L A CR O I S É E D E S CH E M I N S Collection dirigée par Pierre-François Moreau et Michel Senellart Recherches, héritages, controverses : telles sont quelques-unes des formes que prend le mouvement des idées. L " histoire de la pensée ne se limite pas à des systèmes grandioses et fermés sur eux-mêmes ; elle est constituée également par des discours accumulés, des polémiques, des migrations conceptuelles d " un secteur de la pensée à un autre. La collection « La croisée des chemins » publie des textes consacrés à l " histoire intellectuelle et à ses retentissements actuels : philosophie, théorie politique et juridique, esthétique et enjeux des pratiques scienti fi ques. Elle s " emploie également à faire connaître la recherche étrangère en ces domaines et à donner à lire les textes fondamentaux qui ont marqué les grands moments de ce tt e histoire. L A CR O I S É E D E S CH E M I N S Michel Foucault et le christianisme Philippe Chevallier ENS ÉDITIONS 2011 Éléments de catalogage avant publication Michel Foucault et le christianisme / Philippe Chevallier – Lyon : ENS Éditions, impr. 2011 . – 1 vol. ( 384 p.) : couv. ill. ; 22 cm. – (La croisée des chemins, ISSN 1765 - 8128 ) Bibliogr. : p. 361 - 367 . Notes bibliogr. Index isbn 978 - 2 - 84788 - 325 - 1 (br.) : 29 eur Tous droits de reproduction, de traduction et d " adaptation réservés pour tous pays. Toute représen- tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consente- ment de l " éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites. © ENS ÉDITIONS 2011 École normale supérieure de Lyon 15 parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07 isbn 978 - 2 - 84788 - 325 - 1 Les aléas de l " existence, pour lesquels je n " étais sans doute pas aussi bien équipé qu " un vrai philosophe, ont failli me faire renoncer plusieurs fois à ce tt e recherche. Si elle touche aujourd " hui à sa fi n, c " est grâce aux encouragements constants de Frédéric Gros, mon directeur de thèse, et du père François Marty s.j. L " équipe de l " ANR corpus 2008 - 2010 « La bibliothèque foucaldienne » (Philippe Artières, Jean-François Bert, Pascal Michon, Mathieu Po tt e-Bonneville, Judith Revel, José Ruiz-Funes, Michel Senellart et Jean-Claude Zancarini) a également été une source constante d " inspiration. Th ierry Grillet et Stéphane Duchesne, de la Bibliothèque nationale de France, m " ont apporté leur soutien et leur con fi ance au moment où j " en avais le plus besoin, tandis que Pascal Gauderon, une fois de plus, était mis à contribution pour relire français, grec et latin le stylo à la main. Il le fi t, amigo en El Señor. Daniel Defert et le père Michel Albaric o.p. m " o ff rirent leur temps et leurs sou- venirs, dans leurs scriptoria respectifs. Gratitude éternelle. En fi n, ce livre voit le jour grâce à l " accueil généreux de Michel Senellart, ce qui ne fait qu " augmenter une de tt e contractée depuis bien longtemps déjà. Ce livre est dédié à Ko-Shu SUN MICHEL FOUCAULT, BIBLIOGR APHIE Textes et communications publiés Folie et déraison. Histoire de la folie à l ! âge classique , Paris, Plon, 1961 Naissance de la clinique , Paris, PUF (Quadridge), 2007 [ 1963 ]. Les mots et les choses , Paris, Gallimard (Tel), 1992 [ 1966 ]. L ! archéologie du savoir , Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1969 L ! ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970 , Paris, Gallimard, 1971 Histoire de la folie à l ! âge classique , Paris, Gallimard (Tel), 1976 [ 1972 ]. Surveiller et punir. Naissance de la prison , Paris, Gallimard (Tel), 1993 [ 1975 ]. Histoire de la sexualité , t. I : La volonté de savoir , Paris, Gallimard (Tel), 1994 [ 1976 ]. Histoire de la sexualité , t. II : L ! usage des plaisirs , Paris, Gallimard (Tel), 1997 [ 1984 ]. Histoire de la sexualité , t. III : Le souci de soi , Paris, Gallimard (Tel), 1997 [ 1984 ]. « Qu " est-ce que la critique ? », Bulletin de la Société fr ançaise de philosophie , t. 84 , 1990 , p. 35 - 63 Dits et écrits , t. I : 1954 - 1975 , D. Defert et F. Ewald éd., Paris, Gallimard (Quarto), 2001 [ 1994 ]. Dits et écrits , t. II : 1976 - 1988 , D. Defert et F. Ewald éd., Paris, Gallimard (Quarto), 2001 [ 1994 ]. Il faut défendre la société. Cours au collège de France, 1975 - 1976 , M. Bertani et A. Fon- tana éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 1997 Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974 - 1975 , V. Marche tt i et A. Salomoni éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 1999 L ! herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981 - 1982 , F. Gros éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2001 8 Michel Foucault et le christianisme Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973 - 1974 , J. Lagrange éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2003 Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977 - 1978 , M. Senellart éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2004 Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978 - 1979 , M. Senellart éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2004 Dialogue (avec Raymond Aron), J.-F. Bert éd., Paris, Nouvelles éditions lignes, 2007 « Introduction à l " Anthropologie », dans E. Kant, Anthropologie du point de vue prag- matique , M. Foucault trad., Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 2008 , p. 11 - 79 Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982 - 1983 , F. Gros éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2008 Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1983 - 1984 , F. Gros éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2009 Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970 - 1971 , suivi de Le Savoir d ! Œdipe , D. Defert éd., Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 2011 Textes et communications inédits Répertoire AZ , Répertoire bibliographique, 1975 ?- 1978 ? – Manuscrit ; 17 cm [Archives Daniel Defert]. La chair et le corps . Fragment de la 1re version du tome II d " Histoire de la sexualité , 1978 . – Manuscrit, 40 pages ; 30 cm [Archives Daniel Defert]. Du gouvernement des vivants . Notes préparatoires, 1980 . – Manuscrit ; 30 cm [Archives Daniel Defert]. Du gouvernement des vivants . Cours donné au Collège de France, 1980 . – 12 CD audio [Archives IMEC]. Mal faire, dire vrai. Fonctions de l ! aveu . Conférences réalisées dans le cadre de la chaire Francqui, Université catholique de Louvain, 1981 . – Tapuscrit, 159 pages ; 30 cm [Archives IMEC]. Subjectivité et vérité . Cours donné au Collège de France, 1981 . – 7 CD audio [Archives IMEC]. 9 Michel Foucault, bibliographie Études sur Michel Foucault A rti;res Philippe, B ert Jean-François, G ros Frédéric et R evel Judith éd., Fou- cault , Paris, L " Herne (Cahiers de L " Herne ; 95 ), 2011 B ernauer James et C arrette Jeremy éd., Michel Foucault and Th eology. Th e Politics of Religious Experience , Aldershot, Ashgate, 2004 C hevallier Philippe et G reacen Tim éd., Folie et justice : relire Foucault , Toulouse, Érès, 2009 D eleuze Gilles, Foucault , Paris, Éditions de Minuit (Critique), 1986 G ros Frédéric et L Dvy Carlos éd., Foucault et la philosophie antique , Paris, Kimé (Philosophie en cours), 2003 G uenancia Pierre, « Foucault/Descartes : la question de la subjectivité », Archives de philosophie , t. 65 , vol. 2 , 2002 , p. 239 - 254 P errot Michelle éd., L ! impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xıx e siècle , Paris, Seuil (L " univers historique), 1980 S enellart Michel, « Paradossi e a tt ualità della sogge tt ivazione cristiana », Dopo Foucault. Genealogie del Postmoderno , E. De Conciliis éd., Milan, Mimesis (Ete- rotopie), 2007 , p. 33 - 52 Témoignages sur Michel Foucault B rown Peter, « A life of learning », Charles Homer Haskins Lecture, American Council of Learned Societies, Occasional Paper, n o 55 , 9 mai 2003 W hite Edmund, Mes vies , P. Delamare trad., Paris, Plon, 2006 INTRODUCTION Les références à l " héritage chrétien sont constantes dans l " œuvre de Michel Foucault. Dès la préface à Folie et déraison ( 1961 ), le soleil nietzs- chéen éclaire d " une lumière noire un monde répressif appelé « Occi- dent » 1 . Si l " adjectif chrétien n " apparaît pas dans ce texte, la dramaturgie qu " y déploie Foucault croise la question de « la Chute et de l " Accomplis- sement » 2 et fait signe constamment vers l " implicite d " une culture. Par la suite, tout au long des cours au Collège de France, les dossiers vont s " ac- cumuler sur le bureau du professeur : confession tridentine, pouvoir pas- toral, rites baptismaux, parrêsia des martyrs, etc. L " abondance des réfé- rences ne doit pas nous surprendre : comprendre ce qui, aujourd " hui, nous constitue sujets de nous-mêmes dans des rapports de savoir et de pouvoir demande de s " interroger sur la spéci fi cité du rapport à soi que l " Occident a pensé et institué depuis ce que les historiens ont coutume d " appeler l " Antiquité tardive 3 . Une étude systématique des références de Foucault aux textes chrétiens, en particulier ceux des premiers siècles ( iie - ve siècle), restait cependant encore à faire. Si la récolte est abon- dante, les ouvriers ont été peu nombreux, malgré le recueil dirigé par James Bernauer et Jeremy Carre tt e en 2004 4 . Ce peu d " empressement 1 DE n o 4 , « Préface », I, p. 189 - 190 . Nous citons le recueil des Dits et écrits de Michel Fou- cault dans sa deuxième édition : M. Foucault, Dits et écrits , t. I : 1954 - 1975 , t. II : 1976 - 1988 , D. Defert et F. Ewald éd., Paris, Gallimard, 2001 . A fi n que les détenteurs de la première édition puissent également s " y retrouver, nous faisons suivre l " abréviation DE du numéro et du titre de l " article. Les autres ouvrages publiés sous le nom de Michel Foucault seront cités directement, sans nom d " auteur, en mentionnant le titre dans sa version la plus brève et la plus commune. Les éditions utilisées sont indiquées dans la bibliographie, p. 7 2 DE n o 4 , « Préface », I, p. 193 3 P. Brown, Genèse de l ! Antiquité tardive , A. Rousselle trad., Paris, Gallimard, 1983 4 J. Bernauer et J. Carrette éd., Michel Foucault and Theology. The Politics of Religious Michel Foucault et le christianisme 12 de la part des spécialistes de l " œuvre de Foucault pourrait s " expliquer par un problème de méthode, auquel nous nous sommes à notre tour heurté : la possibilité ou non de trouver une approche systématique du christianisme chez le philosophe français. « Michel Foucault et le christianisme » : l " usage de la conjonction « et » dans le titre de notre étude peut en e ff et surprendre, tant est rare ce tt e situation d " extériorité entre le philosophe et les objets qu " il manie, soucieux qu " il est toujours de les décomposer et les recompo- ser à volonté, plutôt que de les considérer comme constitués a priori en leur posant des questions de scoliaste. Ainsi du terme « christianisme », renvoyant naturellement à un événement fondateur et un vaste corps doctrinal qui l " interprète, formant un ensemble d " énoncés deux fois mil- lénaires qui a sans doute sa cohérence propre, mais ne correspond pas au niveau d " analyse où opère Foucault. Ce dernier recueille des événe- ments plus ténus, qui ne se groupent pas en ordre serré sous les vastes ensembles thématiques dé fi nis par l " habitude ou l " académie. De quoi « christianisme » peut-il donc être le nom ? Préférant recourir au nuage de points plutôt qu " au trait traditionnel, trop rigide, de l " historien 5 , Michel Foucault dessine à la surface de l " his- toire des « problématisations ». Ce tt e notion de « problématisation », qui apparaît dans les derniers entretiens du philosophe, ne décrit pas une totalité organique de pratiques et de discours mais seulement la constitution d " un problème à un moment donné de l " histoire, à partir d " un ensemble de di ffi cultés posées aux individus par un domaine d " ac- tion ou un comportement (la folie, le crime, la sexualité). Le problème dé fi nit la forme générale dans laquelle ce comportement sera dès lors ré fl échi et analysé, structurant ainsi le champ des solutions possibles 6 Une « problématisation » n " est pas un esprit commun qui habite des Experience , Londres, Ashgate, 2004 . Ce recueil se propose d " utiliser Foucault pour renou- veler les approches traditionnelles des sciences théologiques (théologie pastorale, théo- logie des religions, etc.), ce qui n " est pas ici notre propos. Pour une discussion critique de ce recueil, voir M. Senellart, « Paradossi e a tt ualità della sogge tt ivazione cristiana », Dopo Foucault, Genealogie del Postmoderno , E. De Conciliis éd., Milan, Mimesis, 2007 , p. 33 - 52 5 La distinction est faite par Foucault quand il oppose à la caricature (qui simpli fi e un visage, le réduit à quelques traits simples en le vidant de son contenu historique), le « portrait-charge » qui remplit au contraire le visage des événements historiques dont il n " est plus que le simple transit : DE n o 167 , « Les têtes de la politique », II, p. 12 6 DE n o 342 , « Polémique, politique et problématisations », II, p. 1417 (voir aussi un autre entretien n o 350 , « Le souci de la vérité », p. 1488 - 1489 ). Introduction 13 discours, encore moins une idée qui fonde et justi fi e une règle ou un code moral, mais ce moment où la pensée prend du recul par rapport à une conduite particulière et la ré fl échit d " une manière nouvelle. Ce n " est donc pas l " esprit d " une époque mais des « événements de pensée » 7 qui sont ainsi désignés, irréductibles à des conditions historiques, sociales ou économiques, même s " ils n " en sont pas indépendants. L " analyse doit par conséquent opérer en deçà des solutions qui, ensuite, s " imposeront et pourront prendre la forme de « mentalités » ou de « systèmes de représentations » perme tt ant à une société d " interpréter les actions et les événements. Mais une « problématisation » n " est pas en elle-même un système clos et contraignant, elle est un travail de la pensée qui dis- tingue et répartit selon un ordre nouveau les éléments qui perme tt ront l " élaboration de règles et l " énoncé de jugements discriminants. Ainsi, au lieu de retrouver sous notre expérience de la sexualité un « esprit chré- tien » qui l " aurait produite, Foucault montre comment une nouvelle problématisation de la sexualité, qui appartient autant aux derniers stoï- ciens qu " aux premiers chrétiens, a rendu possible, parmi d " autres solu- tions, la formulation théorique « chrétienne ». L " analyse traditionnelle des grands ensembles culturels est ainsi déplacée. Reste qu " il faut tout de même partir des formulations théo- riques terminales pour retrouver le problème initial. C " est bien en lisant le projet de réaménagement de la ville de Nantes au xviiie siècle que Foucault se renseigne sur le « problème » nouveau qui apparaît à ce tt e époque : celui de la sécurité 8 . C " est bien en lisant Jeremy Ben- tham que Foucault approche du « problème » disciplinaire qui lui est 7 DE n o 340 , « Préface à l " Histoire de la sexualité », II, p. 1399 . Nous croisons ici ce texte avec la dé fi nition donnée par Foucault de la problématisation dans deux entretiens : DE n o 341 , « Politique et éthique : une interview », II et DE n o 350 , « Le souci de la vérité », II. En e ff et, le texte « Préface à l " Histoire de la sexualité », s " il n " utilise pas le mot « pro- blématisation », met l " accent sur la spéci fi cité d " une « histoire de la pensée » comme lieu de constitution des formes d " expérience. Or, la problématisation est justement l " élément caractéristique d " une histoire de la pensée ( DE n o 342 , « Polémique, politique et problé- matisations », II, p. 1416 ). « Histoire de la pensée » et « histoire des problématisations » sont donc synonymes. 8 Sécurité, territoire, population , p. 19 - 23 . Le nombre d " occurrences du terme « problème » est particulièrement important dans ce passage d " une leçon de 1978 ; ce qui véri fi e que le néologisme « problématisation », forgé dans les derniers entretiens, est bien une relec- ture cohérente des travaux précédents et non une invention tardive. Michel Foucault et le christianisme 14 contemporain 9 . Les formulations théoriques, incluant pour l " ère chré- tienne les formulations théologiques, ne sont donc pas évacuées. Mais si les textes chrétiens sont à lire de près a fi n de comprendre le problème que le sujet occidental est devenu pour lui-même, faut-il pour autant conférer à l " objet « christianisme » une unité signi fi ante pour l " ana- lyse ? Si les solutions données à une di ffi culté inédite dans le champ des pratiques sont multiples et souvent contradictoires, n " en va-t-il pas de même tout au long de l " histoire chrétienne ? Plus trivialement : qu " est-ce qui peut uni fi er l " ascétisme des Pères du désert et la pastorale augusti- nienne ? La doctrine de la confession à Port-Royal et la doctrine de la confession chez Medina ou Suárez ? Telle est la question que nous aborderons dans la première partie de notre recherche : avant de ré fl échir à l " interprétation que donne Fou- cault de ce quelque chose que nous appelons communément « chris- tianisme » (troisième partie), il convient de préciser comment, pour- quoi, et à partir de quel moment ce complexe historique aux contours incertains est devenu pour le philosophe français un objet de pensée (première partie). Pour parvenir à ce résultat, le cours Du gouvernement des vivants ( 1979 - 1980 ) sera un lieu de référence, en particulier pour la notion de « régime de vérité » qu " il élabore. Entre la constitution de l " objet christianisme par Michel Foucault et son travail subséquent d " interprétation, s " est alors ouvert pour nous le domaine encore peu exploré du philosophe au travail : comment lit-il les textes, selon quels présupposés méthodologiques, avec quel art de la traduction ? L " a tt ention scrupuleuse avec laquelle Foucault s " est penché sur les écrits chrétiens des premiers siècles nous a semblé une bonne occasion pour entrer dans les coulisses de sa recherche et de son ensei- gnement (deuxième partie). Objet – Lectures – Interprétations : ces trois moments qui scandent le travail ici présenté sont bien entendu contemporains dans le travail du philosophe ; s " ils viennent à bouger, ils bougent de concert. Aussi avons- nous volontairement rusé pour éviter les redites, privilégiant certaines parties de l " œuvre pour éclairer chacun des moments. Il nous a semblé par exemple plus fructueux d " aborder la question de la confession tri- dentine dans la partie « Lectures » – puisque c " est d " abord l " usage des 9 Le Panoptique est une « solution » à un « problème » de ratio du pouvoir : Surveiller et punir , p. 242 Introduction 15 textes qui fait alors problème – et non dans la partie « Interprétations ». De même, le christianisme évoqué par Foucault dans Folie et déraison et certains articles des années 1960 consacrés à la li tt érature n " a pas encore à nos yeux la fermeté d " un « Objet » ni la rigueur d " une « Lecture » ; mais son « Interprétation » fait sens, si nous la me tt ons en regard du cours de 1979 - 1980 Ne suivant ni la logique chronologique ni la logique conceptuelle, le plan retenu a préféré se plier à la logique d " un travail, pour respecter la spéci fi cité d " une pensée qui ne se déploie pas seulement à partir d " elle- même, mais également au rythme des découvertes provoquées par l " ar- chive. À la croisée d " un questionnement philosophique et d " un matériau historique, la pensée de Foucault suit un mouvement complexe où s " en- chevêtrent la constitution d " objets, l " a ff rontement aux textes et l " esquisse d " interprétations. Parce qu " il n " a pas donné lieu à un livre achevé comme le fut Surveiller et punir pour la prison, le christianisme est l " occasion de déplier les multiples paperolles d " une ré fl exion qui ne se résume pas à l " énoncé de certaines thèses trop simples sur les corps assuje tt is : il serait doux d " être grec et dur d " être chrétien. Comme nous essaierons de le montrer, le christianisme pour Foucault n " est pas d " abord la religion de l " obéissance et de l " aveu. PREMIÈRE PARTIE Le christianisme comme objet historique, une question de méthode Le christianisme existe-t-il pour Michel Foucault comme ensemble individualisé de pratiques et de discours ? Si tel était le cas, cet ensemble pourrait prendre la forme d " un concept historique, au sens où l " est par exemple « l " esprit du capitalisme » pour Max Weber, c " est-à-dire un « complexe de relations présentes dans la réalité historique, que nous réunissons, en vertu de leur signi fi cation culturelle, en un tout concep- tuel » 1 . Au premier abord, rien n " est moins sûr que Foucault ait besoin d " un tel concept, ni même qu " il puisse lui accorder une place à l " inté- rieur de son propre projet historiographique. De manière hâtive, on peut noter que ce projet semble préférer la dispersion des faits à leur concen- tration sous des entités idéales. De manière plus fi ne, on peut relever que les rares e ff orts entrepris par Foucault pour individualiser un ensemble de faits taillent un costume encore trop étroit ou mal coupé pour l " indi- vidu nommé « christianisme ». Dans un article important de 1968 , réponse du philosophe à une série de remarques de la revue Esprit sur son travail 2 , se trouve par exemple la notion d " « individualisation des discours » qui permet de contourner les unités traditionnelles (le texte, l " œuvre, la science) sans se résoudre à la 1 M. Weber, L ! éthique protestante et l ! esprit du capitalisme , Paris, Plon, 1964 , p. 45 . Directement ou indirectement, Foucault dialogue régulièrement avec ce livre de Weber. Sans le nommer, il l " évoque dans La volonté de savoir , p. 162 . Par la suite, il est explicitement cité au début de ses conférences à l " université du Vermont en 1982 : DE n o 363 , « Les techniques de soi », II, p. 1603 2 DE n o 58 , « Réponse à une question », I, p. 701 - 723 Michel Foucault et le christianisme 18 dispersion. Au sein du projet d " archéologie du savoir, Foucault a ainsi tenté d " établir des critères d " uni fi cation des formations discursives. Rappelons qu " une formation discursive n " est pas une science constituée, mais une collection d " énoncés entre lesquels une régularité est repérable à travers les objets qu " ils traitent, les concepts qu " ils dé fi nissent, les types de vali- dation qu " ils requièrent. Dans sa discussion avec la revue Esprit , Foucault fournit une première liste de critères, revue et corrigée quelques mois plus tard dans sa réponse au Cercle d " épistémologie 3 . Ce tt e liste peut-elle nous aider à constituer le christianisme en individualité historique ? Assuré- ment, non. Ces critères formels concernent d " abord et avant tout les cou- pures épistémologiques dans le champ du savoir, auxquelles les pratiques concrètes ne se gre ff ent que secondairement. Or, les textes chrétiens étu- diés dans les cours au Collège de France, en particulier Du gouvernement des vivants ( 1979 - 1980 ), ne sont pas seulement des espaces où des objets et des concepts apparaissent et se transforment, mais ils sont également le lieu d " un engagement direct du sujet dans ce qu " il dit : profession de foi et acte d " aveu. Il ne s " agit pas seulement pour Foucault d " étudier la régularité interne d " un discours et la place qu " il ménage au sujet de l " énonciation, mais aussi les règles de conduite, les modes d " existence qui perme tt ent à un sujet de dire ce qu " il dit. Les critères énoncés dans le contexte de l " ar- chéologie du savoir ne sont donc pas ici immédiatement pertinents. Ce tt e remarque souligne la di ffi culté pour Foucault de constituer le « christianisme » en concept historique, di ffi culté redoublée par son propre choix de pratiquer une description stratégique du matériau his- torique. Or, c " est ce modèle stratégique qui domine les recherches de Foucault dans la plus grande partie des années 1970 , alors même qu " il commence à visiter quelques lieux chrétiens majeurs, tels la confession tridentine ou le pouvoir pastoral. Dans un premier temps, il nous faut dé fi nir ce modèle stratégique, ses conséquences sur l " écriture de l " histoire pratiquée par Foucault, a fi n de savoir, dans un deuxième temps, si quelque chose comme « le christianisme » – unité historique de pratiques et de discours – peut ou non s " y inscrire, et sous quelles conditions. 3 La première liste contient les critères de « formation », de « transformation » et de « corrélation » ( ibid. , p. 703 - 704 ). Les critères de la seconde sont plus nombreux et dif- férents : « référentiel », « écart énonciatif », « réseau théorique » et « champ de pos- sibilités stratégiques » ( DE n o 59 , « Sur l " archéologie des sciences. Réponse au Cercle d " épistémologie », I, p. 739 - 747 ).