sur les rapports de l'âme et du corps, après nous être assuré auparavant de l'inefficacité absolue des méthodes jusqu'ici employées. Nous voilà ainsi ramené à notre point de départ. L'homme n'a jamais failli à la mission que lui rappelait l'oracle de Delphes. Seulement, cette mission est indéfinie, et ceux-là seuls sont dans l'erreur qui, se fondant sur une méthode exclusive et imparfaite, croient l'avoir accomplie. Résumons-nous. La connaissance suppose chez l'animal la faculté de se modifier lui-même volontairement. Comme les choses extérieures le modifient aussi de leur côté, il conclut l'existence en dehors de lui d'une puissance analogue à la sienne. Il distingue le non-moi du moi, l'un qui ne lui obéit pas, l'autre qui lui obéit. Il connaît le moi d'une façon directe et immédiate, le non-moi d'une façon indirecte et par raisonnement. Il puise à deux sources de connaissances, le sens interne et les sens externes. La partie de son être phénoménal qu'il peut découvrir par les moyens dont il use à l'égard du non-moi, c'est son corps; l'autre partie, c'est son âme. Le corps est donc ce qui peut être connu à la façon du non- moi, et, par conséquent, par tous les êtres connaissants; l'âme n'est connue que par l'être en qui elle est. La contemplation interne et externe de l'être par l'être lui-même aboutit à des résultats nécessairement incomplets; de là, nécessité de compléter les données du sens interne et des sens externes, non seulement par les données qui découlent de l'observation directe des autres hommes, mais encore par celles que nous fournit leur expérience actuelle et passée. Toutes les sciences, en tant qu'elles émanent de l'homme, sont des objets nécessaires de cette observation, et, à ce titre, elles expriment la nature humaine et tendent à la définir. Mais l'observation ne suffit pas. Il faut rechercher comment les autres sciences parviennent, en partant du même point, à découvrir et à accumuler des propositions vraies. Il faut, une fois en pleine possession de cette méthode, l'appliquer rigoureusement au problème de la psychophysique. [1] J'ai lu récemment, dans la Revue catholique, je crois, le compte-rendu d'un ouvrage de je ne sais plus quel abbé français qui démontre que Moïse, dans sa Genèse, est darwiniste. On m'affirme, d'un autre côté, que le discours prononcé par M. d'Omalius d'Halloy, le 16 décembre 1873, à l'Académie de Belgique, et reproduit par la Revue scientifique, quoique complètement favorable à la doctrine du transformisme, a été approuvé dans les hautes sphères catholiques, comme ne renfermant rien de contraire à la plus stricte orthodoxie. [2] Voir dans notre Essai de logique scientifique, Liège 1865, une déduction analogue, mais plus générale (p. 104 et suiv.). Un phénomène réel, A, y disons-nous, ne nous est pas connu en lui même, mais seulement dans son rapport avec nous, ou sous la forme de l'idée a que nous en avons. On peut donc poser que A est fonction de a et de X, X représentant la nature de notre faculté connaissante. On a ainsi l'équation: A = f(a, X). Or, on voit que A ne peut être connu que si X est connu, c'est à dire, que si l'esprit se connaît lui-même. Nous y disons encore (préf. p. xvi et suiv.): La forme de l'objet, la forme du miroir, la forme de l'image, voilà trois termes indissolublement unis. Changez l'un, les autres seront altérés. L'image, c'est l'idée qui est connue sans intermédiaire. La forme du miroir, c'est la nature particulière de ma faculté connaissante. Si je ne la connais pas, il m'est interdit à jamais de dégager l'objet; et si je la connaissais complètement, rien ne serait plus certain que la possibilité d'acquérir des notions exactes touchant l'objet. Mais je ne la connais qu'imparfaitement; de là mes idées imparfaites concernant les choses. Seulement, l'homme fait tous les jours des progrès de plus en plus marqués dans la connaissance de lui- même, et toutes les sciences viennent tour à tour jeter un rayon de lumière sur les mystères de notre nature. De manière que la connaissance de l'univers et la connaissance de nous-mêmes progressent de concert, et que l'une entraîne l'autre. [3] En disant cela, je choque peut-être certaines idées qui ont généralement cours parmi les transformistes. Pour eux, les animaux et les plantes sont deux rameaux sortis d'une même souche, les protozoaires, et ne se distinguent qu'au point de vue morphologique et physiologique. Je ne sais ce qui en est de cette descendance. Pour moi, je ne suis pas actuellement disposé à croire, pour des raisons que j'exposerai plus tard, que la sensibilité et l'intelligence puissent apparaître là où elles ne sont pas en germe. En conséquence, vu certains faits présentés notamment par la sensitive et les plantes carnivores, je n'hésite pas à accorder aux plantes la sensibilité tout en leur refusant le sentiment de la motilité. [4] La monère chez laquelle M. Van Beneden a fait cette observation est la Pelomyxa palustris, récemment décrite par R. Greeff. Le corps ne mesure pas moins de deux à trois millimètres de diamètre, circonstance très favorable à l'observateur. Si deux ou trois individus se meuvent sur un porte-objet, ils en arriveront nécessairement, au bout de quelques instants, à se toucher par les bras qu'ils projettent au dehors. Une observation semblable sur les Arcelles a été faite, il y a longtemps déjà, par M. Peltier; elle a été confirmée depuis par Dujardin. Ces savants avaient remarqué que les expansions filiformes des Difflugies ou des Amibes se soudent, quand elles sont projetées par un même individu, tandis qu'elles se touchent sans se souder, si elles émanent d'individus différents. «Je ne voudrais pas, ajoute à ce propos Dujardin, entrer dans une discussion sérieuse sur la volonté, sur le moi des Infusoires, comme l'ont fait pourtant des philosophes célèbres.» (DUJARDIN. Infusoires, dans les Suites à Buffon, p. 28.). Je regrette de ne pas connaître ces discussions. Voir aussi dans le même auteur, rapportées avec plus de détails, des observations analogues faites sur la Gromie oviforme. II MATÉRIALISME, SPIRITUALISME, PSYCHOPHYSIQUE Nous croyons avoir posé nettement le problème de la psychologie, et avoir établi, par l'analyse même de ses termes, l'impuissance radicale de toute méthode exclusive, c'est à dire fondée uniquement ou sur l'observation externe ou sur l'observation interne, à en donner une solution satisfaisante. Cependant, cette impuissance est bien loin d'être avouée. Au contraire, c'est un préjugé universellement répandu que l'observation seule peut nous faire connaître tous les faits psychologiques. Aussi, du moment où l'homme s'est préoccupé de sa propre nature et du but de son existence, du moment, en un mot, où s'est révélée la nécessité d'une science des rapports de l'âme et du corps, deux systèmes opposés ont été mis en présence; ces systèmes se partagent actuellement encore le champ de la philosophie. Il existe, en effet, d'une part, toute une classe de philosophes qui prétend trouver l'explication de ces rapports dans l'analyse de la nature physique; et, de l'autre, des penseurs qui, se plaçant à un point de vue tout opposé, la cherchent dans l'âme elle-même. Nous avons une psychologie matérialiste et une psychologie spiritualiste. L'existence de ces deux doctrines rivales est un fait considérable qui nous montre l'esprit humain sous l'un de ses aspects les plus intéressants. Comment se fait-il que cette question, si clairement définie pourtant, soit étudiée par des méthodes si opposées et s'accusant mutuellement de ne pas être scientifiques? Pourquoi y a-t-il des matérialistes et des spiritualistes? Pourquoi les uns et les autres se croient-ils seuls dans la bonne voie? Pourquoi croient-ils leurs adversaires dans la mauvaise et restent-ils obstinément sourds à leur argumentation? Or, ici nous touchons à l'une des particularités les plus curieuses de la science de l'âme. En général, les sciences commencent par être entachées d'erreurs considérables que le travail des générations savantes tend à faire disparaître; mais l'erreur une fois détruite, on n'a plus à s'en occuper. Du moment que Copernic eut établi le vrai système du monde et que ses propositions eurent été admises, on n'eut plus à parler que pour mémoire des systèmes astronomiques des anciens. Les fausses idées en histoire, en philologie, en géographie, dans les sciences naturelles, une fois redressées, sont définitivement écartées et jugées tout au plus dignes de figurer dans l'histoire des sciences. Il n'en est pas de même en psychologie. La science de l'homme a pour objet aussi bien ses erreurs que ses découvertes, et quel que soit l'avenir réservé à cette science, à quelque degré de perfection qu'elle doive arriver un jour, il faudra toujours réserver une place importante à l'étude des faux systèmes non seulement scientifiques, mais surtout psychologiques. Ils sont, en effet, une manifestation de notre intelligence tout aussi significative que la connaissance de la vérité. Enfin, lorsqu'on aborde une de ces questions qui se présentent obstinément à l'esprit et dont les solutions semblent peu satisfaisantes, on doit avant tout se rendre compte de l'inefficacité des méthodes suivies antérieurement et éviter d'entrer dans la voie qui en a égaré tant d'autres. Si l'on tente un nouvel essai, c'est pour faire mieux ou tout au moins pour faire autrement. Nous devons donc commencer par exposer l'origine psychologique de ces deux systèmes et en faire la critique. Origine psychologique du matérialisme, du spiritualisme et de l'harmonisme. Le point de départ de ces systèmes implique des conséquences exclusives qui modifient a priori profondément l'énoncé et la portée du problème. Le matérialisme a pour lui l'ancienneté historique: c'est par là que débute toute philosophie. C'est aussi le système qui se présente le premier à notre esprit dès que nous recherchons la cause de ce qui se passe en nous. Il a été dit que la chose immédiatement connue est le moi, ce mot étant pris dans le sens restreint d'âme ou d'esprit, et que les qualités du non-moi sont conclues, en comprenant par non-moi la phénoménalité externe. Mais l'expérience ne tarde pas à nous apprendre que les divers états du moi, ses sensations agréables ou désagréables, son bien-être ou son malaise dépendent surtout du non-moi; et, comme ce qui est en dehors de nous est inconnu et imprévu, nous tendons à le connaître et à le prévoir. C'est ainsi que, peu à peu, notre activité se dirige toute vers l'extérieur, vers le côté objectif des phénomènes sensibles, et en vient à négliger le côté subjectif. Nous arrivons même à sentir en dehors de nous les objets, à les voir en dehors de nous, à les entendre en dehors de nous, c'est à dire à projeter au dehors toutes nos sensations et à reléguer dans l'ombre l'être qui les éprouve. Tous nos sens agissent de cette façon, ils sont exercés à connaître le monde extérieur et non les impressions qu'ils reçoivent. L'œil juge que le bleu est différent du rouge, mais il ne s'enquiert pas de savoir en quoi précisément le rouge diffère du bleu, ni à quel signe il les distingue. Il ne sait pas qu'il est insensible en une portion notable de sa surface; il ne sait pas comment il juge du relief, de l'éloignement, de la direction, de la forme. De même, l'oreille ne décompose pas en ses éléments partiels le timbre, ou la tonalité, parce que la connaissance de ces éléments n'a pas pour nous un intérêt pratique immédiat; mais elle distingue les différents tons, les différents timbres, parce que cette distinction lui fait connaître l'objet. Il lui suffit de constater que les sons diffèrent entre eux, mais elle n'a aucun souci d'analyser leur différence, ni de rechercher en quoi elle consiste, car cette recherche ne lui est d'aucune utilité. Nos sens sont tellement accoutumés à reporter à l'extérieur ce qui se passe en eux que fréquemment des phénomènes tout subjectifs sont objectivés, notamment dans certaines maladies. Tels sont les phénomènes des mouches volantes, des couleurs accidentelles, des bourdonnements, les hallucinations de toute espèce. Nous finissons ainsi par oublier que tout phénomène sensible est le produit de deux facteurs d'égale importance, l'être sentant et l'objet senti; nous accordons une valeur exagérée à ce qui agit sur nous, et nous attribuons, au contraire, un rôle de moins en moins grand à notre activité sensible au point de l'annuler; et, en dernière analyse, nous croyons recevoir de l'extérieur purement et simplement, sans altération aucune, tout ce qui se trouve en nous, comme un bassin reçoit de la source qui l'alimente toute l'eau qu'il contient. La doctrine psychologique, d'après laquelle tout ce qui est en nous nous vient du dehors et nous est donné par les choses mêmes, se présente dans l'histoire sous le nom d'empirisme et de sensualisme; elle aboutit au matérialisme; on pourrait l'appeler réalisme[1]. Dès lors, le problème des rapports de l'âme et du corps est notablement simplifié, puisque l'âme n'est plus qu'une espèce de reflet de la nature extérieure. L'étude de la nature doit nous fournir tous les éléments dont nous avons besoin pour éclaircir les mystères de notre être. La physique, la chimie, la physiologie nous en donneront la clef. De là à faire de l'âme un produit fortuit de la combinaison de certaines forces matérielles, il n'y a qu'un pas. Le réalisme, comme doctrine psychologique, conduit directement au matérialisme, comme doctrine métaphysique. Le matérialisme assimile l'âme à un produit matériel (matérialisme des anciens) ou à une propriété matérielle (matérialisme des modernes); il n'y a plus en nous de double nature, et le problème est modifié dans son énoncé et sa portée. La psychologie n'est plus qu'un appendice des sciences naturelles; elle cherche à répondre à cette question: Comment les phénomènes psychiques naissent-ils des phénomènes corporels? Presque en même temps que le réalisme bâtit ses divers systèmes, en étalant un grand luxe d'arguments, une doctrine psychologique opposée, l'idéalisme, se manifeste et se développe. Il ne lui est pas difficile de s'apercevoir que le réalisme, qui croit prendre les choses pour origine de ses idées, part, au contraire, des idées pour remonter aux choses. Comme il arrive dans toute réaction, ce dogme a, de son côté, une tendance à exagérer le rôle de l'âme dans l'acquisition de nos connaissances, et insensiblement, à force de réduire la part de l'extérieur, il ne laisse plus subsister que l'intérieur. Pour cette doctrine, tout ce qui est actuellement dans le moi appartient constitutivement au moi, toutes ses déterminations lui sont données avec l'existence, et le rôle de l'extérieur se borne tout au plus à lui donner les occasions de les découvrir successivement. Le réalisme aboutit à faire de l'esprit un produit du non-moi, c'est à dire des forces extérieures; l'idéalisme, à son tour, va jusqu'à faire du non-moi un produit de l'esprit et de sa libre activité. D'un côté, l'esprit est comme un miroir ou l'écran de la chambre noire qui se borne à refléter le monde extérieur; de l'autre, c'est une puissance créatrice qui s'agite au milieu d'un monde enfanté par elle; dans le drame de son existence, l'esprit est à la fois poète et acteur. Le réalisme simplifie et transforme le problème en supprimant l'âme; l'idéalisme aboutit au même résultat et supprime la nature. Tandis que l'un finit par affirmer que tout est matière, selon l'autre, tout est esprit. Le monisme, c'est à dire l'affirmation de l'existence d'un principe unique, est au bout de ces deux systèmes. Ils ont encore un autre point de contact. Ils partent tous deux de l'hypothèse que les idées préexistent à la connaissance. Pour le réaliste, elles sont dans les choses extérieures qui nous les envoient. C'est ainsi que l'air tient suspendus les germes de moisissures et d'animaux microscopiques qu'il répand partout où il pénètre et qui se développent là où ils rencontrent des circonstances favorables. L'idéaliste admet qu'elles sont en nous; seulement, elles y sont plus ou moins cachées, et il s'agit de les mettre au jour. C'est le papillon renfermé dans sa chrysalide qui attend l'occasion propice de la fendre et d'étendre ses ailes à la lumière; c'est le tableau que le temps a couvert d'une couche énorme de poussière et qu'un artiste habile viendra débarrasser de son voile. Le gland, planté dans un terrain propice, devient le chêne puissant au feuillage touffu. D'où lui viennent ses feuilles? La terre, dit le matérialiste, les contenait et les a transmises au gland, qui en a fait sa parure. Analysez la terre, l'air et l'eau; dégagez leurs éléments, combinez-les d'une autre façon, prenez des creusets et des cornues, vous y trouverez les feuilles du chêne. Le gland les renfermait en lui-même, répond le spiritualiste; donnez-moi un microscope, je vous les y ferai voir. La terre a seulement fourni au gland l'occasion de les développer et de les épanouir. Enfin, ces deux systèmes ont ceci de particulier, c'est qu'ils s'amènent réciproquement et qu'ils rentrent l'un dans l'autre. Le réalisme conduit à l'idéalisme, parce que l'impression faite sur nos organes varie suivant leur nature et leur disposition, de sorte que le monde qui nous apparaît est bien le monde pour nous, mais non le monde réel. Berkeley, le disciple direct de Locke, du plus puissant des défenseurs modernes du sensualisme, définit la nature la succession de nos idées, et à la phrase: Le soleil m'échauffe, substitue celle-ci: Par la sensation de lumière que j'éprouve, je suis averti que j'éprouverai bientôt une sensation de chaleur. Condillac dit que l'homme ne peut sortir de lui-même; et les matérialistes du XVIIIe siècle affirment que chacun de nous parle une langue propre et incommunicable. De son côté, l'idéalisme conduit à un résultat opposé. La nature n'étant que l'esprit objectivé, autant vaut, pour étudier l'esprit, de scruter la nature qui en est la manifestation la plus complète, puis le corps humain qui est l'œuvre la plus parfaite de la nature, et dont la connaissance donne la clef de toutes les connaissances[2]. Le parallélisme entre les deux systèmes serait complet si l'énoncé du problème subissait une transformation analogue. Pour le réalisme, les phénomènes psychiques sont des effets des phénomènes physiques, et l'œuvre du psychologiste consiste à mettre en évidence cette relation de cause à effet. Par contre, l'idéalisme, poussé à ses dernières conséquences, conduit à regarder le phénomène corporel comme un effet du phénomène spirituel. Mais, en général, il n'en est cependant pas ainsi. Le philosophe idéaliste reconnaît dans l'ordre physique des caractères et des causes propres, et il n'a pas une idée bien nette des relations de l'ordre physique avec l'ordre psychique. Aussi, pour lui, le problème se pose-t-il dans ces termes vagues: Quelle est la nature de la correspondance entre les phénomènes du corps et ceux de l'âme? De là un troisième système qui prétend concilier l'antithèse du réalisme et de l'idéalisme absolus, maintenir en face l'un de l'autre et indépendamment l'un de l'autre l'esprit et la nature. Ce système est dualiste. Comment raisonnent les deux écoles précédentes pour expliquer la présence en nous d'une idée quelconque, celle d'étendue, par exemple? L'esprit est une chose inétendue, dit le réalisme, il ne peut donc trouver en lui la notion d'étendue; il doit la tirer du dehors; c'est par son commerce avec les choses étendues que vient en lui une idée que sans cela il n'aurait jamais eue. Au contraire, répond l'idéalisme, l'esprit possède en lui-même l'idée de l'étendue; c'est une forme à lui, qui lui est constitutive, et il l'applique aux choses du dehors qui en soi sont inétendues; si donc celles-ci nous apparaissent avec cette qualité, ce n'est pas qu'elles la possèdent, c est nous qui la leur donnons en la tirant de notre propre fond. Nous avons en nous l'idée de couleur: c'est que nous voyons des objets colorés, disent les uns; c'est que nous avons des yeux coloristes, disent les autres. L'harmonisme qui, dans l'histoire de la philosophie, correspond au cartésianisme et compte parmi ses plus brillants apologistes des philosophes comme Descartes, Malebranche, Leibnitz, réunit ces deux affirmations opposées. Pour lui, l'esprit et les choses extérieures sont formés sur un même type, il y a entre elles et lui harmonie complète. A la qualité extérieure, dite sensible, correspond l'idée intérieure ou la qualité intelligible. Les objets extérieurs sont étendus et notre esprit trouve en lui l'idée d'étendue qui leur correspond. Comment pourrions-nous, en effet, selon lui, reconnaître que les objets sont étendus, si nous n'avions en nous l'idée d'étendue? Et comment cette idée s'appliquerait-elle aux objets, si ceux-ci n'étaient pas étendus? Cette hypothèse, en apparence conciliante, ne fait, en réalité, que donner prise aux objections auxquelles sont exposées séparément les hypothèses extrêmes. L'idéalisme est embarrassé pour expliquer notre ignorance temporaire à l'égard de certaines notions que nous sommes censés posséder en nous. Le dualisme est dans le même embarras. Le réalisme ne sait nous faire comprendre le passage de la qualité réelle à la qualité conçue. L'harmonisme ne saurait davantage nous montrer comment l'esprit peut reconnaître en dehors de lui le type qui est en lui, comment il peut appliquer la qualité intelligible à la qualité sensible, qu'il ne connaît pas. Cette doctrine, enfin, présente des difficultés qui lui sont propres. L'accord entre l'esprit et la nature s'explique très bien dans les deux hypothèses précédentes, puisque c'est ou l'esprit qui se modèle sur la nature, ou la nature sur l'esprit. Mais ici l'esprit et la nature ne se fournissent plus rien l'un à l'autre. Si, à la vue d'un carré, j'ai l'idée du carré, il y a entre la chose et l'idée un abîme qui ne peut s'être comblé naturellement. L'accord est un fait dont l'explication manque absolument. Force est bien de l'attribuer à un être qui n'est ni l'esprit ni la nature, à Dieu. Le monde corporel et le monde spirituel sont comme deux horloges qui marchent toujours d'accord sans agir l'une sur l'autre, parce que Dieu veille à ce que la correspondance subsiste, ou parce qu'il les a construites parfaites. L'esprit est une de ces horloges, le monde corporel est l'autre. La première sonne l'heure quand la seconde l'annonce, sans qu'il y ait entre elles le moindre rouage de commun. Tel est le système de l'harmonisme. Inutile d'insister sur ce que cette hypothèse présente d'artificiel. Cela devient évident quand on circonscrit le problème pour en faire, non celui des rapports de l'esprit et de la nature, mais celui des rapports de l'âme et du corps. Cette hypothèse est sans doute difficile à réfuter sur le terrain de la spéculation pure. Mais le simple fait que mon bras se meut quand je le veux en dit plus que des volumes d'arguments. Ce n'est pas tout. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, l'harmonie dont on parle n'est pas l'harmonie elle- même, mais la conception de l'harmonie. Par le mot nature l'esprit n'entend et ne peut entendre que la nature intelligible. Il a beau parler de réalité, de non-moi, d'étendue sensible, c'est toujours la réalité intelligible, le non-moi intelligible, l'étendue intelligible. La nature sensible, la nature extérieure existe-t- elle? Il n'en sait rien, et n'en peut rien savoir. En somme, pour lui, tout reste dans le même état, soit qu'on la supprime, soit qu'on la laisse subsister; son monde intelligible lui suffit; il n'est pas nécessaire qu'il en suppose un autre. Ce système, par conséquent, se ramène et a d'ailleurs abouti historiquement à l'idéalisme. Sa méthode est aussi toute spéculative. C'est, du reste, un résultat à prévoir. Au fur et à mesure que l'homme réfléchit sur lui-même, il se voit forcé de plus en plus de reconnaître que la seule chose qui lui est immédiatement connue est son propre esprit. Point de départ de la psychophysique; elle se classe parmi les sciences naturelles. Elle tâche de remonter aux faits primitifs et de pénétrer jusque dans le domaine de l'inconscience. Critique des systèmes réalistes et idéalistes. Qu'ils l'avouent ou qu'ils le nient, les systèmes que nous venons d'exposer sont le produit de la spéculation pure; car ceux mêmes qui ont l'air de s'appuyer sur des faits matériels partent d'une idée toute spéculative, à savoir de la possibilité de connaître l'essence de la pensée en étudiant la nature. Aussi l'histoire de la philosophie met à nu l'impuissance radicale de toutes ces écoles. Dit-on aujourd'hui quelque chose de plus que Socrate, Platon, Aristote? De quelle utilité positive ont été à la psychologie les réformes de Bacon, de Descartes, de Kant? Nous sommes peut-être plus clairs, plus méthodiques que les anciens, mais où sont les vérités découvertes? Les mêmes systèmes renaissent de leurs cendres tout aussi faux, tout aussi vrais, c'est à dire tout aussi peu satisfaisants pour les gens qui ne se paient pas de mots. Quelle différence sous ce rapport entre la philosophie et les sciences naturelles! Ici, il n'est pas une erreur qui, une fois mise en évidence, ne soit éliminée sans retour; pas une proposition qui, une fois démontrée vraie, ne soit définitivement acquise à la science. La méthode est si sûre que la somme du savoir ne peut que s'accroître. Au livre de son avoir intellectuel, l'homme n'inscrit que des bénéfices, jamais de pertes. Il faut donc prendre une position d'attente, reconnaître la difficulté du problème, et en aborder lentement et courageusement l'étude, sans se flatter orgueilleusement de dénouer dès aujourd'hui le nœud de la question. Seulement, comme il est utile d'avoir une idée préconçue, vraie ou fausse, mais admise provisoirement comme probable, on peut partir de la supposition que l'esprit humain forme ses idées en élaborant la matière sensible, de même que le corps crée et répare ses organes en élaborant la matière corporelle. En dehors de ces deux hypothèses, dont l'une soutient que le chêne futur est dans le gland, et dont l'autre prétend qu'il est dans la terre où germe la semence, il y a place pour une troisième conjecture, plus modeste parce qu'elle est moins affirmative, plus scientifique parce qu'elle ne donne pas de prime abord une solution, mais tend à la préparer: c'est celle qui admet que le gland travaille en vertu de sa force propre la nourriture qui lui est fournie par la terre, et la convertit en organes, en feuilles, en fleurs, en fruits de chêne. Changez ses conditions de développement, et vous aurez d'autres feuilles, d'autres fleurs et d'autres fruits, quoique formés sur le même type. La terre fournit la matière, le gland fournit la forme. L'une est la force générale, l'autre, la force individualisante: un autre gland eût produit un autre chêne. Mais, cette hypothèse admise, le problème est loin d'être résolu. Il s'agit maintenant de savoir comment le gland transforme en feuilles, en fleurs et en fruits les éléments terrestres. Nous n'avons plus ici des feuilles toutes formées, mais des feuilles à former. Au lieu de répondre à la question unde? nous sommes mis en demeure de répondre à la question quomodo? et ici commencent les difficultés sérieuses. Voilà la position caractéristique, en dehors du réalisme et de l'idéalisme, que prend la psychologie naturelle, ou, comme nous l'appellerons désormais pour éviter toute équivoque, la psychophysique. Elle regarde les idées comme le produit de deux facteurs, le moi et le non-moi. Pour elle le non-moi est la matière générale, le moi la force individualisante, la force qui s'assimile cette matière et se la rend propre, en vertu de lois propres. A première vue, on s'explique par là cette infinité d'organisations individuelles, ces façons indéfiniment variées de saisir le même objet. Pour marcher vers ce but, elle s'attache surtout à saisir la première manifestation de l'idée pour la poursuivre jusqu'à son complet développement. Elle la suit, dès l'instant où on peut l'observer, note avec tout le soin possible les divers éléments qui viennent la composer et la nourrir; alors seulement, si elle est contente de son travail, elle peut se hasarder à énoncer une opinion sur l'origine possible de l'idée, sur l'état élémentaire des deux facteurs au moment de sa naissance. C'est ainsi qu'en paléontologie on vise surtout à saisir la première apparition de la vie sur ce globe et à reconstruire la série des êtres dans l'ordre où ils ont apparu, et dans le milieu qui les a vus naître. C'est ainsi encore que les études biologiques, que la zoologie ne font plus un pas sans le secours de l'embryogénie, et que le naturaliste, armé de son microscope, prend l'être vivant au moment où l'on n'observe encore en lui aucune différence, et le suit dans tout le cours de son développement embryonnaire, persuadé que l'étude d'un seul de ces phénomènes en apprend plus que la dissection de milliers d'êtres adultes. Tout phénomène, pour être complètement élucidé, doit être pris au moment où il apparaît. C'est alors qu'il porte l'empreinte la plus reconnaissable de la cause qui le produit. Or, nous n'avons pas toujours eu nos idées, nos sentiments actuels. Remontons donc vers notre passé, et essayons de saisir en l'homme la première lueur de la pensée et du sentiment. Si je constate présentement en moi les idées de Dieu, du juste, du beau, du bien, comme je sais que ces idées n'ont pas toujours été en moi sous leur forme actuelle, je puis hardiment assurer qu'elles ont leur origine dans un état intellectuel antérieur, et momentanément les oublier pour y revenir plus tard. «Les pages les plus anciennes et les plus altérées de la tradition, dit Max Müller, nous sont quelquefois plus chères que les documents les plus explicites de l'histoire moderne.» Ici on saisit sur le vif la différence du point de départ entre le réalisme empiriste d'un côté et l'idéalisme spéculatif et dialectique de l'autre. Les réalistes, qu'ils s'appellent physiologistes ou matérialistes, partent d'une idée préconçue et non démontrée, et anticipant la solution, abandonnent le phénomène en question de la pensée, et vont l'étudier, ou plutôt prétendent l'étudier dans des phénomènes connexes. La physique, la chimie, la physiologie doivent, selon eux, nous donner la clef de la psychologie. Or, combien est anti scientifique ce procédé qui consiste à étudier la pensée, par exemple, dans le cerveau, c'est à dire dans un organe qui peut avoir chez les animaux vertébrés, et notamment chez l'homme, une certaine relation avec la pensée, mais qui n'a certainement avec elle qu'un rapport vague et éloigné! Ainsi, ne voyons-nous pas un grand nombre d'êtres privés de cerveau proprement dit, et qui nous étonnent pourtant par leur sagacité? Dois-je citer les abeilles et les fourmis? Ajoutons que la physiologie du cerveau est la plus obscure de toutes les parties de cette science. Disons le mot, on ne connaît pour ainsi dire rien de cet organe. Admettons cependant que l'anatomie du cerveau n'ait plus de progrès à faire, admettons que le physiologiste, la loupe et le scalpel à la main, puisse suivre pas à pas la marche du sang dans les vaisseaux qui le sillonnent, la décomposition de la substance nerveuse des moindres fibres qui le composent; admettons enfin qu'aucun des changements qui se passent en lui ne reste inaperçu, y constateront-ils la présence de la pensée? y verront-ils les folies d'un insensé, les rêveries d'un Swedenborg, les découvertes sublimes d'un Newton, les combinaisons stratégiques d'un Napoléon, les extases célestes d'un Lamartine? Quel abîme entre une volonté, par exemple, et la production d'un courant nerveux? S'il était avéré que chaque fois la volonté est accompagnée d'un courant nerveux (notons que l'expérience ne peut aujourd'hui tenter une vérification même approximative d'une pareille coïncidence), de quel droit pourrait-on affirmer qu'il y a entre la volonté et le courant une relation directe de cause à effet? Et, en supposant même qu'on pût le soutenir, où serait le cause, où serait l'effet? Et si la cause est la volonté—ce qui est au moins aussi probable—quelle est, en dernière analyse, la valeur du résultat obtenu par rapport à l'origine de la volonté? Rien ou bien peu de chose. L'idéalisme procède au rebours. Sa méthode est tout intuitive. Pour connaître l'essence de la pensée, rien ne lui paraît plus naturel que de s'adresser à la pensée elle-même. Tandis que le réaliste tient les yeux ouverts et regarde tout autour de lui, l'idéaliste ferme tous ses sens à la fois et en appelle à la seule puissance de la réflexion. L'un cherche dans le dehors, qu'il soumet à des investigations minutieuses, la source de ce qui est en lui; l'autre la cherche en lui-même et jusqu'au plus profond de son âme. Le premier interroge le monde tout entier, le présent et le passé, le sauvage et l'homme civilisé, les fous et les sages; le second n'a de confiance qu'en lui-même, et, faisant le silence autour de lui, il adresse du fond de son cœur des invocations intimes à la vérité. Il commence par dresser le catalogue de nos idées et par les classer. Quelques unes d'entre elles ne viennent pas de l'expérience, parce qu'elles sont générales; elles existaient donc, conclut-il, avant l'expérience, elles forment le fond de notre être intellectuel, elles sont innées et renferment en elles tout le monde intelligible. En réalité, nous n'apprenons rien, nous ne faisons que développer ce que nous avons en nous. Il ne s'agit plus que de penser, de penser encore, de penser toujours, et notre pensée, en combinant entre elles les notions innées et en passant du général au particulier, tirera d'elle-même tout ce qui existe, y compris la pensée. Le philosophe accouche alors d'un système. Le plus beau des systèmes est celui qui repose sur le moindre nombre d'idées générales, et qui reconstruit le plus d'idées particulières. La palme sous ce rapport appartient sans contredit à Hegel, qui a tiré de l'idée d'être tout l'univers. Et, en effet, l'idée d'être renferme les idées de tous les êtres. On la combine avec celle de néant, et l'on a deux nouvelles idées, celles du devenir et du périr, puis de ces quatre idées, on en déduit de nouvelles, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on forme celles des plantes et des animaux, celles des maladies et des religions. Voilà la base de la spéculation. L'édifice qu'elle construit est splendide; seulement, comme dit quelque part Wundt, on a pris pour bâtir les fondements les tuiles qui devaient être employées à en recouvrir le toit. Il ne faut pas confondre les notions primitives avec les notions générales. Les notions générales appartiennent aux derniers produits et aux produits les plus compliqués de notre puissance intellectuelle. Nous avons les notions de chien, d'oiseau, de poisson, avant d'avoir celle d'animal, et nous avons celle-ci et celle de plante avant d'avoir celles d'être vivant et de corps inerte. L'élaboration des idées générales est ce qu'il y a pour nous de plus ardu, et les progrès de la science ont le plus souvent pour effet d'en modifier le contenu. Je n'en veux pour preuve que les profonds changements que depuis quelque temps les notions de matière et de force ont eu à subir. De même qu'au point de vue physique nous avons commencé par être renfermés dans un œuf fécondé, que cet œuf est identique en apparence pour tous les êtres sensibles, que peu à peu les différences se sont manifestées, et que, dans les derniers temps de notre vie embryonnaire seulement, le caractère humain s'est dessiné dans nos membres et sur notre visage, de même, au point de vue intellectuel, nous avons commencé par avoir les idées communes à tous les êtres connaissants, puis nous nous sommes élevés à des idées plus compliquées, qui sont pourtant encore le partage d'autres espèces animales de moins en moins nombreuses, jusqu'à ce que nous ayons créé les idées qui nous sont propres ainsi qu'à tous les hommes et qui nous caractérisent comme tels. Enfin, chacun de nous a ses idées particulières qui lui impriment son caractère individuel. Ceux qui vont le plus loin à cet égard, et qui instruisent leurs semblables, relèvent le niveau de la race entière. Nous devons notre supériorité sur les sauvages, les Grecs, les Romains, le moyen âge, aux Thalès, aux Aristote, aux Galilée, aux Newton. Or, nous ne pouvons savoir comment l'on est homme et l'on pense en homme, si, préalablement, nous ne recherchons comment l'on est en tant qu'animal, et comment l'on, pense en tant qu'animal. Nous aboutirions, pour ainsi dire, à coup sûr, si nous pouvions saisir le premier symptôme de pensée ou de sensibilité dans l'embryon. On voit donc que la psychophysique ne s'arrête pas au contenu de la conscience, elle étend notablement le champ de l'investigation. De même que l'histoire écrite de l'homme a ses racines dans son passé préhistorique, et que nous devons avant tout reconstituer ce passé si nous voulons savoir ce qu'est l'homme, de même la psychophysique remonte au delà de toute pensée consciente et pénètre dans le monde de l'inconscience. Sous ce rapport, elle sort du domaine commun de l'idéalisme et du réalisme. Elle ne fait donc pas comme les sciences dites descriptives, aujourd'hui détrônées à peu près partout, qui s'intitulaient botanique ou zoologie, etc., et qui donnaient la nomenclature plus ou moins exacte de toutes les fleurs, de tous les animaux ou autres êtres de la création, objets qu'elles classaient ensuite en genres et en familles. Les idées qui se révèlent actuellement à l'œil de la conscience sont les fleurs épanouies de la pensée, et il ne faut pas croire qu'on pourra saisir le secret de leur naissance en s'installant au milieu du jardin de l'âme et en dressant l'inventaire plus ou moins systématique de ses productions. C'est là un travail à peu près stérile; et, si l'on est dans l'intention de remonter à l'origine des idées, c'est prendre le point de départ le plus éloigné et choisir la route la plus pénible et la plus incertaine. Le savant doit étudier dans sa nature intime le germe même qui échappe à ses regards, s'il veut arriver avec quelque probabilité à un résultat significatif. Or, la psychologie, à peu d'exceptions près, a-t- elle été jusqu'à présent autre chose qu'une science purement descriptive? L'empirisme et l'idéalisme ne peuvent donc aboutir, parce qu'ils méconnaissent volontairement tout un côté des phénomènes intellectuels dont ils ont la prétention de rechercher les lois et les causes. Mais ici se montre une différence saisissante entre l'idéalisme et le réalisme. L'idéalisme au moins s'affirme comme étant le produit de la pensée, et, vrai ou faux, il manifeste à sa façon l'existence de cette force mystérieuse à qui il reconnaît la faculté de se tromper. Le réalisme, au contraire, ne peut être vrai; car, s'il était vrai, il établirait au même titre l'exactitude des systèmes qui le nient, puisque, eux aussi, dans cette hypothèse, seraient le produit du jeu régulier des forces organiques de notre cerveau. Pour lui, il n'y a pas d'erreur possible, et partant il se détruit lui-même dans son principe[3]. La psychophysique a recours à la méthode expérimentale. Cette méthode consiste dans la production artificielle de phénomènes, et appelle à son aide la mesure et le calcul. La comparaison des phénomènes corporels et des phénomènes psychiques n'est pas toujours possible directement. La mesure de ces derniers n'est pas donnée dans le sens intime et ne peut s'obtenir qu'artificiellement. L'observation seule des phénomènes ne suffit pas à la psychophysique. En supposant même qu'elle pût atteindre les phénomènes absolument primitifs, ce qui est impossible, parce que, à proprement parler, le primitif n'existe pas et est toujours au fond un consécutif, il s'agit de les étudier, d'en rechercher les lois, de remonter à leurs causes. La psychophysique complète donc l'observation par l'expérience, c'est à dire par la production artificielle de phénomènes psychiques dans des circonstances données. Il est nécessaire que nous disions à ce sujet quelques mots pour qu'on soit à même de se rendre compte de la nature de l'expérience en général, et du rôle qu'elle vient jouer dans la science. Nous l'avons déjà dit, toute étude et, par conséquent, toute expérience, suppose toujours une opinion préconçue de la part de l'expérimentateur. Quand, pour trouver les lois de la chute des corps, on laisse tomber un poids pendant qu'une pendule marque le temps, c'est dans la supposition qu'il pourrait bien y avoir une relation entre l'espace parcouru et le temps écoulé. Si, pour trouver les lois de la lumière, on lui fait traverser des milieux diaphanes, ou si on la réfléchit à la surface de corps polis, c'est qu'on soupçonne a priori qu'il y a une certaine influence de la part de ces milieux ou de ces corps sur la marche des rayons lumineux. Si l'on multiplie le nombre des bougies en augmentant la distance où on les place de l'écran, c'est qu'on devine qu'il peut exister une certaine relation entre la distance et l'intensité de la lumière émanant d'une source donnée. Les physiciens modernes, en un mot, ne procèdent pas comme les alchimistes du moyen âge, leurs expériences sont de nature à fournir tout au moins un résultat nettement négatif, ce qui est toujours une conquête. Or, toute expérience se ramène, en définitive, au tracé de deux ou de plusieurs échelles parallèles où sont notées les circonstances qui doivent, au jugement de l'opérateur, exercer une certaine influence sur le phénomène étudié. C'est ainsi que la météorologie dresse une suite de tableaux où l'on a, dans une colonne, noté l'état du ciel de chaque jour, et dans des colonnes parallèles, l'indication du vent, la température, la pression de l'air, l'état hygrométrique et électrique de l'atmosphère, etc.; il s'agit de voir, en effet, s'il n'y a pas une corrélation quelconque entre l'état du ciel et les autres phénomènes qui l'accompagnent. Reprenons les exemples cités plus haut. On suppose, disons-nous, qu'il pourrait bien exister une certaine relation entre le temps et l'espace parcourus par un corps qui tombe. On prépare une double échelle. Dans l'une, on marque l'espace parcouru après une seconde, après deux secondes, après trois secondes, et ainsi de suite; dans l'autre, on note le temps, une seconde, deux secondes, trois secondes. L'on cherche si une loi ne relie pas entre eux ces nombres respectifs; et l'on voit, en effet, que l'espace parcouru est proportionnel au carré des temps qu'il faut pour le parcourir. On aurait pu de même soupçonner une certaine relation entre la vitesse du corps et sa masse. Si l'on dresse la double échelle, on constatera que la masse n'a aucune influence sur la vitesse. En inscrivant de même, dans deux colonnes parallèles, l'intensité de la lumière et la distance et en comparant les nombres obtenus, on trouve que l'intensité décroît en raison du carré de la distance. Ces comparaisons ont pour but de découvrir la loi qui rattache l'un à l'autre deux ordres de phénomènes. La loi trouvée, on peut alors, et alors seulement, remonter à la cause hypothétique du phénomène, et encore ne faut-il pas se hâter de conclure: c'est ainsi que la chimie est en possession d'un grand nombre de lois remarquables, mais qui ne laissent pas encore apercevoir les causes précises des combinaisons. Cette méthode est la seule rationnelle ou, du moins, c'est la seule qui ait fait faire aux sciences naturelles de sérieux et notables progrès. C'est à elle que la psychophysique doit donc, autant que possible, demander la solution de ses problèmes. Ainsi, comme son but est de trouver les rapports de l'âme et du corps, elle doit tenir deux registres où elle consignera, d'une part, les phénomènes corporels, de l'autre, les phénomènes spirituels, et, de plus, elle accompagnera chaque ordre de phénomènes d'une colonne où seront indiquées les intensités respectives des manifestations. A la vérité, la psychophysique présente sur les autres sciences naturelles cet avantage qu'un grand nombre de faits internes sont soumis directement à l'observation et perçus tels qu'ils sont en eux-mêmes, sans altération, sans erreur possible. Il est cependant à remarquer que l'observation interne, comme nous l'avons déjà dit, ne nous fait pas connaître tous les faits de cette nature, et que, précisément, elle ne nous éclaire pas sur ceux qu'il nous serait le plus important de juger, à savoir sur les faits internes primitifs. Mais il en est ici comme en beaucoup de sciences où l'on saisit avec peine les premiers indices d'une formation nouvelle. Quant aux faits externes correspondants, c'est l'affaire de la physique et de la physiologie. Ces sciences ne sont guère arrivées à un degré d'achèvement désirable, surtout la dernière, qui en est encore, on peut le dire, à ses débuts. Mais ce qui fait la difficulté propre de la psychophysique, c'est l'impossibilité presque complète où nous sommes d'établir le parallélisme requis entre les faits internes et les faits externes. Je connais directement ce qui se passe en moi, je connais mes pensées, mes sentiments, mes volitions, mais je ne puis saisir les faits corporels correspondant à ces faits psychiques. Et, d'un autre côté, si j'étudie les faits corporels en autrui, je puis tout au plus avoir une connaissance triplement réfléchie des faits internes correspondant à ces faits corporels. Triplement réfléchie, disons-nous. Car, le fait interne saisi, le patient le traduit par la parole qui n'en est qu'une image imparfaite. Cette parole est entendue par moi et éveille en moi une idée correspondante, mais non identique à celle qu'elle est censée exprimer. Enfin, cette idée correspondante n'est qu'un souvenir et non une sensation, c'est à dire une image très affaiblie d'une sensation véritable. Or, les expériences à faire dans ces conditions sont excessivement rares. On ne peut, le plus souvent, expérimenter que sur le cadavre sur l'animal, ou sur l'homme dans certains états pathologiques. Appliquons ces réflexions au problème auquel nous faisions tantôt allusion, du rapport entre le cerveau et la pensée. Quelle est la nature de ce rapport? Nécessairement, il faut, d'après ce qui a été dit, dresser la double échelle des modifications organiques correspondant aux modifications de la pensée. Admettons que je pense la série des nombres, et qu'à cette suite de pensées correspondent certaines modifications organiques. Or, voici les difficultés, pour le dire, insurmontables que le psychophysicien va rencontrer. Il ne peut travailler sur le cerveau vivant, par conséquent, sur le cerveau pensant. Supposons qu'il puisse le faire, que la boîte crânienne soit de pur cristal, et que rien ne lui échappe. Ce n'est pas son propre cerveau qui sera soumis à l'expérience, ce sera le cerveau d'un autre, et la pensée de cet autre, il ne peut la connaître. Faisons encore une concession: le patient parlera et sa parole sera l'image exacte de sa pensée. L'expérimentateur percevra alors le fait interne en lui-même, le fait externe chez un autre; par suite, la comparaison est sujette à des erreurs inévitables et inappréciables. Allons plus loin: accordons enfin que l'analogie existe parfaite entre la pensée de l'expérimentateur et celle du sujet; il y a des modifications de la pensée extrêmement importantes, qui ne peuvent se traduire par la parole. N'en citons qu'une. Le sujet pense la série des nombres; mais il fait plus ou moins attention à ce qu'il pense, et le degré d'attention n'est même pas en sa puissance. L'attention est un phénomène considérable accompagnant l'exercice de la pensée. Comment en mesurer la force? Un peu, beaucoup sont des termes vagues qui ne sont pas d'usage dans les laboratoires, où l'on s'exprime par nombres, poids ou volumes. Par ce peu de mots on peut juger de combien de difficultés inextricables est entourée la question des rapports de la pensée et du cerveau. Nous avons pris pourtant l'exemple le plus simple que l'on puisse choisir. Que serait-ce s'il s'agissait de déterminer la loi des modifications organiques correspondant aux différentes espèces de désirs, de souffrances, de joies vagues ou déterminées, sans objet ou ayant un objet distinct et précis, accompagnant l'inspiration du poète, de l'artiste, les réflexions profondes du savant, du géomètre, du métaphysicien? L'esprit s'arrête effrayé devant cette quantité d'inconnues dont chacune est fonction d'une infinité d'autres inconnues. En présence des difficultés qui entourent inévitablement les recherches de la psychophysique, faut-il désespérer du problème de la psychologie? Non certes. Il est heureusement des phénomènes psychiques —et ce sont précisément ceux qui se rapprochent des faits primitifs—dont les phénomènes physiques correspondants peuvent être appréciés par la même personne. La plupart des phénomènes sensibles sont dans ce cas. Si, par exemple, je monte une montagne, il y a un certain phénomène corporel qui consiste en une dépense de force, et un certain phénomène interne qui y correspond, la fatigue. Plus la dépense de force augmente, plus aussi s'augmente la fatigue. Nous sommes en droit de soupçonner entre ces deux phénomènes une certaine relation et nous pouvons nous occuper de la trouver. Il est assez facile d'évaluer la dépense de force. On peut sans trop d'inconvénient la regarder comme équivalente au travail extérieur produit. Ce travail est proportionnel au poids du corps et à la hauteur. Il faut exactement la même force pour élever d'un mètre un poids donné, quelle que soit d'ailleurs la hauteur à laquelle se trouve le poids. Le millième mètre à gravir ne demande pas plus de force que le premier. Le travail effectué et, par conséquent, la force dépensée, croît donc avec la hauteur; il est dix fois aussi grand après le millième mètre qu'après le centième. La fatigue croit-elle dans le même rapport? Évidemment non. Il est certain, par exemple, que la fatigue éprouvée par nous pour gravir le millième mètre peut être beaucoup plus grande que celle que nous avons ressentie en gravissant le premier, et elle peut même prendre un tel degré d'intensité que nous ne puissions pas atteindre le deux-millième mètre. La fatigue est-elle proportionnelle à la hauteur? Est-elle mille fois plus grande pour le millième mètre que pour le premier? Évidemment non encore. Pour obtenir la vraie relation entre le travail effectué et la fatigue, il faut pouvoir appliquer à celle-ci une mesure, il faut mesurer la fatigue. Ce que nous disons de la fatigue, nous pourrions le dire de la sensation de lumière qui n'est pas proportionnelle non plus à l'intensité de la lumière, ou de la sensation auditive qui ne croît pas davantage avec la force du son, et, en général, de toutes les sensations. Il faut donc avant tout arriver à appliquer la mesure aux faits internes, car, sans le nombre, il n'y a pas de comparaison possible, pas de loi à formuler. Cette condition préliminaire n'est pas facile à remplir. Elle présente, elle aussi, des difficultés très grandes. Nous verrons comment on a cherché, soit à les résoudre, soit à les tourner. Résumons-nous. La science des rapports de l'âme et du corps doit s'appuyer sur les faits tant psychiques que physiques, et non uniquement sur les faits corporels; la méthode matérialiste ou physiologique est par cela même écartée. Elle doit sortir du domaine de la conscience et remonter aux faits primitifs; la méthode d'observation, la psychologie descriptive et classificative est donc insuffisante, et même impuissante, puisqu'elle regarde comme des phénomènes simples précisément les produits les plus complexes de la pensée. Enfin, elle doit faire appel à l'expérience, n'énoncer des lois, ne remonter aux causes qu'à bon escient; elle se tient, par conséquent, en garde contre la spéculation, l'intuition ou la dialectique, tous procédés qui consistent à substituer le rêve à la réalité, un système idéologique basé sur des vues a priori à l'enchaînement des choses résultant de forces naturelles. Mais si elle est persuadée que ni la physiologie, ni les psychologies des écoles, ni la spéculation, n'attaquent pas directement la question, elle ne repousse cependant pas systématiquement les services indirects que ces sciences peuvent lui rendre. Elle accueille les lumières de quelque part qu'elles viennent. [1] Il règne, en général, beaucoup d'arbitraire et de confusion dans les dénominations des systèmes, et il serait vraiment désirable que l'on réformât, sous ce rapport, le langage philosophique. Voici un exemple de terminologie qu'on pourrait adopter, sous réserve, naturellement, de désignations plus justes. Les systèmes philosophiques qui conduisent à la négation de l'un des deux principes appartiendraient au monisme, les autres au dualisme ou à l'unicisme (panthéisme sous toutes ses formes). Le monisme se diviserait en deux classes: les systèmes matérialistes qui, n'admettant que la matière ou lui attribuant un rôle prépondérant, expliquent tout par elle (en faisant de l'esprit une tabula rasa)—et les systèmes spiritualistes, qui n'admettent que l'esprit, ou lui donnent une importance considérable (en regardant la matière comme inerte). Ceux qui mettent à peu près sur la même ligne l'esprit et le corps pourraient porter le nom d'harmonistes. Au point de vue de l'origine de nos connaissances, ceux qui soutiennent qu'elles nous viennent des choses s'appelleraient réalistes, et ceux qui pensent que nous les tirons de nous-mêmes (idées innées) seraient dits idéalistes; ceux qui admettent pour nos idées une double origine seraient appelés synthétistes. Enfin, au point de vue de la méthode, il y aurait des empiristes, se contentant de l'observation, soit externe, soit interne; des spéculatifs, s'adressant uniquement à la raison, à l'intuition intellectuelle (Fichte, Schelling, Hegel, etc.); des dialectistes, classant les faits fournis par l'observation, remontant à des faits plus généraux, puis aux principes et aux causes (la plupart des psychologistes français du commencement du siècle, ainsi que Socrate, Platon, Aristote lui-même). Actuellement, on appelle spiritualisme la doctrine qui admet l'existence de l'esprit; mais il n'existe pas de nom pour désigner celle qui nie l'existence des corps. Et puis, au fond, qui nie l'existence de l'esprit? Ce n'est ni Aristote, ni Locke, ni Condillac, ni d'Holbach, ni Vogt, ni Büchner. Si donc, on veut des noms génériques, il faut avant tout s'entendre sur leur signification. [2] Cette conséquence est rigoureuse, et l'idéalisme de Hegel l'a amenée autant comme contenue dans le système que comme effet de réaction. Il y a des savants, parmi les plus illustres, qui soutiennent que le corps de l'homme et celui des animaux sont des appareils de physique et de chimie, mais que notre âme libre habite dans notre corps, sans être soumise aux lois qui le régissent. Ils croient par cette hypothèse sauvegarder le principe spiritualiste. Erreur! Les malades dans le délire, les insensés, les idiots ont-ils cette âme libre? Oui, disent-ils, mais elle ne peut se manifester, parce que les organes sont dans un état morbide ou imparfait. Soit; mais alors, qui me répond que les animaux n'ont pas, eux aussi, une âme raisonnable, et que, s'ils ne font pas acte de raison, c'est parce que leurs organes imparfaits s'y opposent? Et de là, à faire de l'âme un produit de l'organisme, il n'y a qu'un pas, si même il est besoin d'un pas: question de mots. [3] On peut rapprocher ce raisonnement de ce que nous disons à propos du principe de contradiction, p. 185 et suiv. de notre Essai de logique scientifique. Nous y établissons que tout jugement qui se nie lui-même est nécessairement faux, et nous y faisons remarquer qu'il existe un grand nombre de pareils jugements acceptés cependant comme des espèces d'axiomes, par exemple: Pas de théorie, rien que des faits!—Il ne faut avoir d'opinion arrêtée sur rien.—La vérité est relative aux temps et aux lieux.—Toute connaissance objective est impossible,—c'est à dire, les propositions fondamentales des positivistes, des sceptiques, des éclectiques, des idéalistes. On peut donc y ajouter la formule du matérialisme. III DE L'ORIGINE DES JUGEMENTS CONSCIENTS Dans les pages précédentes, nous croyons avoir dégagé la méthode à suivre pour procéder à la recherche des lois et des causes des phénomènes internes. Pour cela nous devons remonter à la source de ces phénomènes en pénétrant le plus profondément que nous pourrons dans le domaine de l'inconscience, compléter et contrôler les faits que nous recueillerons sur la route, en recourant dans ce but à une production artificielle de phénomènes psychiques, enfin, nous aider, autant que possible, de la mesure et du calcul. Nous allons essayer de donner une idée seulement de la manière dont on peut remplir ce programme. Il est impossible, en effet, de faire connaître dans un simple résumé tous les résultats des travaux considérables entrepris dans cette direction par d'illustres savants tels que les Weber, les Fechner, les Helmholtz. Nous n'aurons pas non plus la prétention de présenter ces résultats comme incontestables, mais, nous les appuierons sur des preuves expérimentales. Pour les repousser, il faudra donc aussi des arguments de même nature et non des phrases métaphysiques, si spécieuses, d'ailleurs, qu'elles puissent être. Décomposition des jugements conscients. La plupart des jugements conscients sont des synthèses de jugements antérieurs et, en dernière analyse, d'un certain nombre de jugements qui semblent primitifs, parce que la conscience ne pénètre pas au delà. Attributs esthétiques, attributs cinématiques. Si nous ne voulons pas nous égarer dans la recherche de l'origine des phénomènes psychiques et notamment de la pensée, nous ne devons certes pas, ainsi que nous l'avons déjà dit, commencer par les idées qui se présentent les dernières dans l'ordre du développement intellectuel. Le meilleur sujet d'observation est donc l'enfant, arrivé cependant à l'âge où il est déjà en état de se rendre compte de ses jugements et de ses raisonnements; car toute pensée, comme on le verra de mieux en mieux, à mesure que nous avancerons dans notre étude, est une affirmation, un jugement plus ou moins implicite. Cherchons donc à analyser les actes de sa jeune intelligence. Dans une de nos promenades, nous rencontrons un paon. L'enfant n'en a pas encore vu. Le bel oiseau! s'écrie-t-il. Voilà une exclamation qui implique ce jugement: ce que je vois est un oiseau. Mais ce jugement, en apparence instantané, n'est pas primitif. Pour nous en assurer, il suffit de le faire s'expliquer.—Comment sais-tu que c'est un animal, que ce n'est pas une plante ou une pierre?—Parce qu'il se meut, parce qu'il est sensible[1].—D'où juges-tu qu'il se meut?—Parce que je le vois bien.— Pourquoi dis-tu qu'il est sensible?—Parce qu'il tourne ses yeux vers nous, qu'il nous écoute quand nous parlons; puis, parce qu'il mange.—D'où sais-tu qu'il tourne ses yeux vers nous?—Je le vois bien.—Mais est-ce nécessairement un oiseau? n'est-ce pas un quadrupède, un poisson?—Non, parce que je vois qu'il a deux pattes, qu'il a des plumes, des ailes, un bec.—Est-ce une poule?—Non, parce qu'il est vert et bleu, et que les poules ne sont ni vertes, ni bleues; parce qu'il a un cri différent de celui de la poule, etc.— Qu'en sais-tu?—Parce que je le vois, parce que je l'entends. D'après cette analyse, nous pouvons nous convaincre que le jugement: le paon est un oiseau, est une synthèse, une conclusion, parfaitement consciente, d'un nombre notable de jugements antérieurs,—que ceux-ci, à leur tour, ont été raisonnés plus ou moins rapidement et qu'ils reposent, en définitive, sur des jugements en apparence primitifs. L'enfant a reconnu au mouvement que le paon est un animal; à sa forme, que c'était un oiseau; à sa forme encore et, en outre, à sa couleur, à son cri, que ce n'était ni une poule, ni un canard, ni aucun oiseau à lui connu. Si on lui avait présenté d'autres objets, des fleurs ou des fruits, il aurait fait intervenir l'odeur, le goût, puis, la température, la compressibilité, etc. Mais si nous demandons à l'enfant pourquoi il dit d'un objet qu'il se meut ou qu'il est vert, il sera parfaitement hors d'état de donner une réponse qui signifie autre chose que ceci: parce qu'il se meut, parce qu'il est vert. Il a répondu, autant qu'il l'a pu, aux pourquoi; il a trouvé dans sa conscience les parce que qu'on lui demandait; mais on finira toujours par lui poser des pourquoi dont il ne pourra donner les parce que. En d'autres termes, on arrive à des jugements élémentaires qui, dans la conscience, servent de bases à d'autres jugements subséquents, mais qui semblent ne pas avoir de raison eux-mêmes. Ils forment la limite du domaine de notre conscience actuelle. Mais, évidemment, on ne doit pas s'arrêter là. Quand je dis d'un objet qu'il est vert, j'entends par là qu'il n'est ni bleu, ni rouge, ni jaune; il y a des raisons qui m'ont fait lui attribuer cette couleur et non une autre. Le bleu, le rouge, le vert ont pour moi certains caractères qui me déterminent, d'un côté, à ranger ces attributs parmi les couleurs, et, d'un autre côté, à les distinguer l'un de l'autre. Mais ne me demandez pas en quoi le vert ressemble au rouge, ni en quoi il ne lui ressemble pas. Je ne saurais vous répondre. Je ne vous satisferai pas davantage si vous voulez savoir de moi en quoi une couleur, diffère d'un son ou d'une odeur. Ce sont ces jugements élémentaires que le psychophysicien doit spécialement étudier; c'est à eux qu'il doit s'adresser pour obtenir quelques renseignements sur la nature de la pensée. Il ne parviendra peut-être pas complètement à élucider l'origine de ces jugements; mais il sait à l'avance que, s'il n'y réussit pas, il n'expliquera pas davantage les autres jugements que tout être sensible ou raisonnable peut former. En effet, s'il ne m'apprend pas comment j'ai la notion du mouvement, de la forme, des couleurs, des odeurs, des sons, il sera bien plus impuissant à me dire comment je possède les notions abstraites ou morales, puisqu'elles m'ont apparu après les premières. Il sait encore que s'il rend compte de l'existence en moi de ces idées élémentaires, il aura posé un premier jalon, il aura jeté les fondements de la science. Les jugements élémentaires portent sur les qualités des objets. Ces qualités sont de deux espèces: les unes apparaissent comme appartenant nécessairement à tout objet, quelle que soit d'ailleurs la manière dont il affecte notre sensibilité; telles sont la mobilité, la durée, l'étendue, la forme; les autres sont ondoyantes et dépendent essentiellement de notre manière de sentir; tels sont le goût, l'odeur, la couleur, la température, la sonorité. Le nombre des premières est déterminé en soi; celui des secondes, en nous, car à chaque sens correspond une qualité sensible. Une fleur n'a de couleur que pour l'être doué du sens des couleurs, et elle n'a d'odeur que pour l'être doué d'odorat. Appelons esthétiques les attributs relatifs à notre constitution sensible, pour les distinguer de ces attributs inhérents à tout objet et indépendants de notre sensibilité, et auxquels nous donnerons le nom de cinématiques, parce qu'ils dérivent tous du mouvement, comme on le verra ensuite, et que nous en acquérons la notion grâce au sentiment de la motilité.... Maintenant il s'agit de procéder à l'analyse des jugements esthétiques et des jugements cinématiques, de tâcher d'en poursuivre la formation jusque dans l'inconscience. Analyse de la sensibilité. Analyse de la sensation de couleur. Les jugements sur les qualités sensibles des objets ne sont pas primitifs: ils reposent sur un raisonnement dont on n'a pas conscience et dont les prémisses se trouvent en grande partie dans l'habitude et l'instinct. Nous commencerons par les jugements esthétiques. Nous allons rechercher d'où dépend le jugement que nous portons sur les phénomènes de lumière, de son, etc., jugement renfermé dans la sensation et qui peut s'exprimer par les mots: je vois, j'entends, etc. Nous démontrerons qu'il n'est pas primitif, bien qu'il apparaisse à la conscience comme tel. Naturellement, on ne peut ici passer en revue toutes les espèces de sensations et les soumettre à l'analyse. La démonstration portera uniquement sur les sensations de couleur qui possèdent d'ailleurs au plus haut degré les caractères du primitif apparent: Nous espérons montrer que ce jugement: je vois du vert, est la conclusion d'une série indéfinie de jugements antérieurs ensevelis dans l'inconscience. Le lecteur admettra facilement que toute autre sensation est susceptible d'une décomposition analogue. Du reste, nous le croyons du moins, la science n'est encore parvenue à analyser suffisamment que les sensations sonores et lumineuses; le goût et l'odorat surtout n'ont pas, que nous sachions, été l'objet de recherches approfondies. Mais les résultats obtenus en optique et en acoustique psychologiques font assez pressentir la nature de ceux qui restent à obtenir. La question à résoudre se pose en ces termes: A quoi reconnais-je le vert, et pourquoi est-ce que je ne le confonds pas avec le rouge? Je pourrais de même me demander: A quoi reconnais-je l'odeur de la rose, et pourquoi est-ce que je ne la confonds pas avec celle de la violette? Qu'est-ce qui me fait distinguer le son de la trompette de celui de la flûte? Il semble, en effet, que ce jugement: je vois le vert, comme ceux-ci: je sens l'odeur de la rose et j'entends le son de la trompette, est immédiat, primitif. Tout d'abord, prémunissons le lecteur contre une méprise possible. Il ne faut pas qu'on s'imagine avoir résolu la difficulté en répondant que le vert a une longueur d'ondulation plus petite que le rouge; pas plus que, pour employer un exemple familier à la généralité des lecteurs, on ne donnerait une réponse satisfaisante à la question: A quoi distinguons-nous une note de sa quinte ou de son octave? en disant que la quinte, l'octave, renferme une demi-fois, une fois autant de vibrations dans le même temps. En effet, il ne s'agit pas ici d'une analyse physique, mais d'une analyse psychologique. Que l'octave ait deux fois plus de vibrations que le ton fondamental, je n'y contredis pas, mais mon âme n'en sait rien; elle juge le ton fondamental distinct de l'octave et de la quinte, sans qu'elle ait le moins du monde besoin de savoir que le son est produit par les vibrations d'un corps élastique et que le nombre de ces vibrations en détermine la qualité. D'ailleurs, quel rapport y a-t-il entre les vibrations et l'audition, entre les vibrations et la vision? C'est là précisément ce qu'il faudrait dire; et répondre comme on serait tenté de le faire, c'est préjuger la question, c'est tomber dans le même vice de raisonnement que celui que nous avons signalé à propos des rapports du cerveau et de la pensée: Quelle relation, disions-nous, existe-t-il entre une pensée et la décomposition chimique d'une certaine quantité de substance nerveuse? Mais du moins, dira-t-on encore, la sensation correspond toujours à une impression organique. C'est une erreur. Voici une expérience qui prouve péremptoirement que la sensation de couleur peut reposer uniquement sur un acte de la pensée. Représentez-vous une chambre obscure dans le volet de laquelle sont pratiquées deux ouvertures; l'une d'elles, B, laisse pénétrer la lumière blanche, l'autre, R, grâce à une vitre colorée, ne laisse pénétrer que la lumière rouge. L'intérieur de la chambre, et notamment la paroi opposée que nous supposons être blanche, sont donc éclairés par un mélange de lumière blanche et de lumière rouge, c'est à dire, en somme, par de la lumière rouge un peu affaiblie. Imaginez qu'on place un corps opaque C, un bâton par exemple, sur le passage des rayons lumineux. Deux ombres, b et r, seront projetées sur la paroi. L'ombre b ne recevra aucun rayon rouge; elle sera uniquement éclairée par la lumière blanche émanée de l'ouverture B; elle sera donc, en réalité, blanche ou plutôt grise—car nous appelons gris un blanc moins clair. De son côté, l'ombre r ne sera aucunement éclairée par la lumière blanche; mais, en revanche, elle le sera par la lumière rouge émanant de l'ouverture R. Et, en effet, elle vous paraîtra d'un rouge vif. Mais la paroi vous semblera d'un rouge très pâle, et l'ombre b, vous la jugerez d'un vert intense. Cette apparence ne repose sur aucune raison physique ou physiologique; car la partie de la rétine sur laquelle tombe l'image de l'ombre b n'est objectivement ni subjectivement affectée en vert. Cependant, vous soupçonnez sans peine que c'est à la présence de la vitre rouge placée en R qu'est due cette illusion. En effet, si nous ôtons cette vitre, bien que l'ombre b continue à recevoir exactement la même lumière qu'auparavant, tant en qualité qu'en quantité, elle vous apparaîtra grise; et si nous substituons à la vitre rouge une vitre verte, elle vous apparaîtra rouge. Vous pourrez donc, avec raison d'ailleurs, soupçonner que c'est dans la couleur de la lumière répandue dans la chambre que réside la cause de l'erreur. Poussons l'expérience plus loin. Rétablissons les choses dans leur état primitif, et considérez l'ombre b, que vous voyez verte, à travers un tube étroit qui vous permette de voir l'ombre sans en voir les bords. Elle persiste à vous paraître verte. Supprimons la vitre rouge, pendant que vous continuez à regarder l'ombre à travers le tube, vous la voyez toujours verte. Remplaçons la vitre rouge par une vitre verte, bleue, jaune, de n'importe quelle couleur, l'ombre ne change pas d'aspect. Faisons l'expérience en sens inverse. Supprimons le verre coloré et écartez le tube de votre œil. Vous le savez, l'ombre vous apparaîtra grise, comme elle l'est en effet. Reprenez votre tube et considérez de nouveau l'ombre, vous la jugerez grise. Pendant que vous êtes dans cette position, nous replaçons la vitre rouge, puis nous lui en substituons une verte, une bleue, une jaune; votre jugement ne varie pas: l'ombre est grise. Combinons les deux expériences; et cette ombre b, qui en fait est grise, passera coup sur coup par toutes les couleurs, sans que l'on puisse assigner aucune cause physique ou physiologique au phénomène. Remettons encore une fois tout dans son premier état: la vitre rouge est placée à l'ouverture R, l'ombre b est jugée verte. Vous mettez ensuite le tube à l'œil de manière à ne voir que l'ombre. Vous savez que celle-ci vous apparaît du même vert. Enlevons la vitre rouge; votre jugement ne varie pas. Mais supprimez votre tube ou, ce qui revient au même, écartez-le légèrement de sa position première, de manière à voir un des bords de l'ombre, celle-ci vous apparaîtra immédiatement grise. Reprenez le tube de manière à ne voir que l'ombre. Vous vous attendez à revoir celle-ci verte. Pas le moins du monde; vous la voyez grise. Nous allons replacer la vitre rouge. Cette fois-ci, vous en êtes certain, vous reverrez votre ombre verte. Erreur! vous la voyez encore grise. Mais si vous écartez de nouveau le tube de manière à voir un bord de l'ombre, la couleur verte reparaît. Si vous remettez ensuite le tube dans sa première position, vous la verrez verte comme auparavant, et nous pourrons recommencer le cercle de nos expériences. Si l'on varie la couleur de la vitre placée à l'ouverture R, on pourra, en procédant de la même façon, faire passer l'ombre b par toutes les couleurs du spectre, en écartant ou en redisposant le tube au moment voulu. Cette expérience ne laisse pas de place au doute. Les erreurs résident uniquement dans le jugement. Or, le jugement, dans ce cas, est immédiat, ou du moins est tel aux yeux du sens intime; et vous avez beau savoir que l'ombre est grise, que vous devriez la voir grise, vous la verrez immanquablement verte ou grise, suivant la phase de l'expérience dans laquelle vous vous trouverez. La cause de l'erreur n'étant ni physique, ni physiologique, est donc psychologique et gît dans l'inconscience. Nous allons la dégager. On sait que l'on nomme complémentaires deux couleurs qui, par leur réunion, produisent le blanc. Ainsi, le rouge et le vert sont complémentaires, de même que le jaune et l'indigo, le bleu et l'orange, etc. Il résulte de là que si l'on fait passer de la lumière blanche à travers une vitre rouge, celle-ci, ne laissant traverser que les rayons rouges, arrête les rayons verts. Quand nous disons que la vitre rouge ne laisse passer que les rayons rouges, nous allons trop loin. En réalité, une certaine quantité, plus ou moins considérable, de lumière blanche, traverse aussi la vitre, de sorte que le rouge que nous voyons est, au fond, un mélange de lumière blanche et de lumière rouge. Supposons pour un instant cependant que cette vitre ne laisse passer que les rayons rouges. Supposons aussi que nous regardions à travers ce verre une feuille de papier blanc, sur laquelle on a placé un pain à cacheter vert; et, enfin, admettons que ce pain à cacheter soit d'un vert absolu, d'un vert ne contenant aucune autre couleur. Comme les rayons verts ne peuvent traverser la vitre rouge, il est clair que nous verrons à travers celui-ci un papier rouge, sur lequel se trouve collé un pain à cacheter noir. Mais il n'y a pas dans la nature de vert absolu; en réalité, tous les verts sont mélangés, entre autres, de couleur blanche; et, comme notre vitre rouge, nous l'avons dit, laisse aussi passer de la couleur blanche, notre papier nous devrait faire l'effet d'un papier rouge sur lequel se trouverait placé un pain à cacheter gris. Il n'en est pourtant pas ainsi; nous jugerons le papier comme plus ou moins blanc et le pain à cacheter comme plus ou moins vert. D'où cela provient-il? De l'exercice auquel nous avons soumis nos sens. Nous l'avons dit précédemment, tous nos sens sont dirigés vers la connaissance de l'extérieur, et nullement vers celle de leurs modifications subjectives. Car, dans la lutte pour l'existence, c'est de cette connaissance plus ou moins parfaite que dépendent nos plus ou moins grands avantages. Or, un de nos moyens de connaissance à l'égard des objets, c'est leur couleur. Nous nous sommes donc exercés à reconnaître les couleurs à travers les modifications de la lumière ambiante. Celle-ci est extrêmement variable, suivant l'aspect et la disposition des nuages, l'état de l'atmosphère, la couleur des objets qui réfléchissent ou réfractent la lumière solaire, enfin, pour mille raisons. Nous savons, par exemple, que la lumière du soleil levant est rose, que celle du soleil couchant est rouge; que, par un temps d'orage, elle prend une teinte sinistre toute particulière. Ces variations, nous nous sommes habitués à en faire abstraction. Nous dégageons la lumière réfractée de la couleur particulière du milieu réfringent. De même, nous reconnaissons la couleur réfléchie des objets en faisant abstraction de la couleur propre de la substance réfléchissante. Ainsi, nous reconnaîtrons les différentes couleurs d'une tasse en porcelaine dans son image réfléchie par une table d'acajou poli. De là, nous avons fini par savoir juger du vert à travers le rouge. Physiquement parlant, le vert vu à travers du rouge doit paraître grisâtre; mais notre jugement redresse cet effet; comme nous voyons que le gris qui frappe notre œil est perçu à travers le rouge, nous en concluons que ce gris provient nécessairement du vert, car le vert seul est vu gris à travers le rouge. C'est pour cela que nous voyons ce pain à cacheter non gris, mais vert. Ici, comme on le voit, l'exercice, l'habitude a rectifié l'impression faite sur nos sens. Mais dans l'expérience que nous avons instituée, cette même habitude engendre l'erreur. En effet, qui ne voit maintenant que nous jugeons verte l'ombre b qui, en réalité, est grise, uniquement parce que nous nous figurons la voir à travers la lumière rouge, puisque le rouge est la lumière ambiante. Une fois que nous l'avons jugée verte, si nous plaçons notre tube, il n'y a pour nous aucune raison de changer d'avis; et il n'existe pas davantage de raison quand on supprime la vitre rouge, puisque nous n'éprouvons aucun changement d'état. Mais la vitre rouge étant supprimée et notre tube écarté, nous jugeons tout de suite que la tache est grise, parce que nous croyons l'apercevoir à travers la lumière blanche; et quand nous replaçons notre tube devant l'œil, nous persistons à la juger grise, quelque changement que l'on fasse à la lumière venant de l'ouverture R, parce que, encore une fois, nous n'éprouvons aucune variation d'état de nature à modifier notre jugement. Cette expérience si saisissante, on l'a variée de mille façons. En voici une qui est à la portée de tout le monde. Qu'on prenne un carré de papier rouge de la grandeur d'une feuille de papier de poste ordinaire; qu'on pose par dessus une feuille de papier blanc assez transparent pour laisser passer la couleur rouge à travers son tissu—il faut que ce papier ait les dimensions du papier rouge et qu'il le recouvre exactement. Qu'on introduise entre les deux feuilles un morceau de papier gris de la grandeur d'un pain à cacheter; nous le jugerons immédiatement vert; tandis que si nous le plaçons au dessus, nous le verrons effectivement gris. On comprend sans peine la raison de ces deux jugements en apparence contradictoires. Le papier transparent, bien que blanc, nous fait l'effet d'être un papier rouge, et, dès lors, le papier gris, que nous apercevons en dessous, nous croyons le voir à travers du rouge, et nous en concluons immédiatement qu'il doit être vert. Il n'en est plus de même quand nous le voyons au dessus du papier transparent et nous n'avons pas de raison de porter un jugement erroné. Chose remarquable et qui confirme l'explication que nous venons de donner, c'est que, si pendant que le papier gris est placé en dessous du papier transparent et jugé vert, on place par dessus et qu'on tienne à la main un autre petit morceau de papier gris exactement de la même nuance, l'illusion disparaît pour reparaître aussitôt qu'on le lâche. La sensation de couleur, qui est un jugement, peut donc être modifiée par les jugements portés antérieurement. Le même rouge sera vu différemment suivant la couleur qu'on aura regardée avant lui. Il paraîtra gris si notre regard vient de tomber sur un rouge vif; rouge très vif, au contraire, si l'œil s'est longtemps arrêté sur du vert. C'est cet ensemble d'observations qui constitue l'art d'assortir les couleurs que les femmes possèdent à un si haut degré. Ce genre d'analyse s'applique à tous les ordres de sensation. En musique, une note est juste ou fausse suivant celles qui la précèdent. Le goût d'une chose est influencé par le goût des choses qu'on a savourées auparavant. C'est un fait qui est parfaitement à la connaissance des gourmets. Si l'on plonge une main dans l'eau chaude, l'autre dans l'eau froide, puis qu'on les trempe toutes les deux dans la même eau tiède, la première jugera que cette eau est froide, la seconde qu'elle est chaude. Il est donc maintenant prouvé, croyons-nous, que le jugement sur la couleur repose, sans doute, sur une propriété spéciale de la substance sensoriale optique, mais aussi sur des jugements antérieurs inconscients, et qui sont devenus tels par un effet de l'habitude ou parce qu'ils reposent sur l'instinct. Quant à ces deux facultés, nous ne tarderons pas à les définir. Analyse de la motilité. Origine des notions de distance, de direction, de situation et de forme. Les jugements sur la position et la forme des objets reposent aussi sur un raisonnement inconscient, fondé lui-même sur l'habitude et l'instinct. L'œil, en tant qu'organe du sens de l'étendue, ne doit être envisagé que comme appareil musculaire. Passons maintenant à l'analyse de la manière dont se forment en nous les idées qui se rapportent aux propriétés du mouvement et de l'étendue, et, pour le moment, attachons-nous aux plus complexes d'entre elles: la grandeur et la forme. Il semble aussi, à première vue, que la connaissance de la grandeur et surtout de la forme des objets nous est fournie directement et immédiatement par les sens; que si nous jugeons d'une figure qu'elle est carrée, c'est parce qu'elle l'est en effet. Cependant, il suffit d'un peu de réflexion pour voir qu'il n'en est pas toujours ainsi. Dans un tableau, nous reconnaîtrons une table carrée là où le peintre a dessiné un quadrilatère très souvent irrégulier. Le tableau ne nous fait illusion que parce qu'il reproduit fidèlement l'effet que les objets font sur nos sens. On va voir que le jugement sur la forme découle, comme les autres, d'une série indéfinie de jugements antérieurs, la plupart inconscients, et qu'il se fonde en dernière analyse sur la motilité, c'est à dire sur la faculté de se mouvoir, tout en ayant le sentiment de l'effort que l'on déploie pour effectuer le mouvement. Cette proposition pourrait à première vue se passer de démonstration, si nous parlions à des aveugles, dont la main seule dirige le sens musculaire; mais elle est moins évidente pour des clairvoyants, qui croient naturellement que l'œil immobile leur fait connaître les figures et autres propriétés de l'espace. Or, l'œil, dans ce cas, n'agit que comme directeur du sens musculaire, de la même façon qu'agit le nez du chien, qui lui permet de suivre la piste du gibier, de la même façon que le bâton de l'aveugle, qui l'avertit des obstacles qui se trouvent sur sa route. L'œil, on le sait, est un globe qui tourne autour de son centre. Il est mû par quatre muscles (nous ne faisons pas mention des muscles obliques pour ne pas compliquer la démonstration) placés en haut et en bas, à droite et à gauche, et appelés supérieur, inférieur, interne et externe, l'interne étant le muscle placé du côté du nez, l'externe, le muscle opposé. Le fond de l'œil est tapissé par une membrane sensible à la lumière, nommée la rétine, et un point de cette membrane, la tache jaune, est tout particulièrement doué à cet égard d'une sensibilité extrême. C'est proprement la tache jaune qui est l'organe dirigeant, en ce sens que nous amenons sur elle l'image du point lumineux que nous voulons fixer. On peut donc momentanément ne considérer qu'elle. Notre œil peut ainsi s'assimiler à l'œil placé au bout des cornes du colimaçon et que l'animal dirige vers les points lumineux de l'espace. Il n'est plus nécessaire maintenant de tenir compte de la faculté qu'a l'œil de percevoir les couleurs. Cette propriété est devenue indifférente; il suffit qu'il distingue la lumière. Commençons par la notion de distance, ou celle de longueur qui s'identifie avec elle. L'œil, comme les bras ou les jambes, l'apprécie d'après l'effort qu'il doit faire pour la parcourir; s'il s'agit de l'appréciation de l'éloignement par la vue au moyen des deux yeux, d'après l'effort de convergence des deux yeux vers le point fixé; pour l'appréciation par un œil, d'après l'effort dit d'accommodation. Donc toute cause qui tend à augmenter l'effort doit faire paraître la distance plus longue, et c'est ce que nous pouvons vérifier tous les jours, pour les jambes, du moins. En dehors de tout autre moyen de contrôle, la fatigue, la paralysie, la vieillesse augmentent les distances; la dernière lieue d'une journée de marche paraît plus longue que la première. En est-il de même pour l'œil? On a fait des expériences délicates qui mettent ce point hors de doute. Si l'on essaie de diviser une droite horizontale perpendiculaire aux rayons visuels en deux parties égales, on placera en moyenne le point de division au milieu. Nous disons en moyenne, car si l'on répète plusieurs fois l'opération, les erreurs se trouveront tantôt à droite, tantôt à gauche, de manière à se compenser et à s'annuler. Supposons que sur la moitié de gauche de cette ligne on marque de distance en distance quelques points et qu'on fasse ensuite répéter l'expérience[2], le point de division sera en moyenne vers la gauche. D'où provient donc que maintenant la portion de gauche lui paraît aussi longue que la portion de droite, bien qu'elle soit plus petite? Cela provient évidemment des points que l'on a marqués sur cette partie et qui ont eu pour effet d'interrompre l'œil dans sa marche et d'augmenter sa fatigue. C'est comme le piéton qui voyage avec un ami qui l'arrête à chaque pas pour lui communiquer une observation. Quant à la cause de ce surcroît de fatigue, elle est toute mécanique. Il y a force perdue pour le mouvement[3] chaque fois qu'un corps passe du repos au mouvement, ou réciproquement, ou même quand il y a simplement changement de vitesse. C'est ainsi qu'un cheval doit faire plus d'effort pour mettre en branle une lourde charrette que pour la traîner dès qu'elle est en marche. Il suit de là que l'effort que doit faire l'œil pour mesurer une ligne se compose de plusieurs efforts consécutifs: le premier pour se mettre en mouvement, le second pour parcourir cette ligne, le troisième pour s'arrêter. Le premier et le dernier interviennent dans la mesure de toute ligne, quelle qu'en soit la longueur. Et, par suite, si l'on compare deux lignes de grandeurs différentes, la plus petite sera comparativement plus augmentée que la plus grande. Supposons, par exemple, que cet effort perdu corresponde à une longueur d'un millimètre; une ligne d'un centimètre sera vue comme si elle avait onze millimètres, et une ligne de deux centimètres, double, par conséquent, paraîtra comme une ligne de vingt et un millimètres, ce qui n'est pas le double de onze millimètres. De même, si l'on divise une ligne verticale, on placera en général le point de division trop haut. Cela provient de ce que le muscle qui tire l'œil en haut pour lui faire apprécier la moitié supérieure, est plus faible que celui qui l'abaisse pour lui faire apprécier la moitié inférieure. La même expérience peut subir une petite modification qui la rend saisissante. Si l'on examine un 8 imprimé, ou une S, un Z, un X, on trouvera la partie supérieure un peu plus petite que la partie inférieure. Cela existe en fait. Mais si l'on retourne le chiffre ou la lettre, on trouvera que cette différence est énorme. Dans la position ordinaire, la différence réelle est amoindrie, elle est agrandie, au contraire, quand le chiffre ou la lettre est renversé. La notion que nous avons de la grandeur respective des deux parties du 8 ne dépend donc pas uniquement de leur rapport réel, mais encore de nos organes. Il suit de là que si l'on est borgne ou si l'on ferme volontairement un œil, on divisera inexactement, en dehors de tout exercice préalable, une ligne horizontale, à moins d'avoir le muscle qui tire l'œil en dehors exactement de la même force que celui qui tire l'œil en dedans. Si le muscle externe d'un œil vient à être atteint de paralysie, le malade pendant quelque temps verra les objets plus éloignés de cet œil qu'ils ne le seront en réalité. Peu à peu cependant il s'habituera à juger plus sainement de la position des objets. Guérissez-le, il éprouvera encore le même inconvénient, mais en sens contraire. On commettrait des erreurs semblables, si l'on avait à diviser une ligne placée dans la direction de l'axe optique; on placerait le point de division beaucoup trop près de l'œil. On pourrait multiplier ces exemples, mais nous passons immédiatement à la notion de direction. On voit sans peine comment nous avons la notion de haut et de bas, de droite et de gauche. Pour suivre un point qui se meut de bas en haut, nous devons faire tourner l'œil sur lui-même en le tirant par le muscle supérieur. Si le point se meut de haut en bas, l'œil sera tiré par le muscle inférieur. Pour apprécier la direction d'un point qui se meut vers la droite, on tire l'œil droit avec le muscle externe, l'œil gauche avec le muscle interne, et l'inverse a lieu quand le point se dirige vers la gauche. Par parenthèse, comme l'œil tourne autour de son centre il résulte de là que la tache jaune est animée d'un mouvement opposé à celui de la pupille; et cette considération réduit à néant toutes les difficultés que l'on trouve dans le fait que l'image peinte sur la rétine est renversée, c'est à dire que dans l'image, par exemple, d'un jardin public, tous les promeneurs marchent comme les antipodes, la tête en bas. L'esprit n'a, en aucune façon, connaissance de l'image peinte sur la rétine. Quant à la direction en avant ou en arrière, nous l'apprécions par les variations de l'effort que nous devons faire pour diriger nos deux yeux vers le point de l'espace que nous considérons, et dans la vision monoculaire, par la variation de l'effort dit d'accommodation. Toute direction intermédiaire entre ces directions cardinales exige une combinaison d'actions des différents muscles de l'œil. Et la notion correspondante suit le sentiment de la variété des efforts. La notion de la situation dans l'espace implique celles de distance et de direction. La notion de forme implique aussi celles de distance et de direction, et, en outre, celle de variation de direction, ou d'angle. L'angle est, en effet, la différence de deux directions[4]. Comment apprécierons-nous cette différence? Par l'effort qu'il faut faire pour passer de l'une à l'autre. Ici, comme pour les distances, cet effort se compose d'un effort variable proportionnellement à la grandeur de l'angle et d'un effort fixe nécessaire pour le passage du repos au mouvement et du mouvement au repos. Il suit de là que deux angles égaux, dont l'un est divisé par des droites en plusieurs angles plus petits, paraîtront inégaux. Et c'est ce qui a lieu en effet, l'angle divisé est jugé plus grand. Une autre conséquence, c'est que l'angle obtus paraîtra comparativement moins ouvert que l'angle aigu; ou encore que deux angles dans le rapport réel de 50 à 100 sont vus dans le rapport apparent, par exemple, de 51 à 101. C'est ce que prouve la figure ci-jointe, où le prolongement de la ligne A B semble être en E, tandis qu'il est en D, exactement comme si l'angle ABC s'était rétréci ou l'angle BCD agrandi. En fait, ils apparaissent agrandis tous les deux de la même quantité, mais cela suffit pour produire l'écart. Voici une autre illusion frappante reposant sur la même cause. En dépit de l'apparence, les droites AB et CD de la figure ci-dessus sont parallèles, et ce sont les lignes obliques qui leur donnent l'air de converger vers la droite. Le jugement que nous portons sur le parallélisme ou l'obliquité n'est donc pas le résultat du parallélisme ou de l'obliquité réelle; il n'est pas non plus le résultat de la forme de l'image tracée sur la rétine, puisque les lignes AB, CD étaient jugées parallèles avant le tracé des obliques et que ce tracé n'a modifié en rien l'image des droites sur la rétine. Ce phénomène, comme on peut le démontrer d'un grand nombre de façons diverses, provient de ce que notre œil agrandit en somme les angles aigus; et cet agrandissement comparatif des angles aigus formés par les parallèles AB et CD et les obliques fait en apparence converger celles-là vers la droite. Cette propriété reconnue, on peut créer à volonté des illusions d'optique. On peut donner à une ligne droite les apparences d'une ligne brisée, d'une ligne courbe ou sinueuse, on peut dévier des verticales, en un mot, faire porter sur la forme des jugements erronés. Ces jugements, qui seuls apparaissent à la conscience et semblent être des affirmations directes des sens, sont, comme on le voit, des conclusions fondées sur certains états internes et sur d'autres jugements antérieurs. Ainsi, reprenons l'exemple de nos parallèles qui paraissent converger vers la droite. Nous affirmons de deux droites qu'elles sont parallèles lorsqu'elles présentent certains caractères qui sollicitent nos sens d'une certaine façon; nous jugeons qu'elles sont convergentes quand elles présentent d'autres caractères. Or, si je vois converger deux droites qui pourtant en fait sont parallèles, et si cette vue s'impose à moi, c'est que je reconnais en elles les caractères de la convergence; ces caractères sont donc en moi, sont subjectifs; et d'où proviennent-ils? Encore une fois de l'habitude ou de l'instinct. J'ai exercé mes sens à juger du parallélisme ou de la convergence de deux lignes, malgré les lois de la perspective qui en altèrent la direction. Je me suis créé à cet égard certaines règles; j'ai appris à reconnaître la réalité d'après les caractères subjectifs de mes sensations. Lorsque ces caractères se présentent à moi, et quelle que soit la cause qui les produise, qu'elle soit ordinaire ou extraordinaire, mon jugement est commandé par l'habitude acquise[5]. Le jugement que je porte est donc la conclusion d'un raisonnement inductif inconscient qu'on pourrait énoncer comme suit: jusqu'à présent, quand j'ai éprouvé telles sensations musculaires en considérant des lignes droites, j'ai trouvé qu'elles étaient convergentes; comme j'éprouve ces mêmes sensations musculaires, les lignes présentes sont convergentes. Cela est si vrai que, si nous plaçons la figure devant l'œil, à peu près suivant l'axe visuel, de manière à voir fuir les parallèles, le parallélisme reparaît, bien que, en fait, l'image peinte sur la rétine soit maintenant celle de lignes convergentes. Dans cette position, l'effet des hachures est affaibli et elles se réduisent à une ombre; il ne reste que les lignes non altérées, et rien ne nous empêche dès lors d'en apprécier le parallélisme[6]. C'est de cette façon qu'on s'explique que nous ayons appris à juger de la forme des objets, malgré les illusions de la perspective; un étang circulaire devrait nous paraître ovale; et pourtant notre esprit s'habitue si bien à redresser l'affirmation de nos sens que, même dans un tableau, dans un dessin, nous voyons bien un cercle là où il n'y a qu'un ovale de tracé. De même nous jugeons de la grandeur d'un objet d'après la distance où nous croyons qu'il est placé. C'est ainsi que chacun se fait une idée différente des dimensions de la lune. Pour les uns, elle est de la grandeur d'une table; pour d'autres, d'une assiette; pour d'autres encore, d'une soucoupe, suivant qu'on se la figure plus ou moins éloignée de nous. Regardée à travers un tube, elle paraît tout au plus avoir le diamètre d'une pièce de cinq francs. A l'inverse, une mouche nous fait quelquefois l'effet d'un énorme oiseau volant dans les airs. Nous ne nous faisons aucune idée de la grandeur du cadran d'une cathédrale ou du coq qui surmonte un clocher, de l'élévation d'une montagne et, en général, des objets qui sont en dehors du cercle de notre expérience journalière. En revanche, quand nous connaissons les proportions d'un objet, nous sommes trompés, pour ainsi dire, en sens contraire. Ainsi, nous sommes familiarisés avec la taille ordinaire de l'homme; de là il suit qu'un homme qui nous apparaît au loin dans la plaine ou au sommet d'un clocher ou d'une colline, n'est pas soumis aux règles de la perspective; nous le voyons tel qu'il est. Par contre, les statues colossales, placées à hauteur convenable, nous paraissent de grandeur naturelle. Il en est de même des personnages des tableaux peints, par exemple, au plafond des églises, bien que leurs dimensions soient parfois considérables. On me dira peut-être que tous ces mouvements de l'œil, on ne les sent pas, qu'on juge de la forme des objets sans les faire mouvoir, que le jugement est instantané. Sans doute. Voici l'explication de ce fait. La rétine est une surface sensible à la lumière, mais elle ne l'est pas également dans toute son étendue. Cette sensibilité s'affaiblit en rayonnant à partir de la tache jaune. Primitivement, l'œil, pour juger d'un contour, promène la tache jaune sur tous ses points. Pendant qu'il est attaché sur un point, le reste du contour affecte diversement d'autres parties de la rétine et, par expérience, l'œil sait quels mouvements il devrait faire pour amener successivement sur la tache jaune les autres points de la figure; et en conséquence il peut se dispenser d'exécuter ces mouvements. Je sais aujourd'hui, sans que j'aie besoin pour cela de recourir à l'expérience, comment je devrais m'y prendre pour toucher du doigt un lieu déterminé. Je saisis immédiatement la distance de deux pointes de compas qu'on appuierait sur la paume de ma main. Il en est de même pour l'œil. La rétine permet donc d'avoir d'emblée la connaissance du contour et de la surface, tandis que, réduite à la tache jaune, elle nous mettrait seulement en état d'acquérir successivement cette même connaissance, à la façon de la main de l'aveugle se promenant sur les objets[7]. C'est la faculté de diriger volontairement et en le sachant la force dont nous disposons, c'est le sentiment de la motilité, en un mot, qui nous met en état de connaître l'existence des objets extérieurs et leurs formes. Ce sens agit avec d'autant plus de perfection qu'il a à ses ordres un instrument plus précis. De longues tiges, antennes ou bras, terminées par des points sensibles bien déterminés et mus par des muscles délicats, sont à cet égard d'excellents organes. Nos mains remplissent ces conditions. On sait quelle rare perfection atteint le sens, dit improprement, du toucher, ou plutôt le sens musculaire chez les aveugles nés. Les clairvoyants peuvent avec un peu d'exercice acquérir une délicatesse aussi grande. Marmontel, dans ses Mémoires, parle d'un certain Hubert, qui, les mains derrière le dos, avec du papier et des ciseaux, découpait le portrait des personnes présentes, dans n'importe quelle attitude[8]. Mais, quelque habiles que soient nos mains, elles ne peuvent se comparer à l'œil. Les mains, en effet, ne peuvent juger des grandeurs ou des contours que par contact, l'œil les juge à distance. Il suit les formes des objets avec une précision admirable, grâce à la sensibilité variée des points de la rétine autour de la tache jaune, et il est servi par des muscles symétriques et délicats qui transmettent immédiatement et nettement à l'âme les moindres sinuosités des surfaces. Il faut donc distinguer les propriétés optiques de l'œil de ses propriétés musculaires. Comme instrument d'optique, il nous fournit les notions de lumière et de couleur; comme instrument du sens de la motilité, il nous fournit la notion de forme, et, sous ce rapport, sa mobilité et la sensibilité particulière de la tache jaune sont ses qualités essentielles; peu importe la forme de l'image qui se peint sur la rétine et les couleurs qu'elle reflète.
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