Ce qu'il vous a fallu de jours et de malheurs, Pour définir ainsi votre fatalité! Rocs tragiques, altiers, muets et recéleurs, Et conquérir l'orgueil de l'immobilité! Voici le grand silence et la neige du soir! Vous dormirez, veillés par les astres candides, Sous un linceul de gel et blanc comme la laine; Voici le firmament venir des nuits splendides, Voici pour vous l'hiver—rocs de douleur humaine! Voici le grand silence et la neige du soir. ILLUSION Droite, sur le pignon, une cigogne, l'une Patte levée et l'autre en tige de roseaux, Et le bec large ouvert, ainsi que des ciseaux De pâle argent, pour découper le clair de lune, Pour découper le pâle argent du clair de lune Et ses moires et ses velours, ou bien encor Happer les feux de nacre et les étoiles d'or Qui s'éveillent avec les sylphes de la brune, Les feux de nacre et les feux d'or, qui dans la brune Peuplent, multipliés, les glauques infinis Et les golfes lointains et les grands lacs unis De nos rêves, miroirs de gloire et de fortune; Et l'on se laisse au songe aller—et la fortune Habille de chimère et de voiles le soir Et notre âme se meut en ce clair nonchaloir, Illuminé comme un rivage de lagune. RESSOUVENIR Appels de cloche à cloche, ô mon âme des soirs, Entends baller les mélopées, Autour des tours et des voussoirs, Immensément, entrefrappées, Autour des grandes tours, ô mon âme des soirs. Appels de cloche à cloche, autour des cathédrales Et des piliers et des claveaux, Répons lointains aux lointains râles Des chapelles et des caveaux, Où sont broyés des morts, sous leurs plaques murales. Appels de cloche à cloche, au loin, par les mémoires, Quand des femmes, en longs manteaux, Montent, par des ruelles noires, Mettre leurs cœurs en ex-votos, Leurs mornes cœurs—aux calvaires expiatoires. Appels de cloche à cloche et sanglots vers les morts Et leur prochain anniversaire, —Larmes de bronze et pleurs d'accords— Criant malheur, criant misère, O mon âme des soirs, entends les morts hurler aux morts! LE GEL Ce soir, un grand ciel clair, surnaturel, abstrait, Froid d'étoiles, infiniment inaccessible A la prière humaine, un grand ciel clair paraît. Il fige en son miroir l'éternité visible. Le gel étreint cet infini d'argent et d'or, Le gel étreint, les vents, la grève et le silence Et les plaines et les plaines; le gel qui mord Les lointains bleus, où les astres pointent leur lance. Silencieux, les bois, la mer et ce grand ciel Et sa lueur immobile et dardante! Et rien qui remuera cet ordre essentiel Et ce règne de neige acerbe et corrodante. Immutabilité totale. On sent du fer Et des étaux serrer son cœur morne et candide; Et la crainte saisit d'un immortel hiver Et d'un grand Dieu soudain, glacial et splendide. INSATIABLEMENT Le soir, plein des dégoûts du journalier mirage, Avec des dents, brutal, de folie et de feu, Je mords en moi mon propre cœur et je l'outrage Et ricane, s'il tord son martyre vers Dieu. Là-bas, un ciel brûlé d'apothéoses vertes Domine un coin de mer—et des flammes de flots Entrent, comme parmi des blessures ouvertes, En des écueils troués de cris et de sanglots. Et mon cœur se reflète en ce soir de torture, Quand la vague se ronge et se déchire aux rocs Et s'acharne contre elle et que son armature D'or et d'argent éclate et s'émiette, par chocs. La joie, enfin, me vient de souffrir par moi-même, Parce que je le veux, et je m'enivre aux pleurs Que je répands, et mon orgueil tait son blasphème Et s'exalte, sous les abois de mes douleurs. Je harcèle mes maux et mes vices. J'oublie L'inextinguible ennui de mon détraquement, Et quand lève le soir son calice de lie, Je me le verse à boire, insatiablement. LES CHAUMES A cropetons, ainsi que les pauvres Maries Des légendes de l'autrefois, Par villages, sous les cieux froids, Sont assises les métairies: Chaumes teigneux, pignons crevés, carreaux fendus, Souffreteuses et lamentables; Le vent siffle, par les étables Et par les carrefours perdus. A cropetons, ainsi que les vieilles dolentes, Avec leurs cannes aux mentons, Et leurs gestes, comme à tâtons, Elles s'entrecognent branlantes, Derrière un plant gelé d'ormes et de bouleaux, Dont les livides feuilles mortes Jonchent le seuil barré des portes Et s'ourlent comme des copeaux. A cropetons, ainsi que les mères meurtries Par les douleurs de l'autrefois, Aux flancs bossus des talus froids, Et des sentes endolories, Pendant les deuils de brume et d'envoûtement noir Et les novembrales semailles, O les tant pauvres par les plaines, O les si tristes dans le soir! FLEUR FATALE L'absurdité grandit comme une fleur fatale Dans le terreau des sens, des cœurs et des cerveaux. Plus rien, ni des héros, ni des sauveurs nouveaux: Et nous restons croupir dans la raison natale. Je veux marcher vers la folie et ses soleils, Ses blancs soleils de lune au grand midi, bizarres, Et ses lointains échos mordus de tintamarres Et d'aboiements, là-bas, et pleins de chiens vermeils. Lacs de roses, ici, dans la neige, nuage Où nichent des oiseaux dans des plumes de vent; Grottes de soir, avec un crapaud d'or devant, Et qui ne bouge et mange un coin de paysage. Becs de hérons, énormément ouverts pour rien, Mouche, dans un rayon, qui s'agite, immobile: L'inconscience gaie et le tic-tac débile De la tranquille mort des fous, je l'entends bien! LONDRES Et ce Londres de fonte et de bronze, mon âme, Où des plaques de fer claquent sous des hangars, Où des voiles s'en vont, sans Notre-Dame Pour étoile, s'en vont, là-bas, vers les hasards. Gares de suie et de fumée, où du gaz pleure Ses spleens d'argent lointain vers des chemins d'éclair, Où des bêtes d'ennui bâillent à l'heure Dolente immensément, qui tinte à Westminster. Et ces quais infinis de lanternes fatales, Parques dont les fuseaux plongent aux profondeurs, Et ces marins noyés, sous des pétales De fleurs de boue où la flamme met des lueurs. Et ces châles et ces gestes de femmes soûles, Et ces alcools en lettres d'or jusques au toit, Et tout à coup la mort parmi ces foules, O mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi! LE MOULIN Le moulin tourne au fond du soir, très lentement, Sur un ciel de tristesse et de mélancolie, Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie, Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment. Depuis l'aube, ses bras, comme des bras de plainte, Se sont tendus et sont tombés; et les voici Qui retombent encor, là-bas, dans l'air noirci Et le silence entier de la nature éteinte. Un jour souffrant d'hiver sur les hameaux s'endort, Les nuages sont las de leurs voyages sombres, Et le long des taillis qui ramassent leurs ombres, Les ornières s'en vont vers un horizon mort. Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre Très misérablement sont assises en rond; Une lampe de cuivre est pendue au plafond Et patine de feu le mur et la fenêtre. Et dans la plaine immense et le vide dormeur Elles fixent—les très souffreteuses bicoques!— Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques, Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt. LES RUES A coups de flamme errante au loin, le long des rues, Les lanternes, debout sur le bord du trottoir, S'allument, brusquement, dans la ville du soir, Une à une, et dans l'ombre et les rumeurs décrues. D'un trait—et monotone et triste, à l'infini, Toujours mêmes maisons se succédant, la voie Tourne vers la banlieue aride et se reploie, Comme un coude cassé, vers un marais jauni. Et les brumes tout lentement s'appesantissent Et suspendent leur grand linceul du haut d'un toit, Une lune souffrante et pâle s'entrevoit Et se mire aux égouts, où des clartés pourrissent. Un roulement plaintif de chariot quinteux Tout seul dévale et geint et crie, aux coins des bornes, Et lourdement, et deux par deux, les chevaux mornes Heurtent de leurs vieux fers, le vieux pavé boiteux. Et dans la brume grise, un cartouche d'enseigne, Sous les flammes du gaz, s'avive et luit encor: La façade paraît pleurer des lettres d'or Et les vitres montrer des cœurs rouges qu'on saigne. A coups de flamme errante, au loin, le long des rues, Les lanternes, debout sur le bord du trottoir, S'allument, brusquement, dans les villes du soir, Une à une, et dans l'ombre et les rumeurs décrues. LES VOYAGEURS Et par le traître écho des horizons plongeurs, Et par l'antique appel des sybilles lointaines, Et par les au delà mystérieux des plaines, Un soir, se sont sentis hélés, les voyageurs. Partis. Les quais étaient électrisés de lunes, Et le navire, avec ses mâts pavoisés d'or Et ses mousses d'ébène ornait gaîment son bord; Et les vagues baisaient les ponts et les lagunes. Ce fut calme voyage, à la clarté des nuits: Et les regards lactés des pensives étoiles Là-haut! et les brises du Sud bombant les voiles Et poussant vers la terre et vers les fleurs!—Depuis Des tours, immensément faites avec des pierres, Levant de hauts bras noirs sur des villes de feux; Et sous les toits plombés et dans les murs nitreux, Ouverts, de grands yeux d'or en de rouges paupières; Et des plaines, où se battent les roux soleils Avec les vents, les soirs, la foudre et le tonnerre Et des gorges et des volcans et des suaires, Infiniment, au loin, sur des sables vermeils; Et des temples d'airain écussonnés de glaives, Et des assomptions de symboles chrétiens, Et de vieux empereurs en de roides maintiens Sur leurs trônes de fer, assis comme des rêves; Et des îles, ainsi que de grands piédestaux, Parmi des lacs d'argent d'onyx et de turquoises, Là-bas—et des frissons marins et des angoisses Et, tout à coup, la mer, comme un choc de marteaux. Et des peuples lassés de leur fierté première, Et des peuples debout vers leurs prochains réveils, Et des ports et des ports et des phares pareils A quelque front levé de force et de lumière; Jusqu'à ce soir certain, où seuls, au bout du pont, Le souvenir revient des lointaines reliques: Le clos natal et les parents mélancoliques Et l'horloge sonnant vers ceux qui reviendront. Et maintenant ils sont les revenus du monde Et les sortis de l'Océan—mais plus jamais Pour eux, les doux bonheurs sereins des satisfaits Ni la vie endormie en une âme profonde. Car les soirs leur seront de tourmenteurs aimants, Les soirs et les soleils ouverts, comme des portes, Sur leurs rêves défunts et leurs visions mortes Et leurs amours nimbés par d'autres firmaments. L'IDOLE Calamistré de pins, embroussaillé de lierre, Tandis qu'un horizon d'ébène et de soleil Regarde encor, on voit un mont surgir, pareil A quelque idole énorme et nocturne de pierre. Les flammes du couchant éclaboussent son front D'un feu prodigieux de bronze et d'escarboucles, Et ce mélange d'or lointain parmi ces boucles, Évoque, en les cerveaux, le souvenir profond Des secrètes et farouches théogonies, Pleines d'attente et de siècles, pleines de dieux Sculptés en colosses de marbre et dont les yeux Dardent les milliers d'ans de leurs cosmogonies, Ce mont règne de par l'espace, infiniment. Il domine les bois, il écrase les plaines, Et sa tète s'en va, dans les mares lointaines, Mirer de la splendeur et du fulgurement. Et quand montent, au loin, des vals et des ramées, Les feux et les brouillards et les plaintes du soir, A l'heure ardente et triste, on s'imagine voir Se tordre un holocauste en de rouges fumées. LES ARBRES Quand les terreaux, déjà roussis et purpurins, Flamboient, sous les couchants mortuaires d'automne, On voit, d'un carrefour livide et monotone, Partir pour l'infini les arbres pèlerins; Les pèlerins s'en vont, grands de mélancolie, Pensifs, pieux et lents, par les routes du soir, Les pèlerins géants et lourds et laissant choir Leur feuillage de pleurs de tristesse et de lie; Les pèlerins marchant invariablement, Toujours, sur double rang, depuis combien d'années? Toujours, vers l'horizon et ses gloires fanées Et son insurmontable et despotique aimant; Les pèlerins, dont les manteaux tout en lumière, Mordus par le soleil vespéral qui s'endort, Apparaissent ainsi que des vêtements d'or, Traînés, dans un chemin d'encens et de poussière; Les pèlerins, aux vieux sommets houleux et fous, Que regardent passer, le long de leurs sillages, De mystiques hameaux et de fervents villages, Courbés dans la prière et jetés à genoux. LES VIEUX CHÊNES L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors; Geignant sous la tempête et démenant leurs branches Comme de grands bras fous qui veulent fuir leur corps, Mais que tragiquement la chair retient aux hanches, Les vieux chênes rugueux et sinistres, les noirs Géants debout, à l'horizon, où les vents rogues Cinglent de leur colère et de leur vol les soirs Et les mordent et les mordent comme des dogues, Semblent de maux obscurs les mornes recéleurs, Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvage, Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage. Oh! leurs plaintes et leurs plaintes, durant la nuit! D'abord, lointainement, douces et miaulantes, Comme ayant joie et peur de troubler, de leur bruit, Le sommeil ténébreux des campagnes dolentes. Puis le désir soudain où la terreur se joint Quand la tempête est là, hennissante et prochaine; Puis le râlement brusque et terrible, si loin Que les bêtes des grand'routes hurlent de haine Et se couchent, là-bas, dans les sillons, de peur. Puis un apaisement sinistre et despotique, —Une attente de glaive et d'ombre et de fureur,— Et tout à coup la rage énorme et frénétique, Tout l'infini qui grince et se brise et se tord Et se déchire et vole en lambeaux de colère, A travers la campagne, et beugle au loin la mort De l'un à l'autre point de l'espace solaire. Oh! les chênes! Oh les mornes suppliciés! Et leurs pousses et leurs branches que l'on arrache Et que l'on broie! Et leurs vieux bras exfoliés A coups de foudre, à coups de bise, à coups de hache. Ils sont crevés, solitaires; leur front durci Est labouré; leur vieille écorce d'or est sombre, Et leur sève se plaint plus tristement, que si Le dernier cri du monde avait traversé l'ombre. L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors, Geignant sous la tempête et démenant leurs branches Comme de grands bras fous qui voudraient fuir un corps, Mais que tragiquement la chair retient aux hanches, Semblent de maux obscurs les mornes recéleurs, Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvage, Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage. LE CRI Sur un étang désert, où stagne une eau brunie, Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau, Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau, Un cri grêle, qui pleure au loin une agonie. Comme il est faible et mince et timide et fluet! Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute, Et comme il se prolonge, et comme avec la route Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet! Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle, Et comme, en son accent minable et souffreteux, Et comme, en son écho languissant et boiteux, Se plaint peureusement la douleur vespérale! Il est si lent parfois qu'on ne le saisit pas. Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte L'obscur et frêle adieu de quelque vie éteinte; Il dit les pauvres morts et les pauvres trépas: La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce Mort des ailes et des tiges et des parfums; Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse. INFINIMENT Voici très longuement, très lentement, les râles D'hiver et les grands soirs dressés en bûchers d'or Rouge sur des fleuves et les mers novembrales Pleines de pleurs, pleines d'affres, pleines de mort. Les chiens du désespoir, les chiens du vent d'automne Mordent de leurs abois les échos noirs des soirs, Et l'ombre, immensément, dans le vide, tâtonne Vers la lune, mirée au clair des abreuvoirs. De point en point, là-bas, des lumières lointaines, Fixes. Et par-dessus, toujours, comme des voix, A travers l'infini des dunes et des plaines, Des voix, nocturnement, à travers les grands bois. Et des routes de soir continûment unies, Qui se croisent, ainsi que des voiles, sans bruit, Et s'allongent et s'écoulent indéfinies Par au delà des loins et des loins de la nuit. MOURIR Un soir plein de pourpres et de fleuves vermeils Pourrit, par au delà des plaines diminuées, Et fortement, avec les poings de ses nuées, Sur l'horizon verdâtre, écrase des soleils. Saison massive! Et comme Octobre, avec paresse Et nonchaloir, se gonfle et meurt dans ce décor: Pommes! caillots de feu; raisins! chapelets d'or, Que le doigté tremblant des lumières caresse, Une dernière fois, avant l'hiver. Le vol Des grands corbeaux? il vient. Mais aujourd'hui, c'est l'heure Encor des feuillaisons de laque—et la meilleure. Les pousses des fraisiers ensanglantent le sol, Le bois tend vers le ciel ses mains de feuilles rousses Et du bronze et du fer sonnent, là-bas, au loin. Une odeur d'eau se mêle à des senteurs de coing Et des parfums d'iris à des parfums de mousses. Et l'étang plane et clair reflète énormément Entre de fins bouleaux, dont le branchage bouge, La lune, qui se lève épaisse, immense et rouge, Et semble un beau fruit mûr, éclos placidement. Mourir ainsi, mon corps, mourir, serait le rêve! Sous un suprême afflux de couleurs et de chants, Avec, dans les regards, des ors et des couchants, Avec, dans le cerveau, des rivières de sève. Mourir! comme des fleurs trop énormes, mourir! Trop massives et trop géantes pour la vie! La grande mort serait superbement servie Et notre immense orgueil n'aurait rien à souffrir! Mourir, mon corps, ainsi que l'automne, mourir! A TÉNÈBRES Un catafalque d'or surgit au fond des soirs, Quand les astres, comme des lampes, Brillent, en étageant leurs rampes, Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs. Quel mort en ce cercueil? Le cœur des hommes d'ombre. Non des banals victorieux Dont l'audace brûle les yeux, Mais le cœur des vaincus que la tristesse encombre. Ils ont passé rêveurs, muets, hagards et seuls, Toujours découragés d'eux-mêmes, Laissant l'éclat des diadèmes A d'autres fronts et se vêtant de leurs linceuls. Après, se regardant, inquiets et des choses Et des autres—et sans amours; Et néanmoins cherchant toujours Sur les fumiers du monde à se nourrir de roses. Lointainement par les grands mirages tentés, Et par les gloires médusaires, Mais peur des vices nécessaires, Et du cynique assaut de tant d'hostilités. Leurs bras, rameaux tendus vers le printemps des rêves, Sont retombés,—et pas un fruit, Pas une fleur d'or ou de nuit, Jamais, pas un seul rut de feuilles ni de sèves. Ce qui flottait de Dieu dans l'albe immensité, —Douceur éparse et messagère— On l'a cristallisé naguère Au seuil des temps, en des vases d'éternité. Mais le cristal s'en est fêlé. Les grands calices Se sont vidés de l'infini. Et maintenant l'esprit bruni De trouble et les regards usés par les supplices, Raffinés de la mort, nous l'invoquons les soirs, Quand les astres, comme des lampes, Brûlent, en étageant leurs rampes, Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs. LES DÉBÂCLES 1888 A THÉO VAN RYSSELBERGHE WILLY SCHLOBACH DARIO DE REGOYOS II DÉFORMATION MORALE DIALOGUE ....Sois ton bourreau toi-même; N' abandonne l'amour de te martyriser A personne, jamais. Donne ton seul baiser Au désespoir; déchaîne en toi l'âpre blasphème; Force ton âme, éreinte-la contre l'écueil: Les maux du cœur qu'on exaspère, on les commande; La vie, hélas! ne se supporte et ne s'amende Que si la volonté la terrasse d'orgueil; Sa norme est la douleur. Hélas! qui s'y résigne? —Certes, je veux nouer mes tortures en moi: Comme jadis les grands chrétiens, mordus de foi, S'émaciaient, avec une ferveur maligne, Je veux boire les souffrances, comme un poison Vivant et fou; je cinglerai de mon angoisse Mes pauvres jours, ainsi qu'un tocsin de paroisse S'exalte à disperser le deuil sur l'horizon. Cet héroïsme intime et bizarre m'attire: Se préparer sa peine et provoquer son mal, Avec acharnement, et dompter ranimai De misère et de peur, qui dans le cœur se mire Toujours; se redresser cruel et contre soi, Vainqueur de quelque chose enfin, et moins languide Et moins banalement en extase du vide. —Sois ton pouvoir, sois ton tourment, sois ton effroi. Et puis, il est des champs d'hostilités tentantes Que des hommes de marbre, avec de fortes mains, Ont cultivés, il est de terribles chemins; Par où des pas battants et des marches battantes Sont entendus: c'est là, que sur tel roc vermeil, Le soir allume, au loin, le sang et les tueries Et que luisent, parmi les lianes flétries, Des éclatants couteaux de crime et de soleil! LE GLAIVE Quelqu'un m'avait prédit, qui tenait une épée Et qui riait de mon orgueil stérilisé: Tu seras nul, et pour ton âme inoccupée L'avenir ne sera qu'un regret du passé. Ton corps, où s'est aigri le sang de purs ancêtres, Fragile et lourd, se cassera dans chaque effort; Tu seras le fiévreux ployé, sur les fenêtres, D'où l'on peut voir bondir la vie et ses chars d'or, Tes nerfs t'enlaceront de leurs fibres sans sèves Tes nerfs!—et tes ongles s'amolliront d'ennui, Ton front, comme un tombeau dominera tes rêves, Et sera ta frayeur, en des miroirs, la nuit. Te fuir!—si tu pouvais! mais non, la lassitude Des autres et de toi t'aura voûté le clos Si bien, rivé les pieds si fort, que l'hébétude Détrônera ta tête et plombera tes os. Éclatants et claquants, les drapeaux vers les luttes, Ta lèvre exsangue hélas! jamais ne les mordra: Usé, ton cœur, ton morne cœur, dans les disputes Des vieux textes, où l'on taille comme en un drap. Tu t'en iras à part et seul—et—les naguères De jeunesse seront un inutile aimant Pour tes grands yeux lointains—et les joyeux tonnerres Chargeront loin de toi, victorieusement! HEURES D'HIVER Les molosses d'hiver, le gel, le vent, la neige, O mon vieux cœur de lassitude et de souci, Ils hurlent à la mort, écoute! et leur cortège S'enfuit, avec des pleurs, vers le néant. Voici, Qu'ils ululent sinistrement et qu'on ulule Vers eux, parmi les lourds échos du crépuscule, En réponse, là-bas. L'horizon? c'est du sang, Du pus et de la lèpre et de la pourriture. Et toi, mon cœur piteux, caduque et vieillissant, Et toi, mon incurable et nocturne blessure, Tu sens aussi ces chiens rués, à travers toi. Oh cet interminable et novembral aboi Des chiens, des mauvais chiens, hurleurs au clair de lune, Comme ils geignent ton deuil et combien longuement Raillent leurs cris, leurs cris de hargne et de rancune, Tes naufrages d'espoir vers le renoncement. L'arbre des pleurs, ainsi que les sorbiers d'automne, S'érige en tes songes et, rouge, les festonne Et laisse choir ses fruits et ses larmes de soir, A lente pluie et longue—avec mélancolie! Les lacs de tes ennuis, où se viennent asseoir, Pour y mirer les yeux fixes de leur folie, Et ton vouloir et ton orgueil et ton tourment, Ainsi que d'immenses linceuls, immensément, Par les plaines et les plaines se continuent. Le souvenir en toi déchaîne ses douleurs Et vous mêlez vos voix que les sanglots obstruent Mais les échos toujours repoussent ces douleurs Les voix de ces douleurs et de ces pleurs—ailleurs! SI MORNE! Se replier toujours sur soi-même, si morne! Comme un drap lourd, qu'aucun dessin de fleur n'adore. Se replier, s'appesantir et se tasser Et se toujours, en angles noirs et mats, casser. Si morne! et se toujours interdire l'envie De tailler en drapeaux l'étoffe de sa vie. Tapir entre les plis ses mauvaises fureurs Et ses rancœurs et ses douleurs et ses erreurs. Ni les frissons soyeux, ni les moires fondantes Mais les pointes en soi des épingles ardentes. Oh! le paquet qu'on pousse ou qu'on jette à l'écart, Si morne et lourd, sur un rayon, dans un bazar. Déjà sentir la bouche âcre des moisissures Gluer, et les taches s'étendre en leurs morsures Pourrir, immensément emmailloté d'ennui; Être l'ennui qui se replie en de la nuit. Tandis que lentement, dans les laines ourdies, De part en part, mordent les vers des maladies. ÉPERDUMENT Bien que flasque et geignant et si pauvre! si morne! Si las! redresse-toi, de toi-même vainqueur; Lève ta volonté qui choit contre la borne Et sursaute, debout, rosse à terre, mon cœur! Exaspère sinistrement ta toute exsangue Carcasse et pousse au vent, par des chemins rougis De sang, ta course; et flaire et lèche avec ta langue Ta plaie, et lutte et butte et tombe—et ressurgis! Tu n'en peux plus et tu n'espères plus; qu'importe! Puisque ta haine immense encor hennit son deuil, Puisque le sort t'enrage et que tu n'es pas morte Et que ton mal cinglé se cabre en ton orgueil. Et que ce soit de la torture encore! encore! Et belle et folle et rouge et soûle—et le désir De se boire de la douleur par chaque pore, Et du vertige et de l'horreur—et le plaisir, O ma rosse de souffre et d'os que je surmène Celui, jadis, là-bas, en ces minuits du Nord, Des chevaliers d'éclair, sur leurs chevaux d'ébène, Qui s'emballaient, fougueux du vide et de la mort. PRIÈRE Lunes du gel dans les grottes de l'or nocturne, Glaives d'acier, lames d'argent, pointes de fer, Minuit silencieux, qui t'ériges dans l'air Comme une volonté dardante et taciturne, Voici mon cœur pour les couteaux de tes silences, Et mes ardeurs pour tes linceuls et tes tombeaux, Minuit clair et lointain, voici pour tes flambeaux Mon grand rêve brisé comme un combat de lances. Vers tes immensités, rues yeux lèvent leur flamme, Et mes bras éreintés de l'enlacement vain, Vides, sont implorants de ton conseil d'airain, Minuit rigide et froid sur le deuil de mon âme! Que de regards défunts, que de regards, naguère, Tout, eux aussi, fixé pendant leur désespoir, Obstinément et longuement fixé, le soir, Quand l'hiver bâtissait sa maison mortuaire. Il ne restera rien de ce qui fut ma plainte Et tout homme travaille à son inanité; Minuit tranquille et mort, de son éternité Gèle, en mon cœur, mes pleurs, ma voix, et toi, ma crainte! VERS L'ENFANCE Les passions d'éveil et de savoir—Vidées. Alors, viens voir ton bel ange gardien, le tien, Qui lentement s'assied sur tes tombeaux d'idées. Il te parle, très doucement, de l'autrefois; Écoute: et les saluts, jadis, à l'oratoire, Et les Noël et les Pâques et puis les Croix Et les âmes des tiens qui sont en purgatoire. Écoute: et les premiers alleluias chantés, Et, le samedi soir, les bonnes litanies, Et les psaumes, de nef en nef, répercutés Et lents, an pas égaux de leurs monotonies. Écoute: et les processions—et puis encor Les ex-votos en Mai dressés sur des estrades, Et la Vierge Marie, avec son Jésus d'or, Et les enfants de chœur qui sont des camarades. Écoute: et du petit village il s'en souvient Ton cœur; écoute et puis, accueille en confiance, A cette heure d'ennui, ton bon ange gardien, Le tien, qui te rhabillera de ton enfance. Hélas! doux, tranquille et clair, il ne ferait Qu'un bruit, sur mon cerveau, de blanches étincelles, Que mon absurdité bougonneuse viendrait Lui déchirer les yeux et lui casser les ailes. CONSEIL ABSURDE Autant que moi malade et veule, as-tu goûté Quand ton être playait sous les fièvres brandies. Quand tu mâchais l'orvietan des maladies, Le coupable conseil de l'inutilité? Et doux soleil qui baise un œil éteint d'aveugle? Et fleur venue au tard décembral de l'hiver Et plume d'oiselet souffler au veut de fer? Et neutre et vide écho vers la taure qui meugle? O les rêves du rien, en un cerveau mordu D'impossible! s'aimer, dans son effort qui leurre! Se construire, pour la détruire, une demeure! Et se cueillir, pour le jeter, un fruit tendu! Hommes tristes, ceux-là qui croient à leur génie Et fous! et qui peinent, sereins de vanité; Mais toi, qui t'es instruit de ta futilité, Aime ton vain désir pour sa toute ironie. Regarde en toi, l'illusion de l'univers Danser; le monde entier est du monde la dupe; Agis gratuitement et sans remords; occupe Ta vie absurde à se moquer de son revers. Songe à ces lys royaux, à ces roses ducales, Fiers d'eux-mêmes et qui fleurissent, à l'écart, Dans un jardin, usé de siècles, quelque part, Et n'ont jamais courbé leurs tiges verticales. Inutiles pourtant, inutiles et vains, Parfums demain perdus, corolles demain mortes, Et personne pour s'en venir ouvrir les portes Et les faire servir au pâle orgueil des mains. LÀ-BAS Désir d'être, soudain, la bête hiératique, D'un éclat noir, sous le portique Escarbouclé d'un temple, à Benarès! Gueule tordue, avec de courbes dents livides, Masque divin et criminel, Avec de grands yeux vides, Avec, sous le front d'or, un œil d'or éternel. Sous un plafond de marbre noir, à Benarès. Ils arrivent les enfants clairs—et leurs guirlandes De vêtements laineux tournent au promenoir, O les petites mains! les mains, avec des brandes, Qui s'en viennent, jointes, ainsi qu'un double espoir, Les mains en fleur, prier, à Benarès, l'Idole. Ils arrivent les vieux voyants usés, les pâles De jeûne et de cilice, ils arrivent, les os Rompus, les regards droits, la voix nouée en râles, Le sein vide et blanchi comme d'anciens tombeaux, Ils arrivent prier, à Benarès, l'Idole. Désir d'être soudain la bête hiératique D'un éclat noir, sous le portique, Escarbouclé d'un temple, à Benarès. Être ce néant de bronze et d'or inéluctable Et merveilleux, vers qui, les inlassables bras, Les bras! les bras! de la douleur incommutable, Comme des rameaux fous, s'épouvantent d'en bas. Et s'imposer à la crédulité, pour mordre Les doux cœurs confiants et la priante chair Et les larmes et les sanglots; et mordre et tordre Toute cette humanité de folie et d'éclair, Errante et angoissée aux vallons de la crainte; La mordre et tordre en son appel et son tourment Et sa misère allante et ballante et sa plainte Toujours la même, à travers temps, infiniment. Et se complaire à se sentir cruel et fourbe: La bête immensément d'ébène et de granit Et de corne et de roc, qui surplombe la tourbe De ces pleureurs, tous les mêmes, vers l'infini: Et les haïr et regretter son impuissance Non pour les secourir, mais pour rageusement Les affoler et se prouver sa malfaisance. Désir d'être soudain cette idole qui ment! Ils arrivent les amants, doux, comme des lampes, Le soir, dans le feuillage éteint, au loin, là-bas, Ils arrivent doux et pleins de soir, le long des rampes, Ils arrivent, par deux, les bras liés aux bras, Tristes et doux, prier à Benarès, l'Idole. Ils arrivent les pèlerins lointains, les mornes De la misère et de la faim, les las d'avoir Un corps, ils arrivent, de loin, les malitornes, Les éclopés et les lépreux, au réservoir Miraculeux, prier à Benarès, l'Idole! Désir d'être soudain la bête hiératique D'un éclat noir, sous le portique, Escarbouclé d'un temple, à Benarès. Et regarder, témoin impassible et tragique, Dardés, les yeux de fer, et les naseaux, hagards, Droit devant soi, là-bas, le ciel mythologique, Où le Siva terrible échevèle ses chars, Par des ornières d'or, à travers les nuages: Scintillements d'essieux et tonnerres de feux; Étalons fous cabrés, sur des tas de carnages; Rouge, la mer au loin et ses millions d'yeux! Et devant ce décor incendié, maudire L'homme niais et nul, qui se gave d'espoir, Alors qu'un symbolique et quotidien martyre Saigne son âme en croix, aux quatre coins du soir. PIEUSEMENT La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice. Et je lève mon cœur aussi, mon cœur nocturne. Seigneur, mon cœur! vers ton pâle infini vide, Et néanmoins je sais que tout est taciturne Et qu'il n'existe rien dont ce cœur meurt, avide; Et je te sais mensonge et mes lèvres te prient Et mes genoux; je sais et tes grandes mains closes Et tes grands yeux fermés aux désespoirs qui crient, Et que c'est moi, qui seul, rue rêve dans les choses; Sois de pitié, Seigneur, pour ma toute démence. J'ai besoin de pleurer mon mal vers ton silence!... La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice! VERS LE CLOÎTRE Je rêve une existence en un cloître de fer, Brûlée au jeûne, et sèche et râpée aux cilices, Où l'on abolirait, en de muets supplices, Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair. Sauvage horreur de soi si mornement sentie! Quand notre corps nous boude et que nos nerfs, la nuit, Rivent sur nos vouloirs leurs cagoules d'ennui, Et les plongent dans la fièvre ou l'inertie. Dites, ces pleurs, ces cris et cette peur du soir! Dites, ces plombs de maladie en tous les membres, Et la toute torpeur des torpides novembres Et le dégoût de se toucher et de se voir? Et les mauvaises mains tâtillonnes de vice Encor et lentement cherchant, sur les coussins, Et des toisons de ventre, et des grappes de seins Et les tortillements dans le rêve complice? Je rêve une existence en un cloître de fer, Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices, Où l'on abolirait en de muets supplices, Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair. Et s'imposer le gel des sens, quand le corps brûle; Et se tyranniser et se tordre le cœur, —Hélas! ce qui en reste—et tordre, avec rancœur, Jusqu'au regret d'un autrefois doux et crédule. Se cravacher dans sa pensée et dans son sang, Dans son effort, dans son espoir, dans son blasphème; Et s'exalter de ce mépris, vain lui-même, Mais qui rachète un peu l'orgueil d'où l'on descend. Et se mesquiniser en pratiques futiles Et se faire petit et n'avoir qu'âpreté, Pour tout ce qui n'est point d'une âcre nullité, Dans le jardin vanné des floraisons hostiles. Je rêve une existence en un cloître de fer Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices, Où l'on abolirait, en de muets supplices, Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair, Oh! la constante rage à s'écraser, la hargne A se tant torturer, à se tant amoindrir, Que tout l'être n'est plus vivant que pour souffrir Et se fait de son mal sa joie et son épargne. N'entendre plus ses cris, ne sentir plus ses pleurs, Mâter son instinct noir, tuer sa raison traître, Oh! le pouvoir et le savoir! Être son maître Et les avoir cassés les crocs de ses douleurs! Et peut être qu'alors, par un soir salutaire, Une paix de néant s'installerait en moi; Et que sans m'émouvoir j'écouterais l'aboi, L'aboi tumultueux de la mort volontaire. Je rêve une existence en un cloître de fer. LES VÊPRES Là-bas, cette existence en noir de grandes vieilles, Par les enclus en noir et les porches d'église, Cette existence et de prières et de veilles, Le soir, sous leurs mantes en noir, qu'immobilise, Et pendant des heures et des heures, l'extase Au pied d'un ostensoir, le soir, en des chapelles De cathédrale en noir; et la claustrale emphase Du culte et de grands dais levés et de flabelles, Le soir, sur ces vieilles en noir, dont les mains jaunes Tendent en croix leurs désespoirs et leurs misères, Vers les autels immensément et vers les trônes, Là-bas, ornés d'argent, de feux, et de rosaires, Le soir, au fond des chapelles en noir; et l'ombre D'un grand pilier, sur les dalles, droite, allongée Ainsi qu'un bras de soir et de volonté sombre Vers ces vieilles en noir, dont la ferveur figée Grandit l'hiératique allure évocatoire, Au fond des chapelles en noir; et les martyres Et les saintes, et la série incantatoire Des longs cierges et le grésillement des cires, Le soir, sur de lourds trépieds noirs, dans les chapelles En noir; et ce Jésus, vieux de siècles et triste, Ce Christ en noir du soir, dont les loques charnelles Pendent au long des croix et dont le nom persiste, Le soir, dans le vieux cœur en noir des grandes vieilles, Dans leur vieux cœur en noir et or et leurs mémoires! Et comme elles, s'user à des marmonnements; Et comme elles, rouler, en uniformes moires, Les jours après les jours, toujours, et les moments, Les toujours mêmes jours pieusement; et comme Elles, passer vers un effacement en noir; Et comme elles vivent, vivre, presqu'en un somme De mornes oraisons autour des croix de soir, Au fond des chapelles en noir; revivre en litanies Sa peine et sa rancœur et tout son désespoir Et ses lasses douleurs de vivre indéfinies, Là-bas, le soir, au fond des chapelles en noir! HEURE D'AUTOMNE C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière! Râles que roule, au vent du nord, la sapinière, Feuillaison d'or à terre et feuillaison de sang, Sur des mousses d'orée ou des mares d'étang, Pleurs des arbres, mes pleurs, mes pauvres pleurs de sang. C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière! Secousses de colère et rages de crinière, Buissons battus, mordus, hachés, buissons crevés, Au double bord des longs chemins, sur les pavés, Bras des buissons, nies bras, mes pauvres bras levés. C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière? Quelque chose, là-bas, broyé dans une ornière, Qui grince immensément ses désespoirs ardus Et qui se plaint, ainsi que des arbres tordus, Cris des lointains, mes cris, mes pauvres cris perdus. MES DOIGTS Mes doigts, touchez mon front et cherchez, là, Les vers qui rongeront, un jour, de leur morsure, Mes chairs; touchez mon front, mes maigres doigts, voilà Que mes veines déjà, comme une meurtrissure Bleuâtre, étrangement, en font le tour, mes las Et pauvres doigts—et que vos longs ongles malades Battent, sinistrement, sur mes tempes, un glas, Un pauvre glas, mes lents et mornes doigts! Touchez ce qui sera les vers, mes doigts d'opale, Les vers, qui mangeront, pendant les vieux minuits Du cimetière, avec lenteur, mon cerveau pâle, Les vers, qui mangeront et mes dolents ennuis Et mes rêves dolents et jusqu'à la pensée Qui lentement incline, à cette heure, mon front, Sur ce papier, dont la blancheur, d'encre blessée, Se crispe aux traits de ma dure écriture. Et vous aussi, mes doigts, vous deviendrez des vers, Après les sacrements et les miséricordes, Mes doigts, quand vous serez immobiles et verts, Dans le linceul, sur mon torse, comme des cordes; Mes doigts, qui m'écrivez, ce soir de rauque hiver, Quand vous serez noués—les dix—sur ma carcasse Et que s'écrasera sous un cercueil de fer, Cette âpre carcasse, qui déjà casse. AU LOIN Eau qui s'égoutte en des sous-sols, pleurs de lumières. Sous des porches de fer, où s'engouffrent des voix, Pignons crasseux, greniers obscurs, mornes larmières Et gouttières régulières, au long des toits; Et blocs de fonte et crocs d'acier et cols de grues Et puis, au bas des murs, dans les caves, l'écho Des pas et des chevaux, sur le pavé des rues Et sur les ponts dont les piles cassent le flot; Et le vaisseau plaintif, qui dort et se corrode, Dans les havres, et souffre, et les poumons criards Des machines et le mystérieux exode Des navires silencieux, vers les hasards Des caps et de la mer affolée en tempête; O mon âme, quel s'en aller et quel souffrir! Et quel vivre toujours, pour les rouges conquêtes De l'or, quel vivre et quel souffrir et quel mourir! Pourtant regarde au loin s'illuminer les îles, Fais ton rêve d'encens, de myrrhe et de corail, Fais ton rêve lascif vers de roses asiles, Fais ton rêve éventé, par le large éventail De la brise océane, au clair des étendues; Et songe aux Orients et songe à Benarès, Songe à Thèbes, songe aux Babylones perdues, Songe aux siècles tombés des Sphinx et des Hermès; Songe à ces Dieux d'airain debout au seuil des porches, A ces colosses bleus broyant des léopards Entre leurs bras, à ces processions de torches Et de prêtres, par les forêts et les remparts, La nuit, sous l'œil dardé des étoiles australes; Oh mon âme d'adieux de rêve et de lointain! Songe aux golfes, songe aux déserts, songe aux lustrales Caravanes, en galop blanc dans le matin, Songe qu'il est peut-être encor, par la Chaldée, Quelques pâtres, hagards de soir et d'infini, Dont la bouche jamais n'a pu crier l'idée; Et va, par ces chemins de fleurs et de granit, Et va si loin et si profond dans ta mémoire, Que l'heure et le moment s'abolissent pour toi. Impossible!—voici la boue et puis la noire Fumée et les tunnels et le morne beffroi Battant son glas dans la brume et qui ressasse Toute ma peine tue et toute ma douleur, Et je reste, les pieds collés à cette crasse, Dont les odeurs montent et puent, jusqu'à mon cœur. S'AMOINDRIR En ce minuit de force à bas, combien j'envie —Demain j'aurai changé—tout ce qui circonscrit: Les pratiques toutes humbles de cette vie Qu'on mène en des villes de simple et pauvre esprit. Voici—me rabaisser à des niaiseries: Petites croix, petits agneaux, petits Jésus, Petite offrande douce aux petites Maries, En des niches, avec des fleurs peintes dessus. Prière, à jointes mains, en des recoins d'église; Et se recommencer enfant, avec calcul; Un mot! qui dans son bruit, toujours le même, enlise Et vous endorme, en un ronron pieux et nul. Et les benoîts conseils savourés à confesse; Et les fermes propos de se garer en Dieu, Contre toute surprise et contre toute adresse Du rouge enfer, où les démons brassent du feu. Et se sécher le cœur de soins et de scrupules Et de soucis; jeûnes furtifs, vœux aigrelets, Et ce grignotement aux choses minuscules Lèvres pour oraisons et doigts pour chapelets. Et se blottir l'esprit, dans le damier des sectes, Et se moisir toujours, en un coin plus dévôt, Jusqu'à miner enfin, avec des dents d'insectes, Le vertical palais d'orgueil de son cerveau. HEURES MORNES Hélas, quel soir! ce soir de maussade veillée. Je hais, je ne sais plus; je veux, je ne sais pas; Ah mon âme, vers un néant, s'en est allée, Vers un néant, très loin, je ne sais où, là-bas? Il bat des tas de glas au-dessus de ma tète, Le vent, il corne à mort, et les cierges bénits Qu'on allumait, pendant la peur de la tempête, Les bons cierges se sont éteints et sont finis. Cela se perd, cela s'en va, cela se disloque, Cela se plaint en moi, si monotonement, Et cela semble un cri d'oiseau, qui s'effiloque, Qui s'effiloque au vent d'hiver, lointainement. Oh ces longues heures après ces longues heures, Et sans trêve, toujours, et sans savoir pourquoi; Et sans savoir pourquoi ces angoisses majeures; Oh ces longues heures d'heures à travers moi! Une torture?—Oh vous qui les savez si mornes Ces nuits mornes, et qui dansez, au vent du Nord, Ruts d'ouragan, sur les marais et les viornes Et les étangs et les chemins et sur la mort; Une torture en moi qui frappe et me lacère? Une torture à pleins éclairs, comme des faulx Et des sabres, par à travers de ma misère; Une torture, à coups de clous et de marteaux? Là-bas, ces grandes croix au carrefour des routes, Ces croix!—Oh! n'y pouvoir saigner son cœur; ces croix, Où s' accrochent des cris d'espace et de déroutes, Des cris et des haillons de vent dans les grands bois. LE MEURTRE En ces heures de vice et de crime rigides, Se rêve un meurtre ardent, que la nuit grandirait De son orgueil—plafond d'ébène et clous algides— Et de la toute horreur de sa noire forêt, Là-bas, quand, parmi les ombres qui se menacent, Au clair acier des eaux, un glaive d'or surgit Vers les rages qui vont et les haines qui passent. —Et pieds mystérieux, pieds de marbre, sans bruit, Là, quelque part, aux carrefours, en des ténèbres— Un silence total ferme la plaine, au loin: Le ciel indifférent voile ses clairs algèbres, Et rien, pas même Dieu, ne semble être témoin. Tous les mêmes, luisants de lierre et tous les mêmes D'écorce et de rameaux, comme un effarement, Sur double rang, là-bas, jusqu'aux horizons blêmes, Muets et seuls, des arbres vont, infiniment. —Un grand éclair nerveux, au bout d'un poing logique, Et puis un râle, à peine ouï par les taillis— Et de la gorge ouverte et tordue et tragique, Un sang superbe et rouge, en légers gargouillis, Coule, comme un ruisseau de corail parmi l'herbe Et, du torse troué, s'épand sur le sol noir. La voix assassinée éclate en bouche acerbe Et les regards derniers fixent comme un espoir Quelque chose, là-bas, qui serait la justice. —Soudain, voici la peur de ce cadavre froid Et la peur de la peur crédule et subreptice— Et vivement, avec des pleurs et de l'effroi, Avec des mains repentantes et caressantes Pour apaiser ce mort soudain et qui sera Le fantôme des nuits lourdes et malfaisantes, Le fantôme!—quel est celui qui s'en viendra Baisser, sur ces grands yeux, les paupières tombales Et clore ces lèvres, silencieusement. —Et les remords choquent les fers de leurs cymbales Et le voici qui peut tomber le châtiment— Alors, ouvre ton âme et déguste l'angoisse Et le mystère éclos, aux caves de ton cœur: Un flambeau qu'on déplace, une étoffe qu'on froisse, Un trou qui te regarde, un craquement moqueur, Quelqu'un qui passe et qui revient et qui repasse Te feront tressaillir de frissons instinctifs Et tu te vêtiras d'une inédite audace; D'autres sens te naîtront, subtils et maladifs, Ils renouvelleront ton être, usé de rages, Et tu seras celui qui fut sanglant un peu, Qui bondit hors de soi et creva les mirages Et, biffant une vie, a fait œuvre de Dieu! LA TÊTE Sur un échafaud noir, tu porteras ta tête Et sonneront les tours et luiront les couteaux Et tes muscles crîront et ce sera la fête, La fête et la splendeur du sang et des métaux. Et les pourpres soleils et les soirs sulfuriques, Les soirs et les soleils, escarbouclés de feux, Verront le châtiment de tes crimes lyriques Et s'ils savent mourir ton front et tes grands yeux. La foule, en qui le mal grandiose serpente, Taira son océan autour de ton orgueil, La foule!—et te sera comme une mère ardente, Qui, rouge et froid, te bercera dans ton cercueil. Et vicieuse, ainsi qu'une floraison noire, Où mûrissent de beaux poisons, couleur d'éclair, Et despotique et fière, et grande, ta mémoire, Et fixe et roide, ainsi qu'un poignard dans la chair. Sur un échafaud noir, tu porteras la tête Et sonneront les tours et luiront les couteaux Et tes muscles crîront et ce sera la fête, La fête et la splendeur du sang et des métaux. INCONSCIENCE L'âme et le cœur si las des jours, si las des voix, Si las de rien, si las de tout, l'âme salie; Quand je suis seul, le soir, soudainement, parfois, Je sens pleurer sur moi l'œil blanc de la folie. Celui, si triste hélas! qui s'en alla, là-bas, —Pâle œil désenchanté de la raison méchante— Rêver à quelque chose, au loin, qu'on ne voit pas A quelque chose au loin qui tremble et pleure et chante. Morne crapaud blotti sous les roses, tout seul! Si seul!—morne crapaud pleureur de lune, appelle! Appelle! Et vous, petites fleurs, pour le linceul De mon cerveau, l'ensevelisseuse vient-elle? Être l'errant au monde et le pauvre de soi, Avec le feu bougeant d'une âme, qui tremblotte Derrière une main frêle et ballotte son moi; Qui tremblotte comme un reflet dans l'eau ballotte. Passer inconscient et se faire l'ami De ce qui vole et rampe et fuit, là-bas. Naguère, Avant que ne sortît du somme, l'endormi, Le premier homme, on a vu mes pareils sur terre. Ayez amour pour eux, ayez amour un peu! Ils sont les charmeurs lents, là-bas, des brises lentes: Leurs doigts, qui n'ont jamais touché le mauvais feu,
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