Les droits de L’enfant Genèse, institutionnalisation et diffusion (1924-1989) PoLITIqUE ET SoCIÉTÉ Zoe Moody Les droits de l’enfant Genèse, institutionnalisation et diffusion (1924‑1989) Zoe Moody Les droits de l’enfant Genèse, institutionnalisation et diffusion (1924‑1989) Éditions Alphil‑Presses universitaires suisses Ce livre a été publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet pilote OAPEN.CH. Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2016 Case Postale 5 2002 Neuchâtel 2 Suisse www.alphil.ch Alphil Distribution commande@alphil.ch ISBN Papier : 978-2-88930-111-9 ISBN PDF : 978-2-88930-135-5 ISBN EPUB : 978-2-88930-136-2 © Zoe Moody, 2016 Photographie de couverture : istock 27497252 © teekid Conception et réalisation couverture : Nusbaumer-graphistes, Delémont ; www.nusbaumer.ch Ce livre est sous licence : Ce texte est sous licence Creative Commons : elle vous oblige, si vous utilisez cet écrit, à en citer l’auteur, la source et l’éditeur original, sans modifications du texte ou de l’extrait et sans utilisation commerciale. Responsable d’édition : Rachel Maeder 7 Remerciements R éaliser un travail de thèse est souvent décrit comme une aventure intellectuelle d’une grande richesse, tout en représentant parfois un long parcours solitaire. Sans le soutien de toutes les personnes qui m’ont accompagnée, par leur intérêt et leurs encouragements, ce « parcours initiatique » n’aurait certainement pas le goût particulier qu’il a pour moi aujourd’hui. Ces quelques lignes leur sont destinées. Bien trop brèves pour exprimer toute ma gratitude, elles témoignent néanmoins de l’importance de chacune des marques d’attention pour tenir sur la durée. Un immense et chaleureux merci à celles et ceux qui m’ont entourée durant ces années de thèse. Mes premiers mots vont à Rita Hofstetter, ma directrice de thèse, qui malgré ses nombreuses responsabilités a toujours fait preuve à mon égard d’une très grande disponibilité. Ses relectures pointues et attentives de même que ses critiques constructives ont donné lieu à des échanges qui ont largement contribué à l’aboutissement de cette démarche et à ma formation de chercheuse. Elles m’ont permis de toujours dépasser mes propres limites en m’offrant suffisamment d’options pour revisiter mes conclusions, sans jamais m’imposer une orientation qui ne serait pas mienne. Mes sincères remerciements vont également à Colette Daiute, Joëlle Droux, Philip Jaffé et Margarita Sánchez-Mazas qui ont accepté de faire partie de mon jury de thèse. Les échanges que nous avons eus au cours de ces années ont densifié mes réflexions et enrichi mon travail. Un merci tout particulier à Joëlle Droux qui a eu la générosité de réaliser une lecture approfondie de certains chapitres. Ses retours ont grandement amélioré les analyses proposées. Je tiens à remercier aussi les membres de l’Équipe de recherche en histoire des sciences de l’éducation (ERHISE) de l’Université de Genève ainsi que ceux du Séminaire de recherche interdisciplinaire (SRI) de l’Institut universitaire Kurt Bösch, qui ont toujours accueilli les textes que je soumettais avec un grand respect. Leurs questions pertinentes et leurs retours Les droits de l’enfant 8 critiques ont permis l’évolution de mon travail de thèse. Ma gratitude va également aux personnes qui m’ont accueillie dans les différents fonds archivistiques visités. Leur disponibilité et leur intérêt pour mon objet de recherche ont rendu chacune de ces visites excitantes, à l’affût de nouveaux trésors. J’adresse encore mes sincères remerciements la Direction de la Haute école pédagogique du Valais. D’une part pour la grande flexibilité qui m’a été accordée dans mon organisation professionnelle, sans laquelle ma thèse n’aurait pas pu voir le jour. D’autre part pour le soutien financier octroyé dans le cadre des déplacements liés à mes travaux et à leur valorisation. Merci aussi à mes collègues de travail pour tout l’intérêt qu’ils ont porté à ma recherche et pour leur compréhension lorsque j’étais parfois plus fatiguée ou lorsque je souhaitais m’organiser de manière particulière. Ce soutien m’a été très précieux. Finalement, un énorme merci à mes proches qui, tout au long de mon parcours, ont cru en moi. À mes amis, pour m’avoir écoutée parler de ma recherche et surtout pour m’avoir changé les idées lors de moments conviviaux. À mes parents, qui m’ont encouragée, soutenue et qui ont eu la générosité de traquer toutes les imperfections de mon manuscrit. À Sandie, Fabrice et Anna-Lucia, qui m’ont donné de leur temps sans compter et fait profiter de leurs compétences pour finaliser ce travail. Enfin, un merci très spécial à Frédéric : chacune de nos discussions m’a portée plus loin, tant par leur contenu et les développements qu’elles permettaient que par le fait qu’elles témoignaient de la confiance qui m’était donnée. Merci de m’avoir accompagnée et défiée intellectuellement, merci aussi de m’avoir aidée à relativiser les enjeux et les pressions que l’on se donne pour se libérer. 9 Avertissement Dans le présent ouvrage, l’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire. Par souci de lisibilité, les citations en langue étrangère dans le corps du texte ont été traduites en français (le texte original est reproduit en note de bas de page). En revanche, les citations dans les notes de bas de page figurent en version originale. 11 Liste des principales abréviations Organes et institutions AIE Année internationale de l’enfance (International Year of the Child/IYC) AIPE Association internationale de protection de l’enfance ARA American Relief Association BIE Bureau international d’éducation BIT Bureau international du travail CDH Commission des droits humains des Nations Unies (Human Rights Commission/HRC) CICR Comité international de la Croix-Rouge CNUDE Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant DEI Défense des Enfants International (Defense for Children International / DCI) DNUDE Déclaration des Nations Unies relative aux droits de l’enfant DUDH Déclaration universelle des droits de l’homme ECOSOC Conseil des questions économiques et sociales des Nations Unies (Economic and Social Council) FAO Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agricultural Organization of the United Nations) OIT Organisation internationale du travail (International Labor Organization/ ILO) Les droits de l’enfant 12 OMS Organisation mondiale de la santé ONU (NU) Organisation des Nations Unies (Nations Unies) OUA Organisation de l’unité africaine SCF Save the Children’s Fund SDN Société des Nations UIPE Union internationale de protection de l’enfance (Save the Children International Union/SCIU) UISE Union internationale de secours aux enfants (International Union for Child Welfare/IUCW) UNICEF Fonds des Nations Unies pour l’enfance (United Nations Children’s Fund) UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) UNRRA Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction (United Nations Relief and Rehabilitation Administration) 13 Introduction générale D ans le courant du xx e siècle, plusieurs traités de droit international affirmant les droits de l’enfant ont été adoptés par des instances intergouvernementales. Le dernier en date, la Convention relative aux droits de l’enfant proclamée en 1989 par l’Assemblée générale des Nations Unies, représente actuellement le cadre juridique de référence sur le plan international pour les questions liées à l’enfance. Son caractère contraignant et le fait qu’elle a été ratifiée par la quasi-totalité des États 1 en font un texte incontournable. La Convention organise, cadre et normalise les interventions auprès des enfants, tant aux niveaux politique, humanitaire et juridique que dans les domaines de la protection de l’enfance et de l’éducation. Fixé dans sa nature textuelle et contractuelle, le traité est continuellement redéfini au travers de ses interprétations successives par les acteurs de son implémentation. L’adoption d’un traité international contraignant relatif aux droits de l’enfant est présentée par les praticiens et les chercheurs comme une « révolution », marquant le passage du statut juridique de l’enfant d’objet du droit à sujet de droits 2 . Il convient toutefois de relever que cet événement, aussi révélateur et fondamental soit-il, n’est pas le fruit d’une idée surgissante ou d’une impulsion soudaine. Il ne rompt pas non plus de manière radicale avec les évolutions qui ont eu lieu sur la scène internationale durant le xx e siècle, que certains nomment le « Siècle de l’enfant » 3 , expression qui traduit l’intérêt sans précédent pour l’enfance, 1 À ce jour, seuls les États-Unis d’Amérique n’ont pas ratifié la Convention, portant le nombre d’États parties à 196 sur 197. 2 Pour ne citer qu’un exemple, retenons le colloque qui a eu lieu en novembre 2014 à Genève, à l’occasion du 25 e anniversaire de l’adoption de la Convention des droits de l’enfant : La révolution silencieuse, 25 ans des droits de l’enfant (coorganisé par la Ville de Genève, l’Institut international des Droits de l’Enfant et l’Institut universitaire Kurt Bösch). 3 L’auteure de cette expression est l’écrivaine suédoise Ellen Key. Son ouvrage titré ainsi et publié en 1900 a rapidement connu un succès international (trad. 1909). Depuis, l’expression est fréquemment reprise en Les droits de l’enfant 14 sa condition présente et à venir et la connaissance scientifique qui la prend pour objet d’étude. L’importance globale gagnée par les droits de l’enfant sur un plan international s’ancre dans un courant de réflexion et d’action plus ancien, qui vise à améliorer le sort des enfants de manière générale ainsi qu’à assurer le progrès de l’humanité. Ce courant multiforme et aux influences diverses a, par deux fois, donné lieu à l’adoption de déclarations internationales consacrées spécifiquement aux droits des enfants avant l’avènement de la Convention relative aux droits de l’enfant en 1989 : la Déclaration de Genève en 1924 et la Déclaration des droits de l’enfant en 1959. Cette attention nouvelle trouve ses racines au xix e siècle. Elle a contribué à la production exponentielle de connaissances relatives à l’enfant, à son éducation ainsi qu’à son développement. Ces connaissances ont rapidement été réinvesties dans des sphères aussi diverses que la justice (civile et pénale), l’éducation (formelle et informelle) et la médecine (pédiatrie et hygiène) ainsi que dans des domaines moins formellement institués, tels que ceux de la philanthropie ou de la protection de l’enfance. En retour, les évolutions rapides de ces champs d’action, de même que la complexité grandissante des problématiques auxquelles ils se confrontaient, ont permis le développement de nouvelles connaissances. L’internationalisation de celles-ci, par la mobilité des acteurs les produisant et les incorporant dans le cadre de leur pratique ainsi que la globalisation des questions touchant à l’enfance ont contribué à la constitution d’une réflexion faisant fi des frontières entre nations. C’est dans un contexte foisonnant de découvertes et de volontés réformistes, le tout teinté d’une conviction profonde selon laquelle le progrès social et l’égalité sont des objectifs à la portée de l’être humain, que se dessine l’histoire de la dynamique encore peu étudiée des droits de l’enfant. Cette mise en perspective sociohistorique s’interroge sur les processus de genèse, d’institutionnalisation et de diffusion des droits humains de l’enfant, ainsi que les évolutions simultanées des ambitions éducatives affichées par les États sur un plan international. Elle a pour objectif de connaître les enjeux, les tensions, les controverses et les ressorts qui ont permis la construction des traités adoptés au niveau international. Elle vise également à contribuer à un état des lieux des questions qui se posent dans le domaine académique des droits de l’enfant et plus particulièrement sur les points d’ancrage ou de divergence entre ce dernier et celui du champ éducatif. Ouvrir l’espace de réflexion au sujet des droits de l’enfant, sur un plan théorique et pratique, contribue à la fois à l’avancement des connaissances dans ce domaine ainsi qu’à cerner les enjeux et les perspectives d’évolution qui y sont liés. référence plus ou moins directe à ce bestseller , à l’instar de Beyond the Century of the Child de Koops et Zuckerman (2003), The Failed Century of the Child : Governing America’s Young in the Twentieth Century de Sealander (2003), la traduction anglaise du titre de l’œuvre d’Ariès (1960, 1973), Centuries of Childhood (trad. 1962), et la récente exposition du Modern Museum of Arts à New York (MoMA), Century of the Child : Growing by Design, 1900‑2000 (2012). 15 Introduction générale 1. Pour une histoire des droits de l’enfant L’histoire des traités de droit international spécifiques aux droits de l’enfant et adoptés par des instances intergouvernementales (la Société des Nations et l’Organisation des Nations Unies) est généralement lue de manière linéaire, unidirectionnelle et progressive. Pourtant, une mise en perspective sociohistorique des processus de genèse et de circulation de ces textes laisse entrevoir le caractère, à l’inverse, dynamique et récursif de cette évolution sociolégale. Les tensions et les controverses, de même que les jeux d’échelles entre les contextes nationaux, régionaux et transnationaux, et les différents champs d’action sont constitutifs de cette histoire. Plusieurs études proposent un historique sociojuridique des traités internationaux relatifs aux droits de l’enfant et aux droits de l’homme. Elles permettent de comprendre le cheminement législatif qui a mené à l’adoption de la Convention des droits de l’enfant par l’Organisation des Nations Unies en 1989, à l’exemple des travaux réalisés par Veerman (1992), Vu č kovi ć , Doek et Zermatten (2012), Zermatten (2010), ainsi que la Préhistoire des droits de l’enfant telle qu’intitulée par Freeman (1997, la traduction est nôtre) 4 . D’autres recherches législatives ou sociolégales, telles que les témoignages historiques de Price (1990) et de Cantwell (1992), l’analyse sociopolitique de LeBlanc (1995), l’histoire législative proposée par l’Office of the High Commissionner for Human Rights [OHCHR] (2007), ainsi que l’ouvrage de synthèse proposé par Verhellen (1999), ont porté sur le processus et le contexte de rédaction de la Convention. Ce faisant, des données sur les traités qui ont précédé l’adoption sont mobilisées. Quelques historiens se sont également intéressés au sujet des droits de l’enfant, en réalisant une analyse de la genèse d’un document ou en maintenant la focale sur des contextes nationaux. Les tractations autour de la rédaction de la Déclaration de Genève (1924) ont été étudiées par Droux (2012, à paraître-a) et Marshall (1999), qui abordent la question en lien avec l’organisation internationale de la protection de l’enfance après la Première Guerre mondiale. Marshall (1997, 1998) a aussi analysé les événements qui mènent à l’adoption de la Déclaration des droits de l’enfant au regard de la politique extérieure canadienne. En sus, plusieurs études consacrées à l’histoire des droits de l’homme ou au parcours de certains protagonistes éclairent de manière originale la problématique. Nous faisons ici référence aux travaux de Cabanes (2014), Mahood (2009), Ishay (2008) et Stammers (2009). L’histoire des droits de l’enfant peut être saisie au travers de divers prismes, offrant parfois des images similaires et d’autres fois des compréhensions complémentaires. Elle est tantôt dessinée dans ses aspects technico-juridiques, tantôt au cœur des relations internationales, comme l’a fait Holzscheiter (2010) dans son analyse des traités de droit international. Les contributions de Dekker (2010), Fuchs (2007-c), 4 Ces contributions, de même que les suivantes, sont présentées et discutées dans la Partie II de ce travail. Les droits de l’enfant 16 Droux (2011) et Jablonka (2012) sont de parfaites illustrations de la mise en lien des droits de l’enfant avec l’histoire de l’éducation ou de la protection de l’enfance. Il arrive que les interrelations entre les traités spécifiques aux droits de l’enfant soient historicisées. Fass a réalisé une intéressante proposition en 2011, mais ces ébauches sont souvent synthétiques − en raison, notamment, du format imposé par les revues publiant ces travaux − et ne permettent pas toujours d’en capturer la complexité. L’histoire des droits de l’enfant est donc actuellement fragmentée, bien qu’elle bénéficie de plusieurs pièces fondamentales à son élaboration, dont ce travail va amplement faire usage. Historiciser la dynamique des droits de l’enfant ne suffit toutefois pas à comprendre les changements fondamentaux qui interviennent dans la relation des adultes et de la société à l’enfance. Elle ne permet pas non plus d’appréhender les divers contextes qui leur permettent d’être consacrés en qualité de norme internationale. La modification de la place de l’enfant dans la société durant le xx e siècle ne peut être comprise par sa seule traduction juridique. L’universalisation d’une conception transnationale de l’enfance se dessine au-delà de l’adoption de traités relatifs aux droits humains de l’enfant. C’est pourquoi une articulation de cette histoire avec celle de la production de connaissances scientifiques au sujet de l’enfance est souhaitable. Cette dernière constitue un phénomène concomitant, indissociable de l’évolution des droits de l’enfant et participe aux bouleversements profonds que connaît l’enfance durant le xx e siècle. Notre recherche étudie et historicise le sujet des droits de l’enfant en considérant leurs contextes sociohistoriques de production et de définition. Les discours conventionnels adoptés par des instances internationales qui jalonnent et matérialisent le processus de genèse servent de corpus de base. Leur mise en perspective ainsi que l’analyse de leurs interdépendances sont réalisées à l’aide de sources primaires conservées par diverses organisations ayant contribué à l’institutionnalisation des droits de l’enfant. Par ailleurs, les questions éducatives soulevées et/ou portées par et au-delà de la dynamique des droits de l’enfant sont étudiées au travers des discours conventionnels, à la lumière de l’éclairage sociohistorique proposé. Les façons dont ceux-ci canalisent les réflexions menées sur l’enfance et leurs rapports avec les générations précédentes sont également étudiés. Nous articulons trois axes principaux qui servent à les explorer. Premièrement, nous considérons que les traités étudiés contribuent à une même histoire par leurs interdépendances et leurs mentions respectives, plus ou moins explicites selon les cas. Le sens de celle-ci prend forme dans sa lecture sur un temps long comme sur un temps court. Ainsi, chaque document peut être enrichi d’un éclairage mobilisant les accords passés de même que, par anticipation, ceux à venir. Il bénéficie également de la prise en compte effective de leurs mises en œuvre et de leurs évolutions dans l’intervalle temporel séparant chaque processus de rédaction et adoption du suivant. Ce préalable est central pour saisir les continuités apparentes ou 17 Introduction générale effectives entre les traités, de même que les ruptures qui les caractérisent. Il permet aussi d’éviter les écueils d’une seule analyse de contenu, qui pourrait mener à une superposition de ces textes, dont découlerait une lecture en négatif. Les archives sont convoquées de manière à proposer une compréhension nuancée et intelligible des processus étudiés, de même que des controverses, des compromis et des accords qui les ont ponctués. En second lieu, nous distinguons le traitement des questions liées aux droits de l’enfant sur un plan international (scènes diplomatiques et informelles) des évolutions précédentes qui ont pris forme sur les niveaux régionaux ou nationaux. Cette posture s’inscrit dans le courant d’histoire transnationale. Elle entend de la sorte rendre visibles la circulation spatio-temporelle des idées/concepts et des acteurs, les interconnexions et les jeux d’influence, ainsi que l’émergence et la coconstruction de valeurs partagées. Une étude approfondie et isolée de chaque contexte local se heurterait à une impossibilité de mettre en avant leur richesse et leur interdépendance, comme leurs apports sur un plan international. La perspective transnationale comporte l’avantage de faire état des contributions nationales significatives au même titre que de celles qui émergeraient à l’interface, précisément en raison d’un cadre de pensée ou d’action non étatique. Elle permet aussi d’étudier la construction d’une communauté qui s’intéresse aux questions de l’enfance et transcende les frontières nationales et culturelles. Enfin, nous postulons que la fonction assumée par la norme institutionnalisée, au sein d’une production importante de connaissances nouvelles et de développement de pratiques qui les accompagnent, peut être théorisée de façon à cerner les conditions de son émergence et de son maintien au statut de norme partagée. Cette compréhension multidimensionnelle de l’institutionnalisation d’une norme sur un plan international objective les facteurs explicatifs des évolutions qu’elle connaît et met en évidence certaines relations causales. La position de la communauté internationale sur le traitement des questions liées à l’enfance peut de la sorte être articulée aux arguments qu’elle avance, aux controverses et contradictions qui l’habitent, à la réorganisation nécessaire à son institutionnalisation, ainsi qu’aux éléments de contexte sans que l’une de ces dimensions prenne le pas sur l’autre. Ainsi la complexité du processus est respectée. La conception des droits de l’enfant étudiés en contexte(s) offre une dimension complémentaire à l’étude de l’enfance au cœur de la nébuleuse réformatrice qui a partiellement configuré le xx e siècle. Nous suggérons que celle-ci, constituée entre autres par les mouvements de pédagogie et de philanthropie nouvelles, a permis l’émergence au niveau international de l’enfant sujet de droits, devant être éduqué pour devenir un sujet libre. Ces dimensions complémentaires offrent un éclairage nouveau à l’histoire des droits de l’enfant. Elles soulèvent toutefois certaines questions qui dépassent leurs seuls schèmes explicatifs. Au-delà d’une organisation juridique des relations entre enfants et adultes, il convient de s’interroger sur les limites d’une conception Les droits de l’enfant 18 transnationale, soit unique, voire naturalisante, de l’enfance. Jusqu’à quel point la Convention des droits de l’enfant ou la seule notion de droits de l’enfant n’est- elle pas en train d’exporter ou de globaliser l’enfance, comme devant être une période de vie innocente, libre de s’instruire et de jouer avant d’entrer dans le monde fondamentalement différent des adultes ? Dans quelle mesure cette vision, parfois qualifiée d’occidentale, n’entre-t-elle pas dans une négation de la diversité – culturelle, mais également genrée – qui contiendrait, en elle, les germes d’un non-respect et d’une non-applicabilité des droits de l’enfant ? En ligne avec les travaux de certains historiens de l’enfance, comme Stearns (2011), Hendrick (1997- a), Cunningham (2005), Heywood (2001) et de chercheurs en sociologie de l’enfance/ Childhood Studies , tels que James, Jenks et Prout (1998), il est ici question de faire émerger ce qui est considéré comme « naturel » ou « universel » dans l’expérience des enfants et ce qui peut à l’inverse être admis comme construit par des forces historiques et sociologiques particulières en présence. La dynamique des droits de l’enfant s’ancre-t-elle dans une construction sociale d’une enfance caractéristique de la société qui produit ce concept ou, au contraire, s’inscrit-elle dans une prise en compte des spécificités de la génération de demain ? Contextualiser les traités relatifs aux droits de l’enfant, en étudiant leur genèse, leur institutionnalisation et leur diffusion, permet de préciser le concept « droits de l’enfant », au-delà de la relation qu’il entretient avec la Convention relative aux droits de l’enfant. Selon certains auteurs qui travaillent dans le champ de recherche interdisciplinaire des droits de l’enfant, cette dimension est encore rarement abordée. Les critiques, tout en étant encore peu répandues, se fondent sur plusieurs constats. D’une part, nous regrettons que les droits de l’enfant soient compris comme étant ceux qui apparaissent explicitement dans la Convention et ceux-là uniquement (Alanen, 2010, 2011 ; voir aussi Hanson et Nieuwenhys, 2013). D’autre part, la focale qui est maintenue sur ce que Reynaert, Bouverne-De Bie et Vandevelde (2009) nomment le triptyque « établir des standards – mettre en œuvre la Convention – évaluer son implémentation » évite de devoir discuter de la pertinence du traité. Cela le maintient dans une forme de discours non critique (Tarulli et Skott-Myhre, 2006) et décontextualisé (Daiute, 2008, 2013). La norme est, dans cette optique, mise en pratique sans jamais être problématisée (Quennerstedt, 2013). Toute personne manifestant une telle intention devient la cible potentielle d’accusations d’hérésie, regrettait déjà Pupavac en 2001. Adopter une perspective historique élargit celle du champ interdisciplinaire des droits de l’enfant, en même temps que les aspects théoriques de l’objet d’étude. En qualité de produit d’une activité humaine, les droits de l’enfant n’existent pas par essence ou en vertu d’une seule idée théorique. L’approche historique permet de saisir les évolutions et les différentes formes institutionnelles qu’ils prennent au fil du temps. En ligne avec la méthode historique, la dimension descriptive est préférée à une approche normative. Notre recherche ne vise pas à évaluer ce qui aurait dû être, mais bien ce qui a été. Elle s’attelle à identifier les conditions sociales et matérielles 19 Introduction générale sur lesquelles les droits de l’enfant se fondent de même que les discours, les jeux de pouvoir et les controverses qui les sous-tendent. 2. Considérations méthodologiques Dans le cadre de notre introduction générale, il importe de présenter les fondements de la méthode qui organise notre travail. Les quatre axes que nous allons développer constituent la clé de voûte de notre réflexion théorique. Des précisions d’ordre méthodologique sont apportées dans le corps du texte lorsque cela s’avère nécessaire et de ce fait sont mises directement en lien avec les données produites. Ces indications se trouvent dans les introductions des différentes parties. Les développements qui suivent ont pour objectif de donner une vision synoptique de la méthode adoptée dans une perspective historique. Il s’agit d’un aperçu des choix effectués pour l’exploration de la problématique qui nous intéresse et des orientations générales données à notre recherche. Premièrement, la réflexion menée s’ancre dans une histoire « longue durée ». Ce choix est réalisé afin d’assurer que les tendances sous-jacentes, les forces motrices majeures – souvent silencieuses si on en croit Braudel (1985, cité par Dantier, 2005) – des évolutions que connaissent les droits de l’enfant soient capturées. Il s’agit également d’un élargissement de l’échelle temporelle qui permet, selon Dantier, de saisir le double sens de l’objet étudié : à la fois le sens dans lequel il se dirige et la signification des faits historiques, au-delà de « leurs étroites dimensions » (p. 4). À cette condition, l’histoire événementielle est articulée à celle d’un ensemble d’éléments. Cette structure, comprise au sens de Braudel, à savoir « des rapports assez fixes entre réalités et masses sociales » (cité par Dantier, p. 10), permet en retour d’« expliquer » les événements retentissants. Sans prétendre établir une véritable histoire des idées, identifier les cadres mentaux qui prévalent, de manière durable ou finie, est un objectif de notre travail. L’histoire longue durée est ainsi une approche adaptée, lorsque des aspects de continuité sont notés de manière aussi marquée que les ruptures radicales (Hofstetter, 2012-b). La période étudiée est à l’origine de ce choix méthodologique de la même façon qu’elle en résulte. Comme mentionné plus haut, c’est durant le xx e siècle que les droits de l’enfant sont institutionnalisés sur la scène internationale et au niveau intergouvernemental. Entre 1924 et 1989, trois traités sont adoptés et différentes actions sont menées pour les diffuser et les faire appliquer. Bien que des discussions sur le sujet des droits des enfants soient menées en tout temps (cf. Partie I), ce siècle est des plus intéressants, car la réflexion est progressivement intégrée aux structures institutionnelles intergouvernementales. C’est aussi durant cette période qu’émergent des données scientifiques innovantes qui permettent d’intégrer de nouvelles dimensions aux définitions des droits de l’enfant. La réflexion sur la dimension temporelle d’un objet de recherche appelle des considérations sur son inscription dans l’espace. C’est là le deuxième aspect des Les droits de l’enfant 20 considérations liées à la méthode. Dans le cadre de notre recherche, une perspective transnationale est adoptée. Ce faisant, la focale est placée sur les jeux d’échelles entre les niveaux d’analyse. Le transnational s’articule au régional, national ou international. Il « se constitue en interaction avec les précédents et [...] génère des logiques propres, avec des effets en retour sur les autres logiques de structuration de l’espace » (Werner et Zimmermann, 2003, p. 22). Cette approche limite les risques de fragmentation de l’objet selon des frontières nationales ou, au contraire, de décontextualisation dans une perspective strictement internationale (Saunier, 2008, 2012 ; Zúñiga, 2011). La logique transnationale, qui admet la géométrie variable des contextes étudiés, fait aussi apparaître les interrelations non linéaires entre les organisations, les groupes d’acteurs et les communautés. Les composantes du réseau sont partiellement configurées par celles-ci de même que par leur position (Werner et Zimmermann). La perspective transnationale permet encore l’identification de certaines configurations circulatoires, sur la base de connexions établies à dessein, de communautés érigées autour d’objectifs ou d’intérêts communs ou plus simplement d’accords conclus autour d’idées identifiées comme étant communes à plusieurs groupes (Saunier, 2008). Notre étude s’intéresse donc à la diversité des acteurs impliqués dans l’histoire des droits de l’enfant, aux relations qu’ils développent et entretiennent, tout en incluant les dimensions liées au domaine des idées, des mouvements sociaux et des institutions (voir Goodman, 2007). Une telle approche vise à prendre en compte la diversité des échanges, discussions, débats et interprétations qui représentent autant de regards constitutifs de l’objet d’étude, à différents niveaux et moments. En écho à Werner et Zimmermann (2003) : « En d’autres termes, les échelles dont il est question sont celles construites ou mobilisées dans les situations étudiées, elles sont aussi bien spatiales que temporelles, et leurs variations n’y sont pas l’apanage exclusif du chercheur mais également le fait des protagonistes des situations étudiées. » (p. 23) Le troisième considérant méthodologique concerne la dimension empirique de la recherche. L’histoire des droits de l’enfant se fonde sur une multiplicité de sources archivistiques. Celles-ci sont utilisées pour décrire les différentes formes que prennent concrètement les droits de l’enfant, de quelles manières ceux-ci sont institutionnalisés, diffusés et interprétés (cf. Partie II). Le travail d’analyse porte sur un ensemble de sources multiforme : communications institutionnelles (rapports officiels, rapports annuels, revues, discours), documents administratifs internes aux organisations (procès-verbaux, notes de séance, mémorandums, etc.), publications et autres documents plus ou moins confidentiels (correspondance, photographies, coupures de presse). La diversité des données est en partie liée aux fonds archivistiques accessibles ainsi qu’à leur organisation. Elle est également influencée par des aspects